Clauses de contrat.
Je marche sur ce qui ressemble à un champ dont on vient tout juste de retourner la terre.
J’ignore ce que je fais là. Ce que je sais, c’est que je suis nue et qu’il fait froid. Les cicatrices de mon éveil brillent, mais je ne parviens pas à définir quelle lumière elles reflètent. Un ciel bas et uniformément gris me surplombe.
Je poursuis ma route sans vraiment savoir pourquoi, mes pas s’alourdissant au fur et à mesure. J’aimerais me réchauffer, mais je ne fais apparaître aucune flamme. J’aimerais m’envoler, mais mes ailes ne me répondent plus. Il faut absolument que je trouve une solution… C’est dangereux de rester ainsi à découvert, n’importe quel éveillé ou même un humain pourrait me tuer dans une telle situation.
Je m’enfonce dans la terre qui est de plus en plus meuble. Mon corps disparaît progressivement dans une espèce de boue glacée et odorante. D’abord mes pieds, ensuite mes genoux, puis mes cuisses.
Je ne parviens presque plus à avancer et je pleure d’angoisse. Jamais je ne rentrerai chez moi.
J’ai mal. La pression de la terre sur mon ventre provoque une contraction douloureuse, elle m’empêche de respirer.
Je ne bouge plus à présent et le sol m’avale, ne laissant que mon visage haletant se tourner vers le ciel.
La neige se met à tomber.
Il fait froid… Si froid.
Le réveil est laborieux.
Foutu cauchemar.
Celui-là revient sans cesse. En particulier lorsque j’ai tué. J’accepte cette punition, après tout, d’une certaine façon, je devrais être soulagée que cela ne reste qu’un rêve. Je bouge lentement mes bras pour m’appuyer sur le canapé et m’asseoir. Je me sens gelée, ma couverture est tombée pendant la nuit et visiblement, j’ai transpiré. Je me caresse le visage.
Ah oui, j’ai pleuré aussi.
Je mets quelques minutes à me rendre compte que la douleur ressentie durant mon sommeil, elle, s’avère bien réelle. Des contractions que je reconnais me tordent le bas-ventre. Je regarde plus attentivement ma place.
Et merde.
Je me lève brusquement et monte à l’étage. Je passe dans l’une des chambres, convertie en immense dressing, récupère au passage une petite culotte propre et rejoins la salle de bains. Dans un placard, je prends rageusement la première serviette hygiénique que je vois et je file sous la douche.
J’ai horreur d’avoir mes règles.
Sincèrement, ça n’aurait pas pu disparaître ? Plusieurs milliards de personnes sont mortes. D’autres se sont transformés en meurtriers, commettent des atrocités, torturent les quelques malheureux humains restants… Et quoi ?
Moi, j’ai mes règles. Ce qui me donne la désagréable impression d’être déjà blessée avant même d’avoir combattu. Je profite un bon moment de la douche, laissant l’eau glisser avec douceur sur ma peau bien après que le savon ait été rincé.
Une fois lavée et séchée, j’enfile tout de suite mon dessous avec sa précieuse protection. Inutile d’arroser le sol de la salle de bains. Mes yeux se posent sur le miroir et, comme à chaque fois, je marque une pause.
Ça fait dix ans… Dix ans depuis la catastrophe… Dix ans que je me réveille avec ces cicatrices, et pourtant…
Je mets toujours quelques minutes à me reconnaître.
Bon, j’exagère. Mon visage est exempt de ces stigmates et c’est tout ce qui compte.
Quant au reste…
Elles se trouvent partout, à commencer par ma gorge qu’elles entourent comme de petites ficelles formant des arabesques étranges. Elles se poursuivent sur mes épaules, mes bras, mes avant-bras et semblent menotter mes poignets. Courant sur mon thorax, elles évitent la rondeur de mes seins pour glisser sur mes côtes, mon ventre et caresser mes hanches. Dans mon dos, elles parcourent l’ensemble de ma colonne vertébrale et créent des ramifications à chaque vertèbre, jusqu’au coccyx où elles se séparent pour laisser leurs dernières traces sur le haut de mes cuisses.
De loin, on pourrait croire que les tracés sont symétriques, pourtant à y regarder de plus près, on se rend vite compte que ce n’est pas le cas. Elles décrivent des formes subtiles, élégantes, tout en souplesse.
Moi qui n’ai jamais aimé les tatouages… Je suis servie.
Je ne comprendrai probablement jamais la raison de leur existence. La seule chose dont je suis sûre est que les éveillés en ont, tandis que les humains en sont dépourvus. Leur quantité et leur emplacement donnent une information quant au pouvoir de leur porteur. Par exemple, des cicatrices sur les bras indiquent un télékinésiste, sur les épaules et le thorax, un électrokinésiste, sur le ventre, un pyrokinésiste, autour de la gorge, un chuchoteur, au niveau du sternum, un téléporteur.
Et sur le crâne…
Je secoue imperceptiblement la tête.
Non, celui-là, je préfère ne pas y penser.
Je tombe sur certains dons plus fréquemment que sur d’autres. Je croise régulièrement les trois premiers, moins le quatrième et rarement le cinquième. Quant au tout dernier dont je me souviens avec raideur, je n’en ai connu qu’un seul en dix ans, et j’espère bien qu’il n’y en a pas d’autres.
Je n’ai jamais rencontré l’un de mes congénères avec des cicatrices dans le dos et la possibilité d’en sortir des ailes. Encore moins, avec plusieurs pouvoirs combinés. Je pense qu’il en existe, je n’en ai juste pas encore croisé. Ils se trouvent sûrement dans d’autres régions du monde, peut-être avec plus de survivants, que ceux-ci soient des éveillés ou non.
