Episode 3

Intrus

 

— Ah non ! Pas aujourd’hui !

Je souffle d’agacement.

— Saloperie de saleté de merde !

Je sais que ça ne sert à rien de râler, mais ça me fait du bien.

Il est temps de changer de machine à laver. Je force le système de fermeture du hublot et retire mes vêtements trempés. Dire que je l’utilise depuis moins de cinq ans. Foutue obsolescence programmée. Je n’ai pas d’autre choix que d’aller dans la zone commerciale de Colmar, un endroit que je n’ai pas totalement nettoyé. Et pour cause, il n’y a rien de beau ou d’intéressant là-bas ; excepté peut-être des appareils ménagers qui fonctionnent.

Bon sang, ce n’est vraiment pas ce que j’avais prévu cet après-midi.

J’ouvre le cellier en grand, place mon index et mon pouce en équerre devant mes yeux et évalue la distance jusqu’à ma camionnette. C’est dans des cas comme celui-ci que j’apprécie la configuration de mon domicile.

Je réalise un pas de côté pour ne pas me retrouver dans la trajectoire et, d’un regard appuyé, j’envoie valser mon engin. Il atterrit à quelques mètres de son véhicule de transport et finit son chemin en roulant sur le flanc. Je marche jusqu’à lui et savoure la précision de mon tir. Mon imposant projectile s’est stabilisé à quelques centimètres de ma voiture.

Pas mal.

Reste le plus difficile.

C’est bien beau la télékinésie. Pour propulser ou pour attirer des objets, rien de plus facile. Une légère impulsion, il convient simplement de doser la puissance dans le sens souhaité et le tour est joué. En revanche, lorsqu’il s’agit de faire léviter quelque chose… Ça n’a rien à voir. On est bien loin des romans ou des films dans lesquelles les héros mobilisent avec aisance les objets à distance. Dans la vraie vie, cette capacité s’apparente davantage à une force brute qui brise et détruit. Impossible de l’utiliser sans conséquence néfaste.

J’écarte manuellement les battants du coffre puis recule de quelques pas. Ce sont les seules occasions où j’utilise mon corps pour m’aider. J’ai parfaitement conscience de l’inutilité de ces mouvements, pourtant, ils facilitent ma concentration.

Je ne me l’explique pas.

Les bras à moitié tendus, je déplie mes phalanges visualisant ma machine comme si elle tenait en équilibre sur mes mains. Elle se soulève brusquement et une contre-pression de ma part l’empêche de heurter le plafond. La tôle se tord à l’endroit où j’applique mon pouvoir.

Une simple, mais néanmoins minutieuse, histoire de dosage.

J’oublie de respirer.

Je maintiens une force au-dessus et en dessous et la positionne à bonne hauteur pour le coffre. J’ajoute un troisième effort qui lui permet de glisser à l’intérieur de la camionnette. Je relâche le tout d’un coup et elle s’échoue, un peu brutalement, sur le plancher de la voiture. Je laisse retomber mes bras tout en expirant profondément. Je les secoue pour les détendre, déplie et ferme les doigts à plusieurs reprises. Pour le moment, je me fiche de l’abîmer, cependant ce ne sera pas la même histoire quand il faudra transporter la neuve.

Je claque les deux portes du coffre. Avant de monter dans la camionnette, je rejoins le fond du garage où se trouve le groupe électrogène qui génère l’électricité dans la maison. Je le frôle d’une main et recharge le système de batterie que m’a installé la colonie de Pascal. Je m’en occupe régulièrement histoire de ne pas tomber en panne étant donné que je n’utilise pas de combustible pour l’alimenter. Ce système me permet d’éviter de recourir sans arrêt à mon pouvoir dans ma vie quotidienne.

Je retourne vers mon véhicule et démarre dans la foulée.

Autant me débarrasser de cette corvée le plus rapidement possible.

 

Après une dizaine de minutes, j’arrive dans la zone commerciale. Comme pour les routes qui entourent mon domicile, j’ai déjà dégagé les accès et y circule donc à peu près librement. Je me gare en marche arrière au plus près d’une grande enseigne d’électroménager. Je balance ensuite ma machine défectueuse au-dehors et entre dans le magasin.

Je flâne entre les rayons, prenant mon temps. Quelques squelettes parsèment les lieux, associés à une odeur de renfermé caractéristique, mais l’un dans l’autre, l’ambiance demeure tout à fait supportable.

Et puis, on reste dans le thème général postapocalyptique.

