Episode 1

Morne Routine

 

Les bras appuyés sur la rambarde de sécurité du pont surplombant l’autoroute, je contemple l’amas de voitures qui gît silencieusement au-dessous de moi. Si les secouristes existaient encore, il aurait fallu un bon paquet d’ambulances. Et aussi quelques médecins du SAMU, des pompiers, des policiers… Bref, l’embouteillage créé par une telle anarchie aurait duré des heures. Heureusement pour les victimes, elles sont mortes sur le coup pour la plus grande majorité.

Enfin, c’était il y a longtemps. Il me semble plusieurs centaines d’années, alors qu’en réalité seule une petite dizaine d’entre elles se sont écoulées. Après tout, les éveillés perdent la notion du temps. Celui-ci paraît ne pas avoir de prise sur eux et rien ne justifierait que ce soit différent pour moi.

J’identifie une odeur caractéristique et, un discret bruissement d’ailes plus tard, Mégane, une jeune femelle faucon pèlerin, se pose sur le métal inerte à côté de moi.

— Qu’as-tu d’intéressant à me rapporter aujourd’hui ?

Bien que lui parler ne soit pas nécessaire pour qu’elle me comprenne, dire ces quelques mots me permet d’éviter de m’enrouer. On a trop peu l’occasion de se dérouiller les cordes vocales dans ce monde désormais.

Mégane m’explique dans son langage archaïque que tout est calme pour le moment. Le groupe d’éveillés que je surveille depuis quelques jours se tient toujours à la frontière. Pour l’instant, ils attendent. S’attaquer à moi leur inspire peut-être de la peur.

Et ils ont raison.

Enfin, ils commencent à comprendre…

J’effectue un simple geste de la main pour appuyer mes dires silencieux et Mégane repart à tire-d’aile vers son poste d’observation.

Jamais je n’aurais cru la communication avec les animaux aussi utile, mais, de toute évidence, leur fidélité et leur fiabilité dépassent de loin celles des humains. Sans parler des autres éveillés…

Je soupire et, tout à coup, le calme environnant me pèse. C’est pour ce genre de situation que je garde toujours mon téléphone portable avec moi. Pas pour les appels, évidemment, je ne risque plus d’en recevoir. Le réseau, comme mes amis, est mort depuis longtemps. Il ne me sert plus que de base de données. Et puis… J’y suis attachée. Je branche les écouteurs et mets en route ma playlist en mode aléatoire[1]. Je préfère ne pas savoir à l’avance quelle chanson va m’être jouée, savourant ce petit côté imprévisible. Il m’arrive de tomber avec plaisir sur la musique adaptée à la situation comme d’être déçue, un peu à l’image d’un jeu de hasard.

Ça me rappelle ma vie actuelle, loin, tellement loin de ce que je m’imaginais. J’avoue que la routine que je vivais alors me manque…

Tout comme les personnes qui la partageaient avec moi…

Je chasse rapidement mes pensées moroses. Ces moments-là me font regretter d’être comme je suis. Les autres éveillés, eux, ne s’embarrassent pas de leurs souvenirs. Ils agissent comme si leur existence d’avant n’avait jamais eu lieu. Ils se sont simplement débarrassés de leurs chrysalides, laissant derrière eux leurs consciences, leurs sentiments…

Et peut-être leurs âmes qui sait ?

Je quitte la rambarde et me remets en marche. Je longe une route, je ne saurais pas dire où je me trouve exactement. Je me suis arrêtée ici parce que j’en avais envie, pas parce que j’en éprouvais le besoin.

L’endroit ne devait pas être très fréquenté. Je progresse une éternité avant de croiser un véhicule accidenté sur le bas-côté, le flanc cabossé par la barrière de sécurité comme si son conducteur s’était soudain endormi. Je trouve encore des corps dans la plupart des voitures que je rencontre, mais leur aspect est moins répugnant maintenant que les chairs se sont désagrégées et ont été dévorées par les animaux… Ou les insectes. L’odeur paraît moins forte aussi, ce qui me soulage puisque depuis mon éveil, mon odorat est sensiblement plus fin.

Je me laisse porter un instant par la musique et regarde le ciel. L’après-midi s’étire avec les ombres engendrées par le soleil, l’air est agréablement frais. Ce mois de septembre m’offre une belle journée et me permet d’ôter mon blouson. Je l’aime beaucoup celui-là, je ne voudrais pas le déchirer. Un frisson me parcourt la colonne vertébrale, et, anticipant ma demande, mes ailes se déploient. Cette façon de les dénommer est loin de correspondre à leur apparence. Elles n’ont rien à voir avec des ailes d’oiseaux ou de chauves-souris. Ce sont plutôt des sortes de longs bandeaux de quelques centimètres de large — la taille d’une vertèbre environ — que j’agrandis à loisir. Leurs souplesses n’ont d’égal que leurs tranchants. Elles s’échappent de chaque côté de ma colonne vertébrale dans une symétrie parfaite.

Je ne les sors pas toutes. Pour voler, une dizaine suffit amplement.