J’utilise ce temps d’inspection pour ôter le pansement qui protège ma plaie à la gorge. La marque qu’elle me laisse dénature en partie l’élégance de mes fines cicatrices d’éveil, mais la blessure reste superficielle. Tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici quelques jours.
Je me fixe dans le miroir. Mes yeux n’ont pas changé, avec leurs iris bleus bordés de gris, mais, malgré tout… Je perçois instinctivement que mon regard se glace chaque jour davantage. Une métamorphose lente et inévitable. Un assèchement de l’âme.
Je l’aurai gardée pendant dix ans, quel autre éveillé peut en dire autant ?
Je m’habille d’un débardeur et d’un jean. Je ne compte pas sortir de chez moi aujourd’hui. Trop mal au bide. Néanmoins, j’enfile des tongs et rejoins le jardin afin de nourrir mes poules, récupérer des œufs et cueillir au passage les dernières tomates de la saison dans le potager.
Une vie simple en fin de compte.
Installée sur le canapé après avoir rangé mes victuailles, je reste à distance de la tache de sang que j’ai laissée ce matin. Je n’ai pas le courage de la nettoyer pour l’instant. Je place un coussin par-dessus pour éviter de la garder sous les yeux toute la journée.
Il va falloir le changer, ce canapé.
Tout à coup, la radio dans le salon grésille.
Je râle avant même de connaître la raison de l’appel.
— Oh non, pas aujourd’hui !
— Ici Pascal… Colonie de Fessenheim…
Bon sang, c’est impossible qu’ils aient des problèmes ! Mégane ou Olivier m’en aurait informé !
— … Souhaitons une rencontre ce jour en urgence…
En urgence ? Comment ça en urgence ? J’ai déjà éliminé les ennemis il y a une semaine !
— S’il vous plaît, pouvez-vous passer cet après-midi ?
La radio émet un dernier grésillement puis s’arrête. J’hésite à les laisser tomber pour de bon, d’autant plus qu’ils ne m’indiquent pas la nature de la menace. Au fond, je me demande s’il ne s’agit pas d’un piège. Ils pourraient parfaitement se lasser de leur protectrice capricieuse. Un comportement suicidaire à mon avis…
Je souffle d’agacement devant ce raisonnement qui ne tient pas la route. Impossible qu’ils agissent de la sorte, c’est autre chose. Je connais bien Pascal. Malgré la méfiance, nous nous respectons mutuellement. C’est la seule personne avec laquelle j’ai partagé quelques morceaux de mon passé…
Je me lève et vais me changer à contrecœur, revêtant ma tenue habituelle de sortie et une nouvelle veste. Pas le temps de prendre la voiture, ce serait trop long. Je déploie les quelques ailes nécessaires au vol, et, mon blouson à la main, je décolle.
Il me faut moins d’un quart d’heure pour rejoindre la centrale. Difficile de croire que les humains se réfugieraient sur des sites nucléaires pour survivre. C’est pourtant le cas dans toutes les régions que j’ai pu visiter. Cependant, lorsqu’on y réfléchit, une certaine logique guide ce choix. Ce genre d’endroit dispose de maints atouts : des structures dotées d’un nombre impressionnant de protections, de plusieurs lignes de larges clôtures souvent surmontées de barbelés, des bâtiments solides conçus pour la durée, d’un accès direct à un point d’eau d’importance…
Sans oublier que les humains présents sur les lieux ont, et de façon étrange, été bien moins touchés que le reste de la population par la grande catastrophe. Enfin, c’est surtout vrai pour les techniciens et autres métiers qui travaillaient en lien étroit avec la centrale. Je suppose qu’il existe une corrélation entre ce fait et les énormes murs de béton qui confinent le complexe.
Décidément, la nature fait bien les choses. Je n’ose pas imaginer ce qui se serait passé si tous les sites nucléaires de France avaient explosé par manque de personnel pour s’en occuper.
Comme à mon habitude, je n’atterris pas au sein même de la colonie. Je préfère me poser à l’abri des regards. À l’instar des autres sites de ce type, ils sont entourés de bois et de verdure. Je touche le sol à une centaine de mètres, dans une clairière juste derrière la forêt.
Après avoir rangé mes ailes et enfilé ma veste, je progresse entre les arbres puis à travers plusieurs parcelles cultivées. Quelques humains y travaillent. Leur nombre semble avoir augmenté. Encore des têtes inconnues par rapport à la dernière fois. Ils ont dû recueillir de nouveaux colons. Lorsqu’ils s’aperçoivent de ma présence, ils arrêtent leurs activités et m’observent, sur le qui-vive. Je marche sans me presser et fais mine de ne pas leur prêter attention. Des chuchotements s’échangent sur mon passage.
Je finis par me retrouver à proximité des bâtiments. Contrairement à la plupart des centrales que j’ai pu voir, les grandes cheminées de refroidissements, symbole des installations nucléaires, font défaut ici. Dommage, moi, je les aime bien, elles me rassurent dans un sens. Leur immobilité tranquille ou la façon dont la vapeur d’eau s’échappe élégamment de leurs bouches m’apaise.
M’immobilisant à quelques mètres de l’entrée, je remarque qu’un cordon de militaires armés jusqu’aux dents m’y attend. En revanche, Pascal brille par son absence.
Ce serait un piège alors ?