Je me dirige vers les machines à laver et avance au bout de la rangée jusqu’aux appareils épinglés de tarifs exorbitants. Je contourne deux squelettes au sol, l’un habillé en femme, l’autre, vêtu d’une tenue neutre, en employé du magasin. Je pense un instant que j’aurais pu être à leur place. Juste un instant.

Après avoir choisi le modèle souhaité, je prends la référence en photo sur mon téléphone.

Reste la partie difficile. La retrouver dans le stock du magasin… J’ai toujours préféré avoir du neuf plutôt que du matériel d’exposition. Je ressors et accède au hangar de stockage par l’extérieur. Alors que je quitte le hall de démonstration, j’entends Mégane m’appeler. Je fronce les sourcils.

Qu’arrive-t-il encore ?

Lorsqu’elle me voit, elle descend à la hâte me rejoindre et se pose sur l’une des portières ouvertes de la camionnette. Je la trouve particulièrement perturbée.

— Qu’est-ce qui se passe Mégane ?

Je garde un ton calme pour ne pas la stresser davantage, tout en sentant la tension monter d’un cran. Surtout lorsqu’elle parvient à m’expliquer qu’au moins une personne a investi les lieux à Colmar.

— À Colmar ? Tu en es sûre ?

Elle ouvre et ferme les ailes à plusieurs reprises. Elle ne comprend pas comment il a fait pour arriver jusque-là sans se faire repérer. Elle n’a pas réussi à déterminer s’il était humain ou éveillé. Elle sait juste qu’il est petit. Très petit.

Petit…

Quoi ? C’est un nain éveillé ?

Je ravale mon énervement de ne pas avoir été prévenue à temps, une désagréable impression de violation de domicile me crispant les muscles. Colmar, c’est ma ville. D’habitude, je n’interviens pas sur les intrus qui restent quelques jours sur mon territoire, s’ils ne présentent pas de danger et qu’ils repartent vite. Toutefois, pas question qu’ils se baladent et saccagent tout dans ma demeure.

Je ne cherche pas à en savoir davantage auprès de mon volatile qui ne tient plus en place, lacérant ma carrosserie au passage. J’enlève ma veste, déploie mes ailes et décolle, le rapace dans mon sillage. La dernière fois qu’elle l’a vu, c’était dans le centre-ville même. Je ne m’amuse pas à effectuer une étape sur la cathédrale et j’atterris avec brutalité au milieu des maisonnettes du marché de Noël.

Instinctivement, j’inspire à plusieurs reprises et cherche des fragrances inhabituelles.

Rien.

J’observe les lieux avec attention sans y trouver quoi que ce soit d’anormal. Prête à réagir au moindre mouvement suspect, j’avance. Je change de rue et progresse au hasard avec une certitude : il s’agit d’un éveillé. Aucun humain n’aurait pu parvenir jusqu’ici sans que Mégane ou une autre sentinelle ne s’aperçoive de sa présence.

Peut-être a-t-il des capacités particulières ? Que je n’ai encore jamais vues. L’invisibilité par exemple.

Je passe lentement dans l’avenue principale. Je me tourne parfois brusquement, croyant percevoir quelqu’un à la périphérie de mon champ de vision, avant d’identifier mon propre reflet dans les vitres immobiles des magasins. Je commence à me dire que Mégane doit être très fatiguée. Mes sollicitations seraient si nombreuses qu’elle ne parviendrait plus à détecter les menaces ? Je lève les yeux et l’observe voler en cercle loin au-dessus de moi.

Est-ce que le burn-out existe chez les oiseaux ?

Je secoue la tête et poursuis mes recherches.

Je parcours la ville durant un bon moment, avant de me dire que je vais vaquer à mes occupations initiales. Ma machine à laver doit toujours être remplacée et mes vêtements sales et trempés méritent un lavage en bonne et due forme.

Soudain, une odeur…

Je m’arrête net.

Elle me paraît si subtile, si fine. Pendant une seconde, je me demande si je n’ai pas rêvé.

Je la sens une fois de plus. Quelques particules discrètes éparpillées par le vent. Je prends la ruelle et la suis. Elle me conduit à proximité d’une supérette qui avait été vidée longtemps avant mon retour dans la région. Les vitres sont brisées et leurs morceaux jonchent encore le trottoir. Je sais que je me rapproche, cependant… Comment se fait-il que cette fragrance me semble aussi faible ?