Douze de mes élégantes lames s’abattent sur le bitume. Je les incline à 90 degrés pour créer un effet de ressort et me propulser dans les airs. Une intense sensation de liberté m’envahit, me donnant presque le vertige. J’étends mes ailes, les courbant afin qu’elles forment une voûte, et augmente la chaleur sous chacune d’elles, me maintenant ainsi en l’air sans effort.

Quand je vole, j’oublie tout. Qui je suis, pourquoi je suis ici. Ce que je suis…

J’envoie l’une de mes ailes s’accrocher à un pylône électrique et je l’utilise pour me tirer en avant. Mes yeux se remplissent de larmes sous l’effet de la vitesse et du vent.

L’horizon s’assombrit progressivement. Je n’aime pas beaucoup la nuit. Si mon odorat s’est développé, ce n’est pas le cas de ma vision. Ce que je regrette ; j’aurais adoré avoir la vue nocturne de mes rapaces.

J’entame un virage pour m’orienter en direction de Colmar. J’y ai établi mes quartiers depuis la fin de mes déprimantes recherches. Ce n’est pas si loin de là où j’habitais avant, probablement un élan de nostalgie de ma part. J’en ai connu plusieurs au début. Ce même sentiment m’a contrainte à prendre le parti des humains, le plus souvent tout du moins.

Je profite du coucher de soleil en hauteur tandis que je parcours une partie de ce territoire de la France sous un ciel dépourvu de nuages. Je passe au-dessus de paysages que je contemplais autrefois en train ou en voiture : des forêts, des champs désormais en friches, des villages, quelques villes plus imposantes. Mais peu importe l’altitude à laquelle je me trouve, l’ambiance a changé. Tout ce qui devrait bouger, démontrer la présence d’une activité humaine, s’est arrêté. Les véhicules ne circulent plus, les rues sont vides, les trains restent immobiles dans leurs gares ou couchés sur le côté au bord d’une voie ferrée. J’ai même déjà repéré l’emplacement de plusieurs crashs aériens avec leurs morceaux de tôles répandus un peu partout, comme on aurait jeté les pièces d’un énorme puzzle au hasard. Une épaisse couverture nuageuse s’installe lorsque j’approche de Belfort puis s’effiloche à mesure que ma destination se profile.

Avant de rentrer, il me prend soudain l’envie de faire un petit tour en ville. Après tout, je ne l’ai pas nettoyée de tous ces cadavres pour rien.

J’amorce ma descente vers le centre-ville de Colmar et, alors que j’atteins la cathédrale Saint-Martin, j’allonge deux de mes ailes et les plantent brutalement dans le clocher. L’édifice ne bronche pas tandis que j’atterris sur son faitage en douceur, me servant de mes autres ailes pour stabiliser ma progression. Il porte les stigmates de mes passages précédents dans cette ville et quelques morceaux de pierres se détachent, roulent sur le toit pour achever leur course dans la rue. Je retire ensuite mes lames du clocher et reproduis ce que je viens de faire dans le béton plus dense de l’avenue en contrebas.

Une fois au sol, je rentre avec une précaution infinie mes ailes dans mon dos. Les fois où je m’y suis prise trop rapidement, je me suis coupée et les plaies sur les cicatrices de mon éveil saignent plus qu’ailleurs sur mon corps.

J’enfile mon blouson et reste un instant immobile. Je ferme les paupières, puis bascule légèrement la tête en arrière. J’inspire à fond. Je me sens en paix lorsque je suis ici. Les odeurs familières qui s’y trouvent me rassurent. Je rouvre les yeux et débute ma visite. Je me balade entre les baraquements du marché de Noël, qui demeurent quelle que soit la saison. À jamais accessibles ils proposent l’artisanat local, les vins et alcools de la région… Même quelques traces moisies de vin chaud reposent encore dans leurs récipients en métal.

Pouvoir se promener ainsi, seule, au sein de l’un des marchés de Noël les plus populaires d’Alsace… C’est une chose qui n’aurait jamais pu être possible auparavant. Je souris à cette pensée alors que je m’attarde devant un stand présentant des objets en bois.

J’hésite devant une horloge avant de me raisonner. À quoi bon rapporter ça chez moi ? Personne ne me la volera ici.

Je descends ensuite jusqu’au marché couvert, où je déambule rapidement, puis termine ma visite à la petite Venise. Je m’accoude à la barrière et regarde l’eau de la Lauch s’écouler paisiblement au-dessous de moi. Quelques oiseaux s’échangent des politesses sur les toits qui bordent la rivière. Toutes les tuiles de la ville semblent leur appartenir. Heureusement que les chats errants permettent de limiter leur population.

La luminosité commence sérieusement à baisser. Il est temps pour moi de rentrer.

 

La nuit est tombée lorsque j’atterris devant chez moi.

J’hume l’air ambiant pour y déceler la présence éventuelle d’un intrus, mais seul le parfum de la flore humide me parvient. La pluie a dû rincer le sol et les plantes durant la journée. Je perçois également l’odeur plus prononcée et sauvage de ma meute de loups qui rôde aux alentours, veillant sur mon territoire en mon absence.