Je ne connais pas ce groupe d’hommes, mais ça ne m’étonne pas que le chef de la colonie les ait acceptés dans sa communauté. C’est toujours mieux d’avoir quelques personnes de plus qui savent se battre… L’un d’entre eux s’avance vers moi. Un type d’une quarantaine d’années, les cheveux coupés courts, façon soldat première classe. Un regard sombre, une mâchoire carrée. Bref, l’archétype de l’officier par excellence. Il tente d’avoir l’air nonchalant, mais je sens le malaise qu’il cherche à camoufler.
— Alors, c’est toi la Grande Éveillée ?
Je hausse un sourcil. Je savais que la colonie m’avait trouvé un surnom depuis quelque temps. Pourtant, personne n’avait jamais osé m’interpeller avec.
— Je t’imaginais avec quelques centimètres de plus.
Il énonce un fait, rien d’autre. Et, du haut de mon mètre soixante, je ne peux qu’être d’accord avec lui. Je lui réplique avec le même ton :
— Ce n’est pas moi qui ai choisi ce nom. Et toi, comment on t’appelle ?
Il réajuste la position de son FAMAS[1].
— Frank.
— Bien. Alors, Frank, si tu veux bien envoyer l’un de tes « gugusses » prévenir Pascal que je suis arrivée. Non pas que notre discussion ne présente pas d’intérêt, mais…
Il me jauge un instant, hésitant.
— Prouve-moi qui tu es. Si tu es une éveillée, tu dois avoir des cicatrices. Montre-les.
Il plaisante ?
— Et pourquoi je n’éliminerais pas plutôt un de tes collègues ? Ou deux… Ou même trois. Pour être bien sûr…
Frank se raidit, sans broncher cependant. Les hommes derrière lui commencent à me mettre en joue.
Oh et puis à quoi bon.
Je soupire et me contente d’écarter légèrement le col de mon sous-pull.
— Alors, heureux ? lui lancé-je avec un sourire faux.
Il garde le silence et effectue un signe de tête à l’un de ses gardes. Celui-ci se détache du groupe et pénètre dans la centrale. Je n’ai jamais eu le droit d’y entrer. J’imagine qu’ils ne me font pas confiance à ce point-là. Tout de même, ça manque de politesse.
Je croise les bras et attends, toujours sous le regard attentif de Frank et de ses acolytes. Pascal arrive quelques minutes plus tard, mi-marchant mi-courant, l’air soucieux. D’une stature moyenne et souffrant d’une alopécie avancée, on pourrait aisément croire qu’il s’agit d’un type sans importance. Toutefois, ses iris d’un bleu très clair détrompent aussitôt cette première impression.
— C’est bon Frank, merci. Je m’en occupe.
L’autre me jette un ultime coup d’œil évaluateur et reste avec ses hommes en secouant la tête. De toute évidence, il n’approuve pas l’idée d’avoir une éveillée comme alliée.
— Je ne m’attendais pas à ce que vous veniez si vite, s’excuse Pascal, essoufflé.
Il maintient un mètre de distance entre nous et n’ose pas s’approcher davantage. Ils ne se tiennent jamais trop près de moi. Quelque chose dans mon allure, mon regard peut-être, les retient.
Il allonge le bras pour me proposer de s’éloigner. Nous prenons la direction des champs.
— Vous avez beaucoup de nouvelles recrues à ce que je vois, remarqué-je.
— Oui, c’est un groupe qui a fui Paris, il y a une guerre entre éveillés là-bas.
— Ah…
Si ça peut permettre d’en avoir quelques-uns de moins sur terre…
— Et cette histoire de Grande Éveillée ? C’est quoi ce surnom stupide ?
Pascal ne peut s’empêcher de sourire, ce qui commence à m’agacer.
— Ce n’est pas drôle.
— Ce n’est pas moi qui le leur ai suggéré. Mais comme vous ne nous avez pas donné votre nom, ils vous ont désignée comme ils vous voient. Personnellement, j’aime assez.
— Comme ils me voient, hein ? Si c’est ironique, ça va finir par être vexant.
Pascal se tourne vers moi, sérieux cette fois.
— Il n’y a aucune ironie là-dedans. Pour la majeure partie de la colonie, vous étiez là avant eux. De nombreux éveillés sont passés sans qu’il n’y en ait eu un seul qui vous ait ne serait-ce qu’égratignée.
Ce qui n’est plus tout à fait vrai depuis la semaine dernière.
— Un certain nombre d’entre nous vous ont vue à l’œuvre. Non. Ce surnom n’a rien de sarcastique, vraiment.
Il me regarde attentivement.
— Vous devriez nous rendre visite régulièrement. Hors problème, je veux dire. Vous veniez chercher des légumes et de la viande au début… C’est devenu rare. Pourtant, c’est dans notre contrat. Un juste paiement pour notre protection. Et les autres prendraient l’habitude de vous voir.
Je lui retourne son regard, restant silencieuse un instant.
— Vous m’avez appelée pour mon agréable compagnie ? Ou vous aviez réellement un problème urgent à régler ? m’impatienté-je.
Je suis parfaitement consciente que mon âme s’étiole au fil du temps. Inutile d’épiloguer. Pascal abdique facilement. Il connaît bien la propension des éveillés à la colère.
— Il y a un groupe assez important d’humains au sud, à l’aéroport de Saint-Louis. Jusqu’à récemment ils se contentaient de nous observer. Il y a peu, ils ont été rejoints par d’autres groupes agressifs venus de Suisse et d’Italie. Depuis, ils organisent des raids et s’en prennent à nos hommes lorsqu’ils partent chercher du ravitaillement et des matériaux. Je pense qu’ils sont en train de préparer une attaque de grande ampleur pour prendre notre place forte.