Je rentre mes ailes dans mon dos et pénètre dans le magasin avec précaution. J’entends des bruits de pas et d’emballages jetés au sol. Les bris de verres crissent sous mes pieds et le silence s’abat tout à coup. Une vague de puissants effluves m’atteint. Le stress et la peur en sont à l’origine. Je connais par cœur ces relents chez les humains et me rends compte que ceux-là ont quelque chose de différent. En ce qui concerne les éveillés, ils se mêlent en général d’excitation, ce qui n’est pas le cas ici.

Apparemment, la terreur a pris possession de l’intrus.

Parfait.

Je progresse dans le supermarché sans chercher la discrétion, guettant le moindre mouvement. J’arrive au niveau des surgelés, rares rayons n’ayant pas été pillés et fais une pause. D’un regard, les portes des frigos s’ouvrent et leur contenu, depuis longtemps décomposé, est propulsé dans les couloirs.

Dans tout documentaire zoologique, on apprend que, face au danger, les animaux peuvent choisir entre trois réactions. Rester immobile, se battre ou fuir. Face à moi, seule la fuite me paraît raisonnable. Pourtant, je rencontre rarement ce cas de figure. Les éveillés cherchent toujours la domination par le combat — y compris lorsqu’ils n’ont visiblement aucune chance —, tandis que les humains…

En fait, eux, je ne les compte pas.

Or, les créatures présentes ici essaient bel et bien de s’échapper.

Et si je dis « les », c’est parce que j’ai pu apercevoir du coin de l’œil deux ombres se faufiler parmi les rayonnages. Ils espèrent atteindre la sortie, profitant du bruit que j’ai provoqué pour se mouvoir silencieusement. Je fais mine d’approcher les rayons du fond et m’arrête au niveau des produits ménagers. Cette fois, je ne me contente pas de le vider de ses articles, je m’emploie carrément à renverser les étagères.

D’un geste brusque, je pivote et déclenche un feu juste après les portiques de sécurité. Les flammes ne demeurent pas longtemps, quelques secondes seulement, mais elles suffisent à empêcher les deux silhouettes frêles de s’enfuir. Elles font un bond en arrière et s’étalent sur le carrelage. Je les rejoins alors qu’elles se retournent. Quatre pupilles apeurées me fixent un instant et s’agrandissent d’horreur.

Je reste interdite. Tout en m’approchant, je plisse les yeux pour m’assurer que je ne rêve pas. Des enfants. Un garçon et une fillette. Je traduis enfin ce que cherchait à me faire comprendre Mégane. Ce sont des petits. Des petits d’Homme.

Je suis face à des gosses.

Constatant que la distance s’amenuise entre nous, le plus âgé se lève d’un coup et se place entre moi et son binôme. Il s’efforce de cacher sa peur et prend un air aussi féroce que possible. Il en deviendrait presque comique.

Ça aurait vraiment pu être drôle.

Non, ça aurait être drôle. S’il n’y avait pas cette réelle volonté de préserver leur vie à tous les deux. S’ils n’étaient pas persuadés que leurs existences ne tenaient qu’à un fil.

À trois mètres d’eux, je me fige et les détaille. Le garçon doit avoir dans les sept ou huit ans. La fillette, cinq ou six. Difficile à dire quand on n’a plus rencontré d’enfants depuis dix ans. D’enfants vivants, je veux dire. Je ne compte pas les cadavres.

J’inspire lentement. Je comprends maintenant l’origine de cette odeur si ténue. À cet âge, la production d’hormones est largement diminuée par rapport à celle des adultes. La transpiration et les fragrances qui en découlent sont aussi modifiées et, visiblement, nettement atténuées.

Ils ne se ressemblent pas ces deux-là. Le gosse est brun, les iris marron, la peau naturellement bronzée. L’autre arbore une tignasse rousse. Les yeux clairs, verts ou bleus, difficile à dire puisqu’elle se cache le visage derrière les jambes de son protecteur. Ils paraissent sales et surtout, ils portent chacun un collier en métal autour du cou, comme si quelqu’un les avait entravés comme des animaux.

Des chaînes…

Je me remémore le massacre des esclaves la semaine dernière. Je les ai brisés sans le vouloir à ce moment-là…

Non… Impossible.

Je chasse ces pensées et remarque qu’on m’observe. Le môme n’a pas cillé depuis qu’il s’est relevé. Il me fixe d’un air de défi. Je crois voir un chaton hérisser tous ses poils pour impressionner le berger allemand qui le menace.