La quiétude règne ce soir. Je marche sur le gravier qui mène devant une grande maison plutôt moderne. J’aurais pu choisir une habitation plus typique de la région, mais l’entretien des bois d’un édifice à colombage est trop pesant pour moi, d’autant que le bricolage n’est pas vraiment ma tasse de thé.

J’arrête la musique de mon téléphone et enlève mes écouteurs en passant la porte. J’ai perdu l’habitude de fermer à clé. Aucun humain sain d’esprit ne viendrait me voler… Ni même un autre éveillé.

Je m’installe sur le canapé du salon avant de me relever vivement pour trouver de quoi me distraire. La baraque comprenait initialement trois chambres au rez-de-chaussée que j’ai rapidement transformée en vidéothèque, bibliothèque et bédéthèque, puisque, de toute évidence, je n’allais pas accueillir d’invité.

Devant les étagères remplies de DVDs, je cherche ce qui pourrait me permettre de finir agréablement cette journée. Je pense parfois à cette scène de « Je suis une légende » ou le héros choisit son film dans un magasin de location. Il faut bien admettre que sa vie à lui est plus compliquée que la mienne. Et puis, il meurt à la fin.

Ce qui ne m’arrivera pas.

En tout cas, pas tant que je ne l’aurai pas décidé.

Mon regard passe devant toutes ces séries américaines dont je ne connaîtrais jamais la fin puisqu’il n’y a plus personne pour écrire le scénario et que les acteurs sont probablement morts. J’opte finalement pour de vieux épisodes d’X-files. Ça m’amuse parfois de m’imaginer me confronter telle que je suis devenue avec l’un des monstres ou des méchants de la série. Je mets en route le DVD et écoute distraitement le début de l’épisode pendant que je me fais cuire des pâtes sur ma plaque électrique.

Ça me fascine de voir que la colonie est toujours capable d’entretenir des installations avec si peu de moyens. Grâce à eux j’ai l’électricité, l’eau courante et le tout à l’égout. Je ne me féliciterai jamais assez de notre partenariat. Comme quoi, même sans pouvoirs, les humains peuvent encore servir à quelque chose. Cela se résume à des missions d’intendance, mais c’est mieux que rien.

J’ouvre une boîte de sauce bolognaise que je chauffe à l’aide de mes capacités d’éveillée, et une fois les pâtes cuites, je m’installe confortablement devant la télévision.

Après trois épisodes, je décide qu’il est temps de dormir un peu. Je me déshabille et m’allonge sur le canapé.

Dormir dans un lit. Ça, c’est une chose que je ne fais plus.

 

Je sursaute dans mon sommeil et me redresse. Le salon est encore plongé dans l’obscurité, bien qu’une teinte grisâtre semble commencer à poindre. L’aube. Un rapide coup d’œil circulaire me rassure sur le fait que je suis toujours seule chez moi.

Après tout, comment aurait-il pu en être autrement ?

Le bruit d’un battement d’ailes contre la fenêtre de la cuisine m’indique ce qui a provoqué mon réveil brutal.

Tiens, tiens… Des nouvelles.

Je me lève, plus apaisée, afin d’ouvrir à Olivier. Ce hibou grand duc gère la surveillance nocturne de mon territoire. Il semble mal à l’aise à rester ainsi sur le rebord, hésitant à entrer dans mon domaine privé.

Je prends un torchon plié en quatre et le place sur mon avant-bras.

— Allez, viens. Raconte-moi.

Je le lui présente en support et il finit par se décider. Un battement d’ailes plus tard et je sens la pression de ses serres sur ma peau malgré la présence du tissu.

Je l’emmène avec moi jusqu’au salon. Une fois assise, Olivier me quitte pour se positionner plus à son aise sur l’accoudoir du canapé et il commence son rapport…

Les éveillés ont décidé de passer à l’action, mais, contrairement à d’habitude, ils ne s’attaquent pas à la colonie humaine de Fessenheim. Leur objectif semble ailleurs. Olivier m’apprend qu’ils sont six en fin de compte, alors que mes sentinelles en dénombraient sept aux dernières nouvelles. Ils ont pris deux voitures pour traverser la frontière et sont allés directement au palais des Sports de Mulhouse. Leur plan était donc défini dès le départ. Depuis, ils n’ont plus bougé et attendent.

Ils supposent probablement que je vais accourir afin de défendre mon territoire, venger au plus vite cette violation de propriété. Montrer ma puissance comme n’importe lequel de mes semblables se serait empressé de le faire.

J’oscille entre l’amusement et la lassitude. Moi, j’aime que l’on m’invite. Ils souhaitent ma venue ? Qu’ils le fassent savoir. Mon volatile m’informe que l’un d’entre eux est également capable de communiquer avec les animaux. Plusieurs corneilles et pigeons attendaient d’une manière suspecte, postés aux quatre coins du stade.