— Et ? joué-je à l’imbécile.
Pascal croise les bras, tendu. Il sait que notre contrat ne comporte pas ce type de prestations.
— J’aimerais… Nous aimerions que vous fassiez en sorte qu’ils ne soient plus une menace.
— C’est-à-dire ?
— Vous savez parfaitement ce que ça veut dire !
Une fois n’est pas coutume, il perd patience, avant de se reprendre instantanément :
— C’est un service que je vous demande.
— En effet, un service qui ne fait pas partie de notre traité.
Je croise les bras à mon tour.
— Ce sont des humains, vous êtes des humains. Trouvez un accord, suggéré-je en faisant un geste vague de la main, ou entretuez-vous avec vos armes. Au moins, vous êtes à égalité.
— Ce n’est pas exactement le cas. Ils sont peut-être moins nombreux, mais bien mieux armés et surtout… Ils n’utilisent pas vraiment les mêmes méthodes que nous… Nous risquerions de perdre beaucoup de personnes dans cette bataille et nous ne sommes même pas sûrs de la remporter.
Après un court silence, il conclut :
— Et vous perdriez les avantages que vous avez avec nous.
J’ai l’impression qu’il aurait préféré tourner cette dernière phrase autrement. Il attend ma réponse. Je pivote vers la centrale et observe le va-et-vient calme des humains entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. Je contemple le ciel et les nuages qui passent, de plus en plus nombreux et menaçants, devant le soleil.
Après ces quelques secondes de réflexion, je me retourne vers Pascal.
— Ils savent que nous coopérons ?
— Je pense qu’ils s’en doutent, oui. Mais ils savent aussi que vous ne vous attaquez pas aux humains en temps normal.
Évidemment, sinon je les aurais virés depuis belle lurette.
— Je vais étudier la question, lui dis-je prudemment.
Pascal me sourit. Il me connaît suffisamment pour comprendre que ça veut dire oui.
— Merci.
Il ne me tend pas la main. Il se doute que je ne la serrerai pas de toute façon. Nous nous séparons sans plus de cérémonie. Je me dirige vers la forêt, repassant devant les mêmes personnes que j’ai croisées à l’aller. Le travail n’a pas beaucoup avancé depuis que je suis arrivée. Quelque chose les aurait distraits ?
Puisque me voilà investie d’une nouvelle mission, autant l’expédier au plus vite. Je ne prends pas la peine de faire un détour chez moi pour récupérer ma voiture et décolle immédiatement pour me rendre dans les environs de Bâle. J’atterris dans la campagne à quelques kilomètres de l’aéroport et marche pour rejoindre le site. J’en profite pour écouter un peu de musique[2], histoire d’égayer le paysage qui commence à devenir franchement sinistre.
Les premières gouttes de pluie tombent alors que je contourne un camion de marchandises renversé sur les deux voies. Plusieurs véhicules s’y sont encastrés, l’éventrant en partie. Il est vide cependant. Soit il l’était au moment de l’accident, soit il a été dépouillé après la catastrophe, lorsque les survivants ont cherché des ressources.
D’ici à ce que j’arrive, je serai complètement trempée.
Je me demande parfois pourquoi je prends autant de soin à cacher mes pouvoirs. De toute façon, ce ne sont que des humains. Et si j’avais atterri au milieu d’eux, toutes ailes déployées, ils auraient certainement compris le message plus vite.
Ce qui m’aurait évité de me faire lessiver.
L’allure de la campagne d’avant me revient en mémoire. Avant le fléau qui a frappé le monde. Avant les cadavres, les squelettes et l’apparition des éveillés. Lorsque les humains s’occupaient encore d’entretenir les cultures et le bétail. Je me rappelle cette période, la visualisant comme au travers d’une lunette, rapetissant les évènements de ma vie, diminuant leur importance. Dans l’ensemble, ce n’était pas si mal. Évidemment, la perfection n’existe pas. Des frictions remuaient régulièrement le monde politique, celui de la religion, la société en générale… Pour des sujets plus ou moins grave.
Désormais, les champs n’en ont plus que le nom. La végétation sauvage a pris le dessus. Des mauvaises herbes principalement, quelques fleurs éparses au printemps, deux ou trois arbres.
Rien de très utile en somme.
Je slalome entre les véhicules rouillés, leur peinture s’étant écaillée au fil du temps, et me retrouve parfois contrainte de marcher dans l’herbe folle qui jouxte la route. J’avoue : j’ai la flemme de pousser les voitures avec ma télékinésie.
Une odeur de bête sauvage me parvient, portée par le vent frais de ce mois de septembre. J’en cherche l’origine et la trouve à plusieurs centaines de mètres de moi. Un groupe de chiens errants m’observe, évaluant si je corresponds ou non à une proie potentielle. L’absence de peur, mon regard décidé et, probablement, mon parfum d’éveillé les convainquent rapidement que je n’ai rien d’un plat de résistance.
Ce genre de rencontre reste fréquente. Les animaux domestiques, qui ont survécu et qui ne sont pas morts de faim par la suite, sont tous retournés à l’état sauvage. Même les loups s’avèrent moins féroces.
En ce qui me concerne, ils ne me posent pas de problèmes. Or, les humains ne peuvent pas en dire autant. Se retrouver seul face à ces bêtes peut se révéler dangereux, voire carrément imprudent.