Et maintenant ? Je m’attendais à tomber sur des ennemis, des voleurs, des éveillés, n’importe quoi, mais pas à ça. Le regard du gamin me transperce comme aucun autre avant lui. Il m’empêche de réfléchir et je cesse de le soutenir.

Je prends quelques secondes pour contempler le chaos d’emballages de produits en tout genre qui m’entoure. Je ne peux pas laisser ces mouflets comme ça. Ils se trouvent exactement dans la même situation stupide que tous leurs congénères dans ce foutu aéroport : aucune chance de survivre. La seule chose qui les attend, c’est de tomber entre les mains d’autres humains peu scrupuleux. Ou, pire encore, dans celles d’éveillés. Ce serait cruel de les abandonner dans une telle situation.

Ma décision est prise.

J’expire et mon regard se pose une nouvelle fois sur le garçon.

Ce sont des gosses, bon sang ! Des gamins !

Mes mâchoires se crispent.

Comme si ça ne suffisait pas, une pensée vient aggraver mon malaise. Ils n’ont pas été désirés et sont issus d’une relation non consentie, j’en suis certaine. Je ne peux pas croire qu’on veuille procréer dans ce monde.

J’anticipe la vue de leurs nuques fragiles lorsqu’elle se briseront sous mon pouvoir et une nausée vive et inhabituelle me monte à la gorge.

Il suffit que je ne regarde pas. Ce devrait être possible si je ne me vois pas agir.

Et si je vise à côté ? Je leur casse les os, entraînant une souffrance inutile, pour les abattre froidement après ?

Je déglutis avec difficulté.

Je n’arrive pas à croire que j’hésite. La dernière fois où des scrupules m’ont saisie à l’idée de tuer quelqu’un, c’était il y a une éternité. Au début. Quand je pensais naïvement avoir encore le choix.

J’avance d’un pas. Instinctivement, le garçon lève les poings. Je concentre mon regard sur son cou. Dans un bruit métallique, sa chaîne se brise et atterrit au sol. Je le vois cligner des yeux, interloqué et les baisser sur l’ultime symbole de son asservissement. Je réalise la même chose pour la fillette qui émet un petit cri de frayeur lorsqu’elle sent le métal glisser sur sa peau.

Pourquoi devrais-je toujours faire le sale boulot ? Avec un peu de chance, ils vont tomber sur des éveillés avec de l’éthique qui les tueront rapidement.

Le petit bonhomme me regarde à nouveau, il ramène ses bras contre lui, hésitant. Pour ne pas les effrayer davantage, je garde deux mètres de distance avec eux, les contourne et sors. Je vais les laisser tranquilles. Deux gamins comme eux, que peuvent-ils détruire dans ma ville ? Et puis, ils finiront forcément par en partir.

Ou par y mourir.

Je traverse Colmar au pas de course, m’éloignant au maximum des mioches, comme si c’était moi qui les craignais et non l’inverse. Je suis tellement absorbée par mes pensées que je ne me rends pas tout de suite compte que je suis suivie.

Je m’arrête et tourne très légèrement la tête.

Les deux enfants me scrutent. Le gamin tient son amie par la main. Il la tire de force pour me talonner, ignorant l’air apeuré de cette dernière à l’idée de me suivre.

Comment peut-il vouloir me rejoindre ? S’ils appartenaient vraiment au groupe d’esclaves, il a dû voir, il a dû entendre… Il a dû comprendre…

J’avance de quelques pas supplémentaires, l’air de rien. J’en perçois d’autres, ténus, en échos aux miens. Je m’immobilise. Ils en font de même.

Puisque je dois décoller, autant le faire d’ici, au moins je suis certaine qu’ils ne pourront pas me poursuivre. Pourtant, j’ignore pourquoi, je rechigne à m’envoler. Je m’apprête malgré tout à sortir mes ailes lorsqu’une voix aiguë derrière moi me paralyse.

— Pardon.

Un lourd silence lui répond.

Ce n’est pas tant le fait qu’il me parle, mais surtout ce qu’il me dit. Il me demande pardon ? Sérieusement ? Pourquoi ? Pour être venu ici ? Avoir pénétré mon domaine sans prévenir ? Ou parce qu’ils me filent depuis tout à l’heure ?

— Pardon, répète-t-il.

Pardon, pardon, pardon de quoi ? Pardon d’exister peut-être…

Ma conscience endormie se réveille subitement. Il n’a pas à s’excuser. Il n’a pas enchaîné ses semblables, ne les a pas traités comme des esclaves. Ce n’est pas lui qui les a torturés. Pas lui qui les a massacrés alors qu’ils étaient sans défense…

Il y avait peut-être leurs parents là-bas. Comment deviner ce qu’ils ont perdu, ce que je leur ai enlevé ?