Parfait. Ils ont donc un moyen de m’envoyer un faire-part en bonne et due forme sans prendre de risques.

Le regard fixe d’Olivier devient terne. Il cligne des yeux pour me faire comprendre qu’il est temps pour lui de se reposer. Je lui propose mon bras pour le ramener vers la cuisine. Avant de le laisser partir, je caresse doucement les plumes de son dos.

— Tu as bien travaillé Olivier, Mégane va prendre le relais. Va.

Je sens la force de ses serres étreindre ma peau. Je m’approche de la fenêtre, le laissant s’élancer dans la faible lueur matinale avant de disparaître quelques secondes plus tard.

Le lever du jour transforme peu à peu le paysage sous mes yeux et je reste un moment à le contempler. J’envisage mes possibilités : me rendormir est exclu. Il faut que je me change les idées sinon, je vais perdre patience et n’attendrai pas de sollicitation en fin de compte.

Je gagne la salle à manger, où se trouve un imposant piano à queue en lieu et place de la table. Je m’installe sur le tabouret et reprends mon entraînement là où je l’ai laissé la dernière fois. C’est fou ce que les progrès peuvent être lents lorsque l’on n’a personne pour nous corriger ! Je m’y attelle chaque jour depuis plus de sept ans maintenant, mais mes interprétations demeurent franchement médiocres. Toutefois, je ne baisse pas les bras. L’intérêt principal de cette activité étant, en réalité, d’occuper une partie de mes journées.

Après plusieurs heures, je finis quand même par perdre patience.

— Ah ! Mais merde ! Putain fait chier ! Piano à la con !

J’appuie comme une débile sur cette fichue touche, oubliée lors de mon exercice. Comme souvent à la fin de mes gammes, je perds le contrôle et un simple regard vers le métronome l’envoie valser à l’autre bout de la pièce.

Je ferme les yeux et inspire profondément en me pinçant l’arête du nez. Ah, si seulement cette bande d’idiots avait donné signe de vie à ce moment-là. J’aurais eu grand plaisir à les rejoindre…

Je jette un coup d’œil avec espoir vers la cuisine. Mais non.

Rien.

Je choisis de prendre mon petit-déjeuner avant de faire du sport puis de me laver. À chaque activité terminée, j’en cherche immédiatement une autre pour occuper le moindre de mes instants. Vers 16 heures, alors que je commence à me dire que je ne tiendrai pas un jour de plus, j’entends le hurlement de mes loups à l’extérieur.

Un sourire tout à fait spontané étire mes lèvres.

Enfin ! J’ai failli attendre.

Je me retiens de courir au dehors et marche avec une lenteur exagérée jusqu’à la baie vitrée du salon. Je rejoins ma meute au fond du jardin. Ils sont attroupés autour d’une petite forme noire.

Probablement le messager.

Lorsque je m’approche, les loups s’écartent pour me permettre d’avancer jusqu’à leur proie. Je m’accroupis auprès d’une corneille blessée, les plumes ébouriffées, certainement l’œuvre de Mégane au moment où l’oiseau a franchi sa zone de surveillance. L’animal est terrifié. Il a fini par comprendre qu’on l’a envoyé pour une mission suicide, mais il obéit malgré tout parce qu’il ne peut pas faire autrement.

Un morceau de papier blanc est plié et accroché à l’une de ses pattes. J’ignore la version écrite du message, préférant de loin avoir la description audio.

— Alors, qu’as-tu à me dire ?

Malgré la peur et la douleur, la corneille remplit sa mission. Je reçois une invitation officielle à venir discuter avec mes semblables sur la répartition la plus judicieuse de nos territoires.

À la manière avec laquelle le volatile me transmet son message, j’en déduis que les éveillés ont été surpris et agacés, voire franchement énervés, que je ne vienne pas de moi-même les rejoindre.

Je jubile intérieurement.

Je me remets debout. Son travail achevé, l’oiseau concentre toute son énergie à sa survie. Il tente maladroitement de se relever malgré une patte brisée et peut-être aussi une aile.

Je me tourne vers Cendre, le loup dominant.

— Tue-la.

Alors qu’il se dirige vivement vers sa proie, je l’arrête :

— Non pas ici. Emmène-la plus loin.

Je ne veux pas de cadavre dans mon jardin. J’en ai suffisamment à l’extérieur.

La corneille s’est mise à crier au moment où j’ai prononcé sa sentence. Je laisse mes loups s’en occuper alors que je retourne vers la maison.

Il est temps de me préparer.

 

Lorsque je ressors une demi-heure plus tard je suis vêtue, comme pour toutes mes excursions, d’un sous-pull à col roulé, d’un jean et de ma veste en cuir. C’est ce qui camoufle le mieux mes cicatrices. Seules quelques traces blanches dépassent au niveau de ma gorge, chose qui n’a pas beaucoup d’importance. Nombre d’éveillés ne se méfient pas de ma stature frêle. Ils ne s’imaginent pas que je peux avoir quelque chose à cacher.

Tant pis pour eux.