Après plus d’une heure de marche, mon objectif se rapproche enfin. Si l’atmosphère semble calme, je sens une tension, signe que le groupe m’a déjà repérée et qu’ils m’attendent de pied ferme.
Reste à savoir s’ils souhaiteront discuter… Ou pas.
J’arrête la musique et ôte mes écouteurs lorsque je passe sous une bretelle d’autoroute située avant le parking de l’aéroport. Je fredonne l’air que je viens d’entendre tout en m’assurant qu’il n’y a personne dans les environs. Je dépasse les centaines de voitures garées, traverse la route protégée par une passerelle de béton, avant de m’approcher de l’entrée. Plusieurs dizaines de véhicules bloquent les portes principales.
J’envoie valser les deux larges SUV qui en empêchent l’accès et brise successivement les vitres de la première et de la seconde, transformant en simple couloir le sas de sécurité qu’elles formaient. J’attends que la pluie de verre s’arrête et j’entre.
Enfin au sec.
Je passe une main dans mes cheveux trempés pour les replacer en arrière. Il faudrait vraiment que je les coupe plus court. L’ennui, c’est que mes talents de coiffeuse se limitent à une taille grossière de ma tignasse.
Un escalator se trouve en face de moi et me laisse le choix. Rester à ce niveau ou monter. Un coup d’œil vers le fond de la pièce m’apprend qu’il y a également des niveaux inférieurs. Inspirant à fond à plusieurs reprises, je tente d’identifier de quel endroit proviennent majoritairement les odeurs. Je me rends compte qu’ils ont essayé de me compliquer la tâche en aspergeant les lieux de parfum. De nombreux flacons brisés jonchent le sol tout autour de l’escalator et au pied des murs. Je me baisse et ramasse un gros morceau de verre sur lequel on peut encore lire « anel n° 5 »
Ah oui quand même… Ils ne se sont pas fichus de moi.
D’un hochement de tête, j’apprécie l’attention. Au moins ont-ils eu assez de goût pour cacher leurs effluves avec autre chose que du désodorisant pour toilette et je les en remercie. La puissance des fragrances me plisse le nez. J’imagine qu’ils ont badigeonné les lieux juste avant mon arrivée. Cependant, leurs efforts se révèlent vains, je détecte tout de même une forte émanation d’êtres humains à l’étage supérieur.
En toute logique, je décide de monter.
J’avance sur les premières marches de l’escalator et choisis de le faire fonctionner plutôt que de me fatiguer à grimper. La tête ailleurs, je place quelques doigts de la main droite contre le métal de l’appareil, qui, après plusieurs décharges, finit par se mettre en branle dans un grincement assourdissant. Je réfléchis à mon menu du soir.
Ai-je suffisamment de tomates pour faire une salade ?
J’arrive à l’étage, le bras accoudé à la rambarde, la pulpe de mes doigts toujours en contact avec le métal glacé. D’un coup d’œil, je découvre où se situent les humains que je suis venue chasser. Du reste, ils ne se cachent pas. Bien au contraire ! Ils me surplombent de toute la hauteur du hall.
J’avance de quelques pas avant d’entendre une voix grave résonner :
— Bonjour ! Et bienvenue à toi !
Elle appartient à un homme, la quarantaine, presque chauve. Posté au dernier étage, au-dessus de la porte d’embarquement où la devanture d’un restaurant est toujours visible, il semble en confiance. Je remarque d’autres hommes et quelques femmes à ses côtés. Une quinzaine en tout, armés de fusils automatiques et d’armes de poing.
Je sens des odeurs assez désagréables de transpiration mêlées de crasse. J’en cherche la provenance. Des cris effrayés répondent à mon mouvement ainsi que des crissements de chaînes qui raclent le carrelage abîmé du lieu. Une dizaine d’esclaves enchaînés se pressent les uns contre les autres à même le sol.
Je ressentirais presque de la peine.
— Ah ! Je vois que tu apprécies déjà la valeur de ton cadeau.
Mon quoi ?!
— Laisse-moi d’abord me présenter. Je suis Thomas, le chef de ce groupe. Tu es sûrement la Grande Éveillée ? Je suis ravi de te rencontrer. Désolé pour cet accueil, nous n’étions pas sûrs que tu viendrais seule.
Pour quelqu’un qui se veut chaleureux, je trouve qu’il garde largement ses distances. S’il croit que je ne peux rien faire d’ici, il se trompe lourdement. En attendant, puisqu’il est ouvert à la discussion…
— Et avec qui croyiez-vous que je viendrais ? Les éveillés n’ont pas beaucoup d’amis, vous savez.
Petite question anodine qui pourra me renseigner sur l’étendue de ses connaissances à mon sujet. Le fait qu’il sache que l’on m’appelle la Grande Éveillée ne me plaît déjà pas beaucoup. Et dire que je l’ignorais jusqu’à tout à l’heure. Thomas s’appuie de façon nonchalante sur la rambarde, un pistolet à la main.
— Des amis peut-être pas, mais des alliés, oui.
D’un signe de sa part, l’un de ses mercenaires s’absente un instant à l’intérieur du restaurant. Le bruit d’un coup violent me parvient. Il est immédiatement suivi d’un gémissement, celui d’une femme. L’homme ressort ensuite, traînant une blonde par le bras. Je sens d’ici l’odeur du sang. Il tente de la mettre debout, sans succès, ses jambes ne la portent plus. Thomas la tire par les cheveux pour que sa tête dépasse de la balustrade. J’aperçois son visage défiguré par les coups qu’elle a reçus. Des traces rouge sombre marbrent ses lèvres et son cou. De toute évidence, ils l’ont torturée pour obtenir des informations…
Comment pourrait-elle en avoir sur moi ?