Le choix s’avère simple. Soit, je pars maintenant, soit…

Je n’entends plus aucun bruit derrière moi. Pas même une respiration. J’imagine qu’il retient son souffle en attendant ma décision.

« On blesse et on est blessé. Et ceux que l’on blesse blessent à leur tour. L’ennui, c’est qu’on ne sait pas comment ni quand. Et encore moins qui. »

Une voix d’outre-tombe chuchote à mes oreilles. Une image fugace, presque en noir et blanc, d’une personne qui a partagé mon chemin au tout début… Au tout début de mon voyage en enfer. Je le déteste pour revenir ainsi me hanter au mauvais moment. Ce n’est pas juste.

C’est toujours à sens unique. Les vivants se souviennent des morts, tandis que les morts eux…

Ils restent morts.

Je me retourne lentement et observe le môme, puis son amie. Ou sa sœur, je ne sais pas. Je sens que je me lance dans une belle connerie. Ils ne bronchent pas tandis que je m’approche jusqu’à me placer à deux mètres d’eux.

— Comment tu t’appelles ?

Il ouvre la bouche, la gardant ainsi un instant, surpris que je m’adresse à lui.

— Bastien.

Je me tourne vers la fille.

— Et toi ?

Elle se colle à Bastien et fuit mon regard. Il répond pour elle :

— Cat.

Parfait, les présentations sont faites et maintenant ? Ai-je toujours le choix ? Les laisser mourir de faim alors qu’ils n’étaient que deux mioches sans identité, passe encore, mais là… Trop tard. J’ai pris ma décision.

— Suivez-moi.

Je leur tourne le dos et avance d’une démarche ferme dans la rue. Puisqu’ils ne peuvent pas voler, il va falloir que je trouve une voiture en état de marche. Ce qui n’est pas une mince affaire dix ans après leur dernière utilisation. Je me dirige vers le parking souterrain du centre-ville. J’ai plus de chance de voir fonctionner un véhicule parmi ceux qui sont restés à l’abri par rapport aux autres, stationnés dehors à la merci des éléments. Bastien et Cat m’emboîtent le pas. Ils n’augmentent pas la distance entre nous, sans pour autant chercher à la diminuer. Peut-être Bastien sent-il que ma décision ne tient qu’à un fil, qu’il faut la préserver à tout prix ?

Je marche devant une rangée de voitures, ciblant les modèles électriques et effleure leur capot d’un geste précis de la main. À la cinquième, la chance me sourit et lorsque je caresse le métal, la décharge électrique que je lui envoie la ranime comme par magie.

Du coin de l’œil, je les vois sursauter, tout en gardant le silence. Cat ouvre grand ses yeux, admirative. Je remarque qu’elle les a verts.

Je me place du côté conducteur et, d’un frôlement de doigt, je désactive le mécanisme de fermeture.

— Montez à l’arrière, leur ordonné-je.

Ils obéissent sans discuter. À croire que tout n’est pas perdu dans ce monde en fin de compte. En sortant du parking, je boucle ma ceinture pour réduire au silence le bip agaçant du système automatique. Mes deux ombres ne jugent pas nécessaire de m’imiter, mais je n’insiste pas. Après tout, il n’y a pas de raison qu’on ait un accident. Les consignes de sécurité routière n’ont plus lieu d’être sans automobiliste.

Pas un mot, pas une expression ne s’échappe de leurs bouches au cours du trajet. Toutefois, leurs yeux restent grands ouverts et ne ratent pas une miette du paysage. Je stationne la voiture dans la rue à quelques mètres de ma demeure, n’ayant aucune envie de la conserver dans mon garage. Je sors et, sans que je le leur demande, ils descendent aussi et avancent docilement un mètre en arrière.

Se rendent-ils seulement compte qu’ils suivent jusqu’à chez elle une éveillée, une meurtrière ? Un être sans cœur et sans conscience ?

Enfin… Presque.

Ils rejoignent l’intérieur de ma maison. Je me place contre un mur, croise les bras et attends. On se jauge mutuellement durant un instant, puis ils inspectent le salon du regard. Je les vois balayer d’un rapide coup d’œil le canapé avec la télévision, le piano, la cuisine américaine. J’en profite pour les détailler davantage. Ils paraissent si maigres, si petits, si fragiles. Est-ce une morphologie normale pour leur âge ? Des cernes creusent leurs visages, et je remarque pour la première fois des ecchymoses sous la saleté. Leurs vêtements déchirés laissent également apparaître plusieurs égratignures.