J’ouvre le garage et monte dans ma voiture, une Tesla. Un judicieux choix de marque. Avec une électrique, au moins, je n’ai pas le souci de devoir me réapprovisionner constamment en essence.

J’aurais pu opter pour le vol. Ça aurait été plus rapide, mais je préfère qu’ils ne sachent pas à l’avance ce dont je suis capable. Et puis, autant profiter des voies que j’ai moi-même dégagé. J’ai mis un temps fou à déplacer tous les véhicules, dont l’immense majorité est hors d’usage. Ils peuplent désormais l’accotement, empêchant l’accès à la bande d’arrêt d’urgence.

Il y a néanmoins un autre travail auquel je vais devoir m’atteler tôt ou tard. L’élagage des plantes. Elles se sont tellement développées en dix ans que certaines branches gênent la circulation, se retrouvant même en plein milieu de la chaussée, me contraignant à slalomer sous peine de rayer ma belle carrosserie métallisée.

J’atteins Mulhouse en quarante-cinq minutes, passant sans plus les voir devant des panneaux indiquant des villages aux noms imprononçables pour une majorité de la population française. Je prends mon temps, histoire de me faire désirer.

Je laisse ma Tesla en plein milieu des trois voies, un peu à l’extérieur de la ville et débute mon périple à pieds. Je n’ai pas nettoyé beaucoup de villes, c’est trop long et trop fastidieux. Mulhouse ne fait pas partie des heureuses élues. Les routes y restent difficilement praticables, pleines de voitures immobiles et d’ossements de piétons sur les trottoirs.

Mon smartphone en main, je profite de ce temps supplémentaire pour choisir la musique que j’écouterai plus tard. Après plusieurs minutes de recherches et quelques squelettes à enjamber, je finis par trouver mon bonheur.

Je suis prête.

J’atteins enfin le palais des Sports et m’arrête légèrement à distance. J’observe d’un côté le bâtiment qui semble vide, de l’autre, le stade.

J’opte pour le stade.

Avec ce temps radieux, il serait dommage de s’enfermer entre quatre murs.

D’un regard, je plie le grillage pour me créer un passage et marche sur l’herbe en friche.

Une nuée de corneilles s’envole alors que je me dirige au centre du terrain. Un coup d’œil circulaire m’apprend que l’endroit est vide pour l’instant. Vide de vivants, je veux dire, car entre les brins d’herbe et partiellement enterrés, je peux clairement distinguer plusieurs squelettes. Des petits formats. Un entraînement de gamins avait probablement lieu ici au moment de la catastrophe.

Je m’attache les cheveux, place un écouteur sans déclencher la musique et garde le téléphone en main. Il n’y a plus qu’à attendre maintenant. Je m’occupe en essayant de sortir avec la pointe du pied ce qui ressemble à un fémur, à moitié enfoncé dans la terre.

J’y suis presque parvenue lorsque j’aperçois du coin de l’œil un mouvement sur ma gauche. Quatre hommes, une femme. Deux sont grands dont un assez baraqué, un autre est trapu, le quatrième paraît frêle. Quant à la femme, elle est de taille moyenne, relativement mince. Je fais mine de les ignorer et poursuis ma passionnante activité.

Ils étaient six, où est passé le dernier ?

Les éveillés pénètrent sur le stade en silence. Ils me jaugent, calculent les risques. « Est-elle assez bête pour être venue seule ? Qu’est-ce qu’elle cache ? » C’est ce que je me dirais si j’étais à leur place.

Ils m’encerclent, mais gardent leurs distances.

Le regard toujours fixé au sol, j’attends patiemment que l’un d’entre eux entame le dialogue… Ou ouvre les hostilités. Ma préférence penche clairement en faveur de la deuxième solution, mais s’ils m’ont invitée, ils vont quand même me parler.

C’est la moindre des choses !

Après m’avoir minutieusement observée, le baraqué éclate de rire.

— Alors là… Là, je m’attendais vraiment pas à ça.

Je poursuis ma fouille pédestre, la dernière partie est sacrément enfoncée…

— Ne me dis pas que c’est toi qui tiens ce territoire ? Si j’avais su, nous serions venus plus tôt.

J’y suis presque, il ne reste plus que la tête du fémur et…

— Hé ho je te parle ! s’agace-t-il.

D’un ultime coup de pied, je dégage entièrement l’os de la terre et, avec la satisfaction du travail accompli, je relève enfin les yeux.

Le type semble contrarié par mon manque apparent d’intérêt. Sa dernière exclamation l’a inconsciemment poussé à se pencher en avant, il se redresse donc de toute sa hauteur.

— Tu tiens seule ce territoire ? On n’attend pas d’autres invités surprises ?

Je lui souris, énigmatique, et bascule la tête sur le côté, l’observant de biais. À mon tour de le jauger.

Je confirme mes premières impressions. Habillé d’un débardeur, il montre clairement ses muscles et, plus intéressant, les cicatrices d’un blanc nacré qui courent sur eux, représentatives de ses pouvoirs. Ses bras et ses avant-bras sont atteints, mais le maillage est large et les formes qu’elles dessinent sont grossières, d’autant plus qu’elles se superposent à d’anciens tatouages qui datent d’avant son éveil.