Devant mon manque de réaction, Thomas se sent obligé de m’exposer la situation.
— Cette jeune personne que tu vois là, la désigne-t-il de son arme, fait partie d’une équipe de reconnaissance qui vient de la centrale. Et apparemment là-bas, on te connaît. Elle n’était pas très… Coopérante au début… Heureusement, on a su la convaincre.
Il la relâche et elle s’écroule tristement sur le sol.
Pas coopérante… Ça ne m’étonne pas, elle savait ce qu’elle risquait à dévoiler ainsi mon existence. Il s’agit d’une clause du contrat établi avec la colonie. Ils ne doivent pas révéler ma présence, en particulier aux éventuels ennemis. J’avais pensé à mes semblables à ce moment-là, alors qu’en fin de compte, les humains peuvent parfaitement être rivaux.
Étrange que Pascal ne m’ait pas parlé de l’enlèvement. Croyait-il qu’ils s’étaient contentés de la tuer ?
— Elle nous a raconté quelque chose de très surprenant, reprend-il. Un éveillé, ou plutôt une éveillée, garderait ce territoire et serait suffisamment puissante pour repousser tous les autres individus de son espèce. Et… chose plus intéressante encore, ajoute-t-il en souriant de toutes ses dents, cette éveillée ne s’attaquerait pas aux humains. Au contraire, elle les aiderait ! Impressionnant, non ?
Cette conversation commence à m’ennuyer, mais comme j’imagine qu’il va bientôt arriver à la conclusion, je le laisse poursuivre. C’est malpoli d’interrompre quelqu’un. Pour passer le temps, je m’attache les cheveux.
— En plus, le prix à payer pour sa protection est tout à fait correct. Quelques vivres de temps en temps, l’électricité et l’eau courante. Rien de plus.
Il secoue la tête, incrédule.
— Franchement, j’ai eu du mal à y croire sur le coup et puis… On a retrouvé des cadavres. Des cadavres d’éveillés qui ont dû passer un sale quart d’heure. Alors je me suis dit, pourquoi pas ? Et surtout, pourquoi ne pas proposer à cette éveillée, un nouveau contrat… Plus avantageux.
Voilà cette fameuse conclusion.
Je tourne la tête vers le groupe d’esclaves et les balaie des yeux. Je les désigne d’un geste vague de la main en m’adressant à Thomas.
— C’est ça ? L’avantage supplémentaire ?
— Quoi ? Ça ne te plaît pas ? Tu veux récupérer celle-là plutôt ?
Il donne un coup de pied à la captive sans entraîner de réaction de sa part.
— Non, merci. Je n’y tiens pas.
— Parfait.
Et sans prévenir, il lui loge une balle dans la tête. Je regarde de loin les projections de sang sur la vitre qui empêche le corps, désormais sans vie, de la femme, de descendre d’un étage.
— Vous ne vous vous êtes peut-être pas réveillé avec des cicatrices Thomas, mais à part ça… Tout y est. On dirait un véritable éveillé. Sans les pouvoirs bien sûr.
Je hausse les épaules sur les derniers mots, comme si ce n’était pas ça, l’important.
— Venant de ta part, je vais prendre ça comme un compliment.
Il s’éloigne de la rambarde.
— Alors ? Que veux-tu pour ton nouveau contrat ? En plus du précédent, je veux dire. De l’or ? Des bijoux ? Un homme pour que tu te sentes moins seule dans ton lit ? Ou une femme si tu préfères ? Après tout, l’échantillon que tu as là, précise-t-il d’un air dédaigneux en pointant les esclaves, ce n’est pas représentatif de notre catalogue. On peut te trouver mieux, c’est certain.
Je fais mine de réfléchir à sa proposition.
— J’aimerais…
Je prends mon portable et cherche, dans mon répertoire une musique qui conviendrait à cette situation.
Je relève les yeux vers Thomas.
— J’aimerais que vous foutiez le camp d’ici. Vous, vos esclaves et aussi votre cadavre.
Un instant de silence. Et le sourire de Thomas s’efface.
— Puisque c’est ton choix… J’imagine qu’on ne peut pas essayer de discuter avec une éveillée de ton importance.
Une légère touche d’ironie colore son ton, mais il en faut davantage pour me vexer.
— Alors, nous partirons. Demain, nous aurons dégagé le plancher.
J’attends quelques minutes sans qu’il ne se passe rien. Je hausse les sourcils, franchement étonnée maintenant, voire déçue, je dois bien l’avouer.
— C’est parfait, me contenté-je de conclure.
Cela ne peut tout de même pas être aussi simple ? Je leur tourne ostensiblement le dos, pensant que ce dernier geste de dédain finira par les pousser à bout. Eh bien non. J’avance lentement, le verre brisé des flacons de parfum crissant sous mes pas, avant de rejoindre la première marche de l’escalator.
Soudain, je sens le sifflement d’une balle près de mon oreille et une sensation de brûlure sur mon épaule. Je m’attendais à un tir venant de Thomas et de ses acolytes. Si ça avait été le cas, je n’aurais même pas été frôlée. Cependant, mon agresseur ne provenait pas de ce coin-là. Je me tourne d’un geste vif vers le groupe d’esclaves et le corps d’un homme, un sniper à la main, s’envole. Il heurte avec violence le mur d’en face, avant de se retrouver au sol le crâne fracassé.