Je ressens un vieux, très vieux sentiment. Je crois que le mot exact est pitié. Il s’agit bien de ça, de la pitié.

— Vous avez faim ?

D’un même mouvement, ils se retournent et, cette fois, Cat hoche la tête la première. Ils m’emboîtent le pas en silence tandis que je décroise les bras et me rends dans la cuisine.

Qu’ont-ils vécu avant de devenir esclaves ? Sont-ils nés comme ça ? En tout cas, ils n’ont probablement jamais vu une maison habitée. De façon normale, je veux dire. Sans cadavres et autres éléments de décor du genre.

Après avoir sorti des biscottes et de la confiture de mirabelles du réfrigérateur, je leur prépare quatre tartines chacun sur deux assiettes, accompagnées de verres d’eau. Je verrai plus tard pour l’équilibre nutritionnel d’autant que ça ne leur suffira pas. Seulement, là tout de suite, j’ai surtout besoin de gagner du temps. Il n’y a pas de table dans la cuisine, juste un bar avec quatre mange-debout. Je les désigne.

— Assis.

Si Bastien arrive maladroitement à grimper sur l’un des sièges, ce n’est pas le cas de Cat qui manque de tomber à deux reprises.

— C’est bon, lâché-je avec lassitude. Stop !

Je lève les mains et Cat s’arrête sur l’instant. Ses yeux, brillants, m’indiquent qu’elle se prépare à pleurer.

Ah non ! Pas ça !

J’installe la vaisselle et sa garniture dans le salon, sur la table basse.

— Ici, reprends-je en leur montrant le canapé.

Ils obéissent sans discuter. Au moins je n’ai pas besoin de crier pour obtenir le respect. Ils s’assoient et après avoir attendu un dernier signe d’autorisation de ma part, ils commencent à s’empiffrer. Ils engloutissent vite leur repas et mon piégeux sentiment de compassion réapparaît. Après huit autres tartines chacun, je finis par leur laisser une carafe d’eau et une boîte de gâteaux secs. Tout est périmé depuis belle lurette comme toujours, toutefois si je les mange, j’imagine qu’ils le peuvent aussi.

Je reste un peu en retrait, croise les bras dans un réflexe protecteur et les observe en silence. Je ne m’attendais pas à ça. À cette sensation d’être responsable, comme si je leur devais quelque chose. Putain d’ocytocine. Pas de doute, c’est cette foutue hormone qui m’empêche de les tuer purement et simplement.

Maintenant qu’ils sont là, que faire ? Je ne vais pas les garder avec moi ? Ou, pire encore, les élever ? Non, il faut que je leur trouve un endroit où ils pourront vivre, avec des personnes pour se charger d’eux…

Et pourquoi pas la colonie ? Ils doivent avoir des enfants… Je n’en ai jamais vus, mais c’est forcément le cas. Les humains possèdent un instinct de reproduction à toute épreuve… Malgré tout, je n’ai aucune garantie qu’ils accepteraient de s’occuper de gosses étrangers à leur population. Ils pourraient parfaitement les maltraiter. Les réduire à nouveau en esclavage, même si j’imagine qu’ils n’iront pas jusqu’à les enchaîner.

Mon regard finit par se perdre au-delà de la fenêtre du salon. Des oiseaux traversent le ciel avec aisance… Et je me souviens soudain pourquoi je suis sortie de chez moi cet après-midi.

Je marmonne un juron et lève les yeux au plafond. Les enfants s’arrêtent brusquement de manger, croyant que je réagis à leurs actes plutôt qu’à mes propres pensées.

— Non… Non, c’est bon… Continuez, m’efforcé-je de les apaiser, hésitant sur le ton à prendre.

Il va falloir que je leur trouve une nounou… Et une occupation si je veux pouvoir récupérer ma machine à laver.

— Ne bougez pas de là, leur intimé-je, confortée par leur obéissance.

Je me dirige à grands pas vers la baie vitrée du salon et sors dans le jardin.

— Cendre ! Cendre !

Mon loup dominant ne met pas longtemps à me rejoindre. Il reste toujours à proximité lorsque je suis chez moi.

— J’ai une mission pour toi… Et pour deux autres de la meute.