— Tu as une langue ? Ou tu l’as perdue avec ton cerveau ?

Les autres ricanent et je les évalue un à un.

Visiblement, ce clan aime étaler son pouvoir. Chaque membre est habillé de façon à ce que l’on puisse clairement voir ses cicatrices. Elles marbrent les avant-bras de la femme, strient les épaules du trapu et tapissent le ventre pour le grand mince — celui-là est carrément torse nu, c’est vrai qu’il fait chaud, mais tout de même ! Seul le petit dernier, le plus frêle, cache son jeu. Il porte un T-shirt noir à manches courtes et aucune balafre n’y est visible.

Mais l’information la plus importante à retenir reste la présence de leurs armes. Ce qui ressemble à un fusil à pompe pour le trapu, deux couteaux pour le plus frêle. Ils n’ont donc pas autant confiance que ça en leurs capacités d’éveillés.

D’un bref regard, j’applique une force précise sur l’arme du trapu, engendrant un discret impact à l’intérieur de son canon et la rendant extrêmement dangereuse pour son utilisateur. Je le fais en silence histoire de lui laisser le plaisir de découvrir ma petite surprise au moment propice.

— J’avais une proposition à te faire, mais vu le niveau de ton QI… Enfin, je vais quand même le dire, on sait jamais…

Oui, après tout, sur un malentendu, ça peut marcher[2]… Et mon sourire s’élargit au souvenir de cette fameuse réplique.

— Je vois que tu es dans de bonnes dispositions. Parfait ! ironise-t-il.

Ses comparses se marrent, suivant leur chef dans sa stupidité.

Qu’ils en profitent ces imbéciles. Rira bien qui rira le dernier.

— Comme tu peux le constater, nous sommes plutôt ouverts, et il se trouve qu’on a entendu parler d’un membre de notre espèce relativement puissant qui vivait ici. Alors, on est venu s’assurer qu’il ne manquait pas de compagnie…

Son regard change de nature, et ce ne sont plus mes qualités d’éveillée qu’il semble apprécier.

— Et, par chance, comme tu es une femme, ça permettrait de soulager un peu notre chère Béatrice.

Mes ennemis du moment lâchent des rires gras, mais un rapide coup d’œil vers cette chère Béatrice m’apprend ce dont je me doute déjà. Elle ne perd pas son sourire pour continuer de faire bonne figure devant le groupe, il se fige cependant et les muscles de ses mâchoires se crispent.

Ce genre de comportement ne m’étonne plus depuis longtemps. Les êtres humains ont des pulsions. Les éveillés ont les mêmes, sauf qu’ils ont, en plus, la possibilité de les réaliser facilement. Si Béatrice a suffisamment de pouvoirs pour être utile, elle n’en n’a pas assez pour leur faire face ou se débrouiller seule alors…

On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

Pour ma part, me faire comprendre que je pourrais devenir un bon terrain de jeu n’est pas une première. Un comportement qui me laisse froide, car personne n’a jamais eu le temps de réaliser ce genre de fantasmes.

— Puisqu’on va peut-être faire plus ample connaissance, moi c’est Erwan, lui, c’est Christophe, précisa-t-il en montrant le trapu. Celui-là, c’est Martin.

Il désigne le grand du menton avant de poursuivre en pointant le frêle du doigt :

—Et le dernier, c’est Éric. Les présentations sont faites… Et toi, tu as un nom ?

Je continue à le regarder sans répondre. On n’a pas besoin de connaître le nom de son assassin lorsque l’on va mourir. Et personnellement, j’ai déjà oublié les leurs. Pour moi, ils resteront le baraqué, le grand, le trapu, le frêle… Et ça suffit amplement.

— On est timide ?

Il me sourit de toutes ses dents.

— Ne t’inquiète pas pour ça, on va s’en occuper ensemble… Et sinon, autre chose à dire ?

Cette dernière phrase m’indique que le temps de la discussion est terminé. Je l’observe un instant en silence puis, après une courte seconde, je secoue la tête. Il ne prend pas la peine de me répondre, trop heureux de passer à l’action. D’un geste sec, il étend son bras vers moi, main tendue…

Un craquement sonore et le visage de Béatrice se retrouve brutalement dans son dos. Elle s’écroule, inerte.

Le grand baraqué n’a pas l’occasion de saisir ce qu’il vient de se produire. D’une simple pensée, je les envoie déjà tous au sol. Si la violence du choc reste limitée, une surprise totale les immobilise une seconde. Comme je les comprends. Je n’ai pas besoin de bouger mon corps, moi. J’ai toujours trouvé ces gestes superflus et inutiles puisqu’en réalité, c’est dans la tête que tout se joue.