Ensuite, tout va très vite.
Un déluge de balles s’abat sur moi. Je m’élance et saute par-dessus le comptoir d’une agence de transport pour me mettre à l’abri. Dévier une balle, c’est une chose. En dévier une centaine, c’en est une autre.
Sans surprise, je tombe nez à nez avec un homme de main de Thomas qui me vise à bout portant avec son fusil à pompe. Avec l’aisance que donne l’habitude, j’évite ses projectiles et le saisis au poignet, lui infligeant une puissante décharge électrique. Son corps se raidit et son visage se crispe, les muscles anormalement tendus.
Tant mieux. Pour ce que je veux en faire, il vaut mieux qu’il se tienne droit. Je le pousse contre le meuble à l’aide de ma télékinésie. Son organisme se relâche brusquement lorsque je cesse de l’électrocuter.
Thomas et ses hommes ont vite compris que leur premier plan pour m’abattre n’a pas fonctionné. Ils se remettent donc à tirer, perforant le bois et criblant de balles le corps de leur collègue qui me sert désormais de protection.
J’entends la voix de Thomas par-dessus les salves :
— Déployez-vous ! Déployez-vous autour ! Il faut couvrir un maximum d’angles !
Mon petit doigt me dit que ce n’est pas la première fois qu’il combat des éveillés. Heureusement que j’ai choisi ma musique ! Je replace mes écouteurs et soupire de soulagement lorsque le bruit des balles est atténué par les premières notes du morceau[3].
De la chanson française. Ça change.
Tandis que l’intensité de l’assaut diminue, j’en profite, toujours accroupie, pour me glisser vers la gauche, laissant mon cadavre de protection en place. Une fois éloignée de quelques mètres, j’utilise ma télékinésie pour soulever le corps de l’homme de sorte que seule une touffe de ses cheveux sombres dépasse du comptoir.
Mon leurre devient immédiatement leur cible.
Je me redresse vivement. Un bref coup d’œil vers la porte d’embarquement, un court instant de concentration et c’est l’un des hommes de Thomas qui prend littéralement feu. Il se met à hurler de douleur tandis qu’il fait de grands gestes avec son arme, l’utilisant au hasard.
J’entends Thomas et ses acolytes crier, mais je n’ai plus aucune idée de ce qu’ils se disent. Ils vont regretter d’avoir sous-estimé la portée de mes pouvoirs. À peine m’aperçoivent-ils que j’en projette cinq, l’un après l’autre, hall. Ils sont déjà morts avant d’avoir touché le sol, la cage thoracique enfoncée par une force invisible, un filet de sang s’échappant de leurs lèvres.
Je m’accroupis à nouveau, assez satisfaite de ma stratégie et me déplace pour me mettre à couvert derrière un étroit meuble en métal destiné à ranger des formulaires. Lorsque deux grenades atterrissent à mes pieds. En un instant, je bloque le mécanisme à l’aide de ma télékinésie pour les prendre en main en toute sécurité.
Bande d’idiots… Il ne faut pas donner d’armes à son ennemi.
D’un geste un poil théâtral, je les jette par-dessus mon abri et les propulse ensuite grâce à mes pouvoirs jusqu’à Thomas et ses hommes.
Je crois entendre un cri d’alerte et… Je monte le son de mes écouteurs pour tenter de diminuer le bruit de l’explosion, mais c’est peine perdue. Toute une partie de l’agence est soufflée par l’onde de choc. Je maintiens en position les meubles qui me protègent, les empêchant de m’écraser. Je laisse le temps aux débris et autres morceaux de chairs déchiquetés de retomber avant de me relever avec précaution.
L’endroit est méconnaissable. Le verre brisé, omniprésent, s’accompagne de centaines de balles. Des corps sanglants et souvent partiels complètent le tableau. J’entends un coup de feu et je dévie la balle qui m’est adressée d’une simple pensée. Je tourne la tête, l’homme s’est déjà mis à couvert derrière l’escalier qui permet de monter à la porte d’embarquement.
Quel idiot.
J’enfonce avec force le béton dans un bruit de tonnerre et lui écrase sa fragile colonne vertébrale. Il n’a même pas le temps de crier. Je contourne feu le comptoir au rythme lent de ma musique. Je passe devant les esclaves sans même les regarder. Ils se sont tellement blottis dans ce qu’il reste d’une petite boulangerie que j’aurais bien du mal à les distinguer du décor de toute façon.
Je me fie à mon odorat pour repérer les éventuels survivants et monte les marches pour rejoindre le premier palier. Il y en a tout de même quelques-uns encore en vie. Une vie rapidement abrégée lorsque leur nuque se brise à ma volonté.
Je m’élève d’un étage supplémentaire et parviens à la porte d’embarquement.
Étendu au sol, Thomas semble toujours vivant. Visiblement, une balle perdue s’est logée dans sa cuisse et de petites coupures recouvrent son visage. Il lève une main en signe d’apaisement. Croit-il sincèrement que ce geste va changer la donne ?
— Attends ! me lance-t-il, la respiration haletante. Attends une seconde, on peut peut-être discuter.
Je penche la tête sur le côté et l’observe attentivement. Non… non je ne pense pas qu’il espère encore réellement quelque chose. Son cerveau choqué lui dicte machinalement les actes nécessaires à sa survie. Pourtant, au fond, son esprit sait que c’est inutile. Son regard s’est déjà vidé de son âme.
— Tu ne vas quand même pas obéir à des humains ? lâche-t-il dans un souffle.