Je leur explique avec des ordres simples leur nouvelle et étrange mission, puis, chose très inhabituelle pour eux, je leur permets d’entrer dans la maison.

Je me dirige vers Bastien et Cat qui ne m’ont sans doute pas quittée des yeux.

— Bon. Vous deux, je dois sortir finir ce que j’ai… Ce que j’ai commencé cet après-midi. Donc, interdiction de descendre du canapé. Si vous tentez d’aller ailleurs, ceux-là ont pour ordre de… De vous dévorer vivant, mentis-je en leur désignant les loups.

Quatre billes écarquillées me fixent, apeurées. Bon, pour la pédagogie, je repasserai plus tard, au moins je suis certaine qu’ils ne visiteront pas le reste de ma demeure sans moi. Mes loups vont se charger de les garder au chaud, et surtout immobiles devant la télévision, en les effrayant si nécessaire. Ce qui ne devrait pas être très compliqué.

Cependant, comme je ne suis pas tout à fait un monstre, avant de les abandonner, je rejoins ma vidéothèque et cherche un dessin animé à leur proposer durant mon absence. Une courte hésitation plus tard, j’opte pour Les Aristochats. Après avoir démarré la vidéo et réapprovisionné leur table en vivre, je m’apprête à ressortir.

— Tant que je ne suis pas revenue, vous ne descendez pas du canapé, insisté-je sur la négation.

Je les fixe et Bastien finit par hocher faiblement la tête.

Je ne suis vraiment pas tranquille à l’idée de laisser deux humains inconnus — enfants ou pas — seuls chez moi. Ma décision stupide ne me donne pourtant pas d’autres choix. Je passe la porte d’entrée et décolle, une inhabituelle boule me tordant le ventre.

De retour au magasin, je me dépêche de trouver la machine à laver. Traditionnellement, j’évite d’utiliser mes ailes pour les basses besognes, mais là, je n’ai pas le temps de gérer une lévitation. Je place mon matériel neuf sur une palette à l’aide de ma télékinésie, puis je glisse deux de mes lames dans les espaces de celle-ci et l’emmène jusqu’à la camionnette.

Je replie mon pouvoir le plus rapidement possible sans me blesser et je m’installe au volant. Vingt minutes m’auront suffi pour réaliser l’opération et il m’en reste encore dix avant d’être rassurée. Il n’a rien pu se produire en une demi-heure… Que pourrait-il survenir ?

Cette dernière question me conduit à appuyer sur la pédale d’accélérateur. Après huit minutes interminables, j’atteins enfin mon domicile qui n’a visiblement pas flambé. J’inspire et souffle profondément. Il y a tout de même certaines choses auxquels je tiens dans cette baraque.

Maintenant que je suis un peu rassurée quant à l’avenir de mon chez-moi, je gare ma camionnette, avant d’installer l’appareil et de relancer le lavage de mes vêtements. Enfin, je remonte au salon.

Ce sont les grognements de mes loups qui m’alertent en premier, suivis de sanglots. J’accélère le pas pour me retrouver devant une situation complètement inattendue.

— Pardon… Pardon, gémit Bastien.

D’abord, je ne comprends pas. Ils se trouvent toujours à la même place. Le dessin animé figé sur le menu de démarrage, les assiettes et les verres vidés. Rien n’a bougé, rien n’est cassé. Puis, une fragrance me pique le nez ; une odeur d’urine parfaitement reconnaissable. Je remarque une tache sombre sur le tissu du canapé suivi du pantalon trempé de Cat. Décidément, changer de mobilier devient une nécessité. Dire que j’avais réussi à enlever la trace de sang la semaine dernière…

Je commence par ouvrir la porte vitrée du salon et je congédie mes loups. Les deux gosses font peine à voir. Ils ont l’allure d’enfants battus s’attendant à tout moment à de nouveaux coups, effrayés à l’idée d’être punis sans pouvoir en comprendre la raison.

Ocytocine, quand tu nous tiens.

— Venez.

D’un signe, je leur propose de m’accompagner. La tête basse et gardant tout de même un mètre de distance avec moi, ils m’emboîtent le pas. Je les conduis dans la salle de bains du rez-de-chaussée. Avant de leur permettre d’y entrer, j’ouvre la porte juste à côté.

— Est-ce que quelqu’un a encore envie ?

D’un même mouvement, leurs visages se tournent vers moi, puis vers les toilettes en face d’eux. Cat secoue la sienne.

— Pardon, pleurniche Bastien.