Alors qu’ils réalisent leur situation, étendus entre les squelettes, je me dégage du centre du cercle qu’ils ont formé autour de moi. Je place ma deuxième oreillette et lance la chanson que j’avais préparée pour l’occasion[3]. C’est tellement plus agréable de travailler en musique…

Encore assis au sol, le trapu tente de me tirer dessus. L’arme explose dans ses mains, j’ai presque l’impression de voir des petits morceaux de chair tomber au ralenti. Quelques secondes, peut-être le temps pour lui de se rendre compte qu’il ne pourra plus jamais s’adonner à des plaisirs solitaires, et il se met à hurler de douleur.

Les trois autres se sont relevés. L’herbe sèche entre nous s’embrase soudain et des flammes plus hautes que moi me bouchent la vue.

Un couteau atterrit mollement à mes côtés. Je hausse un sourcil.

Sérieusement ? Ils sont si nuls que ça ?

Je fais mine de souffler sur une bougie et le feu disparaît d’un coup. Geste futile. Ce n’est évidemment pas ma maigre capacité d’expiration qui l’a éteint, mais je ne suis pas contre un peu de poésie.

Ils ne sont plus que deux à me faire face et je n’ai pas le temps de me demander ce qu’est devenu le plus frêle ou encore pourquoi un tas de vêtements gît en vrac sur le sol. Le baraqué, les deux mains tendues vers moi, tente de m’envoyer balader. Je dévie sa télékinésie, mais mes adversaires sont trop loin. Je rate la nuque que j’aurais aimé briser au passage et projette de grandes mottes de terre dans les airs à la place. Alors qu’elles retombent en pluie sur le sol, je sens une présence juste derrière moi, collée à mon dos. Je me retrouve aussitôt avec un couteau sous la gorge.

Deux de mes ailes sortent instantanément et traversent avec aisance le corps de mon ennemi. Face à moi, ses deux comparses semblent attendre un temps infini que la lame tranche ma carotide et close l’affrontement.

Alors, c’était ça son petit secret. Un téléporteur. Pas si nuls que ça finalement. Un téléporteur ne peut faire bouger que lui-même, rien d’autre. Donc, ils envoient le couteau à l’avance, pensant avec justesse que je n’allais pas m’y intéresser et ensuite…

Je remonte mes ailes de quelques centimètres et l’homme frêle derrière moi se met à tousser violemment. Un flot de sang sort de sa bouche, se répand sur mon épaule et dégouline au sol. Pour leur défense, ils ne pouvaient pas prévoir que chez moi l’arrière est aussi dangereux que l’avant.

Pour faire bonne mesure, je plie l’une de mes ailes et sectionne le bras qui était censé me tuer. Il tombe, toujours accroché au couteau, avec un bruit mat.

Ça y est. Je lis dans les yeux des deux survivants qu’ils ont compris. Ils ne vont plus chercher à se battre désormais, mais à fuir.

Je raccourcis mes ailes et laisse glisser le cadavre nu de l’homme frêle jusqu’au sol. Le baraqué tente de me stopper alors que j’avance d’un pas. Sa tête coupée nette chute à son tour.

— Non, non, répète son comparse en boucle, accélérant le rythme à mesure que ses précieuses secondes de vie s’écoulent.

Le dernier debout semble abasourdi, il ne cherche même plus à fuir. Ses gestes deviennent saccadés. Il passe spasmodiquement sa main dans ses cheveux.

— Stéphane… Stéphane avait raison…

Je soupire, à deux doigts seulement de ressentir de la pitié. Il ne manquait pas grand-chose. Un ultime craquement et il se retrouve lui aussi étendu, la nuque étrangement souple.

De tristes et inutiles gargouillements me parviennent d’un peu plus loin. C’est l’homme à la gâchette facile. Je l’avais complètement oublié celui-là. Il a dû s’évanouir peu de temps après le déchiquetage de ses mains. Il perd tellement de sang de toute façon… Après un instant d’hésitation, je l’achève d’une aile dans le thorax. Puis, je replie mes lames, les rentrant en douceur dans mon dos. Ma musique n’est même pas terminée et les voilà tous au sol. J’ôte ma veste, il fait vraiment trop chaud maintenant.

— Et merde, je lâche en constatant les dégâts sur mes vêtements.

Je ne parviendrai jamais à ravoir cette tache de sang. Je passe la main à l’intérieur et inspecte les deux trous laissés par mes ailes. J’y glisse les doigts pour évaluer leur taille, environ cinq centimètres chacun.

Je soupire.

Elle est foutue.

Je me félicite d’en avoir gardé une petite cinquantaine de réserve à la maison !

Je place ma veste sur mon bras pour que l’hémoglobine n’entre pas en contact avec mon pull et je remarque d’autres traces rouges sur celui-ci. De ma main libre, je cherche l’origine de cette perte sanguine. Je sens quelque chose de chaud et de poisseux.

Et remerde. De mieux en mieux.

Ce petit con m’a quand même coupée. Mais, ce n’est pas profond, ça peut attendre. Je me retourne et observe le bâtiment du palais des sports. Et mon sixième larron alors, est-ce possible qu’ils l’aient laissé là-bas ? À quoi bon en abandonner un en arrière ?