Cette remarque pourrait être vexante, or, je sais que c’est ce qu’il cherche. Il souhaite que je réagisse, que je comprenne mon erreur. Ce serait le moment de lui répondre une petite phrase tout droit sortie d’un film, mais je me contente du silence une fois de plus, lui broyant la nuque avec simplicité.
La répartie ne fait pas partie de mes points forts… Sans compter que je ne vais pas gâcher ma musique.
De là où je suis, j’ai une vue d’ensemble du hall avec ses baies vitrées brisées. Je me place à l’endroit où se tenait mon adversaire au tout début de notre rencontre. Je comprends maintenant pourquoi il a cru qu’il pouvait m’éliminer. Surplomber ainsi la salle donne presque l’impression d’être intouchable. L’impression seulement.
Je baisse la tête et contemple le corps sans vie de leur source d’information. Si elle n’avait pas trahi notre accord, peut-être aurais-je tenté de la sauver…
Ou peut-être pas.
Je ne sais plus vraiment ce qui me pousse à aider la colonie en fin de compte, à part l’habitude et les quelques avantages techniques. J’ignore combien de temps cela va encore durer.
Peu importe.
Je redescends sans me presser, et rejoins l’escalator. Je m’arrête sur la première marche. Dois-je m’assurer que l’aéroport est vide en le fouillant de fond en comble ?
Je grimace alors qu’une violente crampe menstruelle vient de prendre la décision à ma place.
Hors de question.
J’ai rempli ma mission, l’objectif principal en tout cas. Pascal n’a qu’à fignoler. Je m’apprête à poser mes doigts sur le métal pour descendre lorsqu’une voix enrouée m’interpelle :
— Attendez ! Ne partez pas !
Je me retourne pour constater qu’il s’agit d’une des esclaves. Une femme brune, les lèvres abîmées, les traits tirés. Pourtant, elle devait être belle avant. J’enlève un écouteur par politesse et m’approche de quelques pas. Elle se retient de reculer.
— S’il vous plaît…
— Tais-toi ! Tu vas nous faire tuer ! angoisse un homme.
Les autres acquiescent de peur. Elle poursuit malgré tout :
— S’il vous plaît… S’il vous plaît… Libérez-nous. Nous allons mourir de soif… S’il vous plaît… Nous ne sommes pas un danger pour vous.
C’est souvent l’erreur qu’ils commettent tous. Ils se fient à mon physique frêle, au fait que je sois une femme. « C’est une éveillée c’est vrai, pourtant elle n’a pas l’air d’une grosse brute… Avec un peu de chance, elle est différente des autres… »
Évidemment, au vu de ce qui vient de se dérouler sous ses yeux, elle aurait dû comprendre, faire les liens qui s’imposent… Mais l’espoir…
Ah l’espoir !
— Vous ne pouvez pas nous laisser comme ça… Pitié… Ne nous abandonnez pas…
D’un certain point de vue, elle n’a pas tort. Pour quelle femme cruelle je passerais si je me contentais de partir, sachant pertinemment qu’ils vont mourir lentement, mais sûrement, de faim et de soif. Une autre chose me gêne également. Ils restent des témoins. Des témoins avec lesquels je n’ai pas signé de clause de confidentialité. Sans compter que certains d’entre eux peuvent être des membres de la clique de Thomas, infiltrés incognito parmi les esclaves.
Qui sait ?
Et je n’ai pas la patience de les interroger un par un aujourd’hui. Ni même un autre jour.
Un bruit d’os brisé, son corps qui s’écroule suivi de cris, beaucoup de cris.
Ils meurent les uns après les autres. Je ne suis pas suffisamment concentrée sur mes activités. Je souffre à nouveau de douleurs au bas-ventre et un besoin irrépressible de rentrer me sécher et me mettre au chaud sur le canapé me saisit. Cette situation manque définitivement d’enjeux, mes cibles se résumant à des humains sans défense et attachés qui plus est. J’entends parfois des chaînes se briser lorsque ma télékinésie imprécise rate la nuque voulue. Je rectifie rapidement mon erreur.
Et le silence finit par remplacer les hurlements.
Je me retourne, réinsère mon écouteur et m’avance vers l’escalator. Alors que je contourne le cadavre du sniper et sa tête défoncée, une idée me vient. Il faut que je prévienne Pascal de l’accomplissement de ma mission. Je réfléchis un instant avant de retirer ma veste.
Je me place à côté du corps, mets mon vêtement à plat sur le sol, le dos vers moi avant de prendre l’index de l’homme que je trempe dans son propre sang. J’entoure la zone déchirée du cuir par la balle du sniper, la flèche et ajoute en lettres majuscules un petit mot à destination de Pascal.
« TU ME DOIS UNE VESTE »
Je lâche le membre du sniper et me redresse, mon habit en main. Je reprends l’escalator et descends au rez-de-chaussée avant de sortir de l’aéroport.
La pluie s’est arrêtée.
— Mégane ! Mégane vient, j’ai une mission pour toi ! appelé-je
Elle arrive quelques secondes plus tard et se pose sur mon épaule.
— Tiens, lui donné-je mon message sur son support improvisé. Apporte ça à Pascal, veux-tu ?
Elle semble étonnée par sa nouvelle tâche, mais ne discute pas et décolle, emportant ma missive avec elle.
À mon tour, je déploie mes ailes et, sans même un regard en arrière, je prends mon envol pour retourner enfin chez moi.
[1] Fusil d’assaut.
[2] Walk on the wild side, Lou Reed
[3] Jardin d’hiver, Henri Salvador