Il ne sait décidément pas dire autre chose celui-là. Je lève les yeux au ciel.

— Tu veux y aller oui ou non ?

Devant mon impatience, il imite vivement Cat.

— Bien, conclus-je.

J’ouvre la porte de la salle de bains et les laisse rejoindre la baignoire.

— Déshabillez-vous.

Ils hésitent et devant leur comportement penaud je ne peux m’empêcher d’ajouter :

— Je ne vais pas vous faire de mal.

Pas maintenant, en tout cas.

Rasséréné, Bastien se déshabille, puis aide sa sœur — j’ai fini par me dire que c’était la nature de leur relation — pendant que je leur prépare un bain. Lorsqu’ils sont nus, d’un geste de la main, je leur propose d’entrer dans l’eau et, une nouvelle fois, je les laisse se débrouiller. Ils ont l’air parfaitement capables de réaliser les choses tout seuls et je ne veux surtout pas gâcher ça.

Je leur donne ensuite un savon liquide et du shampoing.

— Ça, c’est pour le corps.

Je montre la bouteille de savon.

— Et ça pour les cheveux.

Je pointe du doigt l’autre flacon.

— Et il ne faut pas en mettre dans les yeux.

Je me tourne de préférence vers Bastien.

— Tu te laves et tu aides… Cat, à faire pareil. Est-ce que tu as compris ?

Il hoche la tête et commence déjà à se servir du produit.

Ouf. Heureusement pour moi, même s’ils n’ont pas dû se laver souvent, ils l’ont vu faire.

Comme je compte les laisser mariner un moment dans cette baignoire, j’en profite pour récupérer leurs affaires sales et les jeter directement à la poubelle. Je soupire.

Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que je suis en train de faire ?

Pour tenter de m’apaiser, j’attrape machinalement mon téléphone pour me noyer dans ma musique[1]. Je passe ensuite dans mon dressing et cherche parmi mes habits ce qui pourrait leur convenir jusqu’à ce que je leur refasse une garde-robe.

non… Je veux dire, jusqu’à ce que je leur trouve une autre solution et qu’ils s’en aillent.

Ce sera donc un T-shirt pour Cat, qui lui ira comme une chemise de nuit, et un short en tissu avec une ceinture pour Bastien. Je prends deux serviettes supplémentaires et je retourne vers la salle de bains. Un bruit inattendu me cloue sur place tandis que je m’apprêtais à entrer. Je baisse le son et retire l’un de mes écouteurs.

Des rires. Des rires d’enfants qui jouent, se chamaillent dans l’eau.

Incroyable.

Je pénètre dans la pièce et ils cessent instantanément. Je fais mine de n’avoir rien entendu.

— Ça, c’est pour Cat et ça pour Bastien, annoncé-je en leur présentant les vêtements. Et ça, c’est pour vous sécher.

Je pose les serviettes à proximité. Quelque chose m’empêche de rester. Je n’ai pas la moindre envie de jouer les mères de substitution, mais c’est un tout autre sentiment qui me conduit à sortir et à me rendre dans le salon. C’est comme si je ne me sentais pas à ma place avec eux. Ils appartiennent à un monde que j’ai quitté. Ou plutôt qui m’a quittée, il y a des années.

J’avais une famille avant. Des parents. Une sœur. Je secoue la tête. Ce n’est vraiment pas le moment de penser à ça.

Je profite de ma solitude pour m’occuper du canapé. Je le démonte à l’aide de mes pouvoirs et le descends dans la cave jusque dans la camionnette. Tant pis pour l’odeur, je l’aérerai à fond quand je me serai débarrassée du meuble.

J’avais conservé un matelas dans le garage au cas où… En fait, j’ignore la raison qui m’a poussé à le garder, mais je m’en félicite. Je le monte dans le salon à même le sol en face de la télévision et y installe des draps ainsi qu’une couverture en polaire. Les deux mioches pourront y dormir sans problème.

Quant à moi…

Eh bien, il va falloir que je me réhabitue à dormir dans un vrai lit pendant quelque temps. Le seul qui reste se trouve dans l’une des nombreuses chambres de l’étage. Celui-là aussi je l’ai gardé au cas où…

Le soir tombe sur mon salon. Les jours commencent à se raccourcir franchement. Il est temps que je prépare quelque chose à manger et cette fois, il y a trois bouches à nourrir.

Bon sang, qu’est-ce qui m’a pris ?

[1] Over the rainbow, Israel Kamakawiwo’ole