Je repasse par l’ouverture que j’ai faite plus tôt dans le grillage, traverse la route et m’arrête. Le dernier éveillé n’est pas resté au palais des Sports. Son odeur flotte dans l’air. De toute évidence, il s’est tenu au courant de la progression du combat et a choisi de se tirer quand il a compris que ses petits copains n’allaient pas gagner. Cependant, il n’est pas allé loin : la piste est fraîche.

Me fiant aux effluves d’autant plus forts que le stress du fuyard est intense, j’avance et finis par le retrouver essoufflé, appuyé contre un poteau. Il gémit, tente de se redresser et retombe presque immédiatement sur son appui. En m’approchant, je remarque sa jambe cassée. Et ça à l’air récent.

Il me sent plus qu’il ne m’entend et se retourne, effrayé. Ce mouvement vif le fait geindre encore et il échoue sur le sol.

— Non ! Écoutez-moi ! Pitié, écoutez-moi !

Il suffoque de peur alors que je m’avance vers lui.

— Attendez… Je n’étais pas avec eux, je ne suis même pas vraiment un éveillé…

Je penche la tête vers le côté.

— Pas avec eux ? Pas un éveillé ?… Pourtant tu en as l’odeur et des alliés à moi t’ont vu avec eux…

Je songe aux derniers mots du torse nu.

— Ce ne serait pas toi Stéphane par hasard ?

Il me regarde, un peu étonné, et une lueur d’espoir malvenue s’allume dans ses yeux.

— Non ! Non ! Je ne suis pas Stéphane ! Stéphane, c’était le chef avant ! Lui, il ne voulait pas vous attaquer. Il pensait que nous n’avions pas assez d’informations… Qu’il fallait attendre… Les autres… Ils en ont eu marre… Alors, ils l’ont buté…. Mais moi… Moi, j’étais d’accord avec Stéphane… Mais moi… Moi, je ne compte pas… Je ne suis… Je n’étais qu’un jouet pour eux… J’étais le seul à pouvoir vous envoyer ce message… Et ils m’ont cassé la jambe pour être sûrs que je ne parte pas…

Ce Stéphane, c’était certainement le plus intelligent du groupe. Pas étonnant qu’ils s’en soient débarrassés, et tant pis pour eux.

Je remarque quelques lignes blanches éparses sur le cou du blessé.

— Alors c’est toi le chuchoteur ?

— Oui… Oui, mais je n’ai pas eu le choix.

Au regard que je lui rends, il sent que son temps de parole s’achève bientôt et il se met à bégayer :

— Non ! Non ! Attendez ! Je ne suis p-presque pas un éveillé… Je ne pa-parle qu’aux oiseaux et et encore…. Surtout aux co-corneilles et aux pi-pigeons. Non ! s’écrie-t-il.

Encore un craquement. En toute logique, le dernier de la journée, et la tête du chuchoteur tombe sur sa poitrine tandis que quelques restes d’informations contradictoires envoyées par ses nerfs lui font légèrement remuer les doigts et les jambes.

Je secoue la tête, désabusée.

Presque pas un éveillé ?

Tu parles. J’ai l’impression d’entendre mes patients d’il y a une dizaine d’années. Des diabétiques pris en flagrant délit de sucreries « mais moi, je ne suis qu’un peu diabétique » ou ces insuffisants rénaux qui gonflent à vue d’œil. « Mais je vous assure ! Je ne bois rien et je ne mange presque pas ! ».

Bon sang. On est ce qu’on est et on a ce qu’on a. Et les éveillés sont des éveillés. C’est-à-dire des putains de psychopathes qui n’ont ni conscience, ni pitié, ni sentiments et une saloperie d’ego surdimensionné. Je suis bien placée pour le savoir, puisque j’en fais partie.

Mais moi, au moins, j’ai une vraie raison d’avoir un ego surdimensionné.

Je jette un œil à mon téléphone. La musique s’est arrêtée, il est temps de rentrer. Je fais demi-tour sans même un regard pour ma dernière victime. Avant, je nettoyais toujours derrière moi. Je brûlais les corps, détruisais les armes lorsqu’il y en avait. L’ennui lorsqu’on ne laisse aucune trace, c’est qu’il n’y a plus aucun témoignage du danger rôdant dans les parages — moi, en l’occurrence. D’où un résultat très négatif avec de nombreuses visites d’éveillés sur mon territoire.

Trop nombreuses.

Depuis que je laisse des témoins, fussent-ils morts, les vivants commencent à se poser des questions. Ils hésitent, réfléchissent avant d’agir. Peut-être serait-il plus efficace de permettre à des témoins vivants de raconter… Mais j’ai peur de devenir une cible pour des éveillés orgueilleux qui auraient quelque chose à se prouver.

Ah…

Le juste équilibre est difficile à obtenir.

J’observe les corneilles tourner un instant en rond au-dessus de moi avant de se disperser puis j’entame le chemin du retour.

[1] New Day, Kate Havnevik

[2] Citation du film les bronzés.

[3] The logical song, Supertramp