Ennemi inattendu
Je n’en peux plus, il faut à tout prix que je trouve une solution. Impossible que je tienne une semaine ou même un jour de plus comme ça. Fichus gamins avec leurs yeux larmoyants, leurs petits corps fragiles et martyrisés. Et ce Bastien dont le seul moyen de communication est de répéter « pardon » !
Pourtant, ils sont loin d’être envahissants… Après tout, ils ne parlent pas ou presque pas, ils ne se plaignent jamais, ne bougent quasiment que sur mes sollicitations… Mais moi, je suis coincée !
Il faut que je les nourrisse, que je leur ordonne de se laver, de se changer, que je les occupe pour qu’ils cessent de me suivre partout à un mètre de distance. À croire qu’ils me craignent toujours… À moins que ce ne soit moi qui établisse ce périmètre de sécurité sans le savoir ? Je n’ose même pas me vêtir autrement qu’avec des manches longues et un col roulé de peur qu’ils réagissent à la vue de mes cicatrices.
Le seul moment où je me retrouve, c’est quand je me planque à l’étage puisque je leur en ai strictement interdit l’accès. J’y reste donc le plus clair de mon temps… Et je suis coincée.
Je ne me risque pas à quitter ma maison, imaginant avec frayeur tout ce qui pourrait mal tourner en mon absence. J’ai bien essayé d’utiliser une nouvelle fois mes loups comme baby-sitter, mais je ne peux pas leur donner d’ordres trop complexes. Or, garder des enfants, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. Pour terminer, je ne conçois pas de partir en expédition avec eux. Hors de question de me trimballer des boulets m’empêchant de voler.
J’ai eu de la chance jusqu’à présent, aucun intrus ne s’est présenté sur mon territoire et la colonie de Fessenheim semble se porter à merveille. Cependant, que se passera-t-il lorsqu’il faudra que j’intervienne quelque part ? Je serai obligée de sortir un jour ou l’autre, je n’aurai pas le choix.
Et que faire d’eux alors ?
Pour l’instant, ils occupent leurs journées à regarder de vieux dessins animés, à jouer à des jeux vidéo ou même à courir de temps en temps dans le jardin. Je ne les y laisse pas longtemps, j’ai trop peur qu’ils prennent froid ou qu’ils se blessent bêtement. D’autant plus qu’ils sont habillés n’importe comment avec mes propres affaires.
Il vaudrait sans doute mieux qu’ils tombent malades et qu’ils meurent… J’aurai au moins eu l’impression d’avoir accompli une bonne action pendant une semaine. Et au final, j’en serai débarrassée.
Je soupire, assise sur mon lit et regarde par la fenêtre. C’est couvert aujourd’hui. Un temps sinistre pour une vie sinistre.
J’ai envisagé à plusieurs reprises de les amener à Pascal pour qu’il les intègre à sa colonie. Or, à chaque fois que j’ai tenté de prendre cette décision, une brusque bouffée de colère m’est montée au visage.
Je réagirais différemment s’ils avaient été maltraités par des éveillés. Or, ce sont les humains qui les ont rendus en esclavage, qui les ont battus et leur ont infligé je ne sais quels autres sévices. Les humains qui les ont détruits, leur ont ôté la parole, leur ont volé leur innocence.
Moi, je suis peut-être un monstre, mais je n’ai jamais utilisé qui que ce soit en tant qu’objet et je ne torture personne par plaisir. Et, jusqu’à présent, je ne me suis jamais attaqué à des enfants.
Je ne leur ai évidemment pas demandé ce qu’ils ont traversé. En fait, je préfère ne pas savoir. De toute façon, ils n’auraient pas la capacité de me répondre.
J’entends pour la énième fois que « tout le monde veut devenir un cat »[1], émets un grognement de lassitude et m’allonge, me jetant avec brusquerie sur le matelas. Je cherche mon téléphone, insère mes écouteurs jusqu’à mes tympans avant d’enclencher le premier morceau proposé[2], montant le son pour masquer celui de la télévision.
Pour éviter d’avoir à leur remettre continuellement un nouveau DVD, j’ai appris à Bastien à le faire. Il se révèle assez débrouillard et a vite compris. Le seul problème, c’est qu’ils ont définitivement adopté les Walt Disney et tout particulièrement le tout premier que je leur ai montré.
Je dois absolument trouver une solution où je vais finir par les tuer pour de bon. Et après je vais m’en vouloir.
Ça aussi, j’ai essayé. La nuit. Je me suis dit que les exécuter quand ils dorment serait moins cruel et plus facile pour moi. Ça n’a pas été le cas. Les voir ainsi blottis l’un contre l’autre. Les traits détendus, sereins. Non, je n’ai pas pu.
Je me relève d’un coup. Je n’en peux plus de rester couchée. Il faut absolument que je sorte, que je fasse quelque chose, n’importe quoi ! Je m’assois avec autant de brusquerie et place mon visage entre mes mains. Du coin de l’œil, je vois une ombre passer et repasser à plusieurs reprises devant ma fenêtre. Je rejoins Mégane et lui ouvre. Je lui ai demandé de me tenir au courant du monde extérieur deux fois par jour pour m’occuper, mais elle n’a rien d’intéressant à me dire.
J’ôte l’un de mes écouteurs.
— Alors ? Du nouveau ?
Elle me répond à peu près la même chose que la veille. Et le jour d’avant. Et le jour encore avant.
Rien. Il ne se passe rien ces temps-ci. Enfin presque. Elle s’interroge sur la mort d’animaux aux environs de Belfort. Elle trouve qu’il y en a beaucoup, et qu’ils ne sont pas tous mangés comme ils le devraient.
— C’est à cause d’éveillés ? je lui demande, comme à chaque fois.
A priori non, mais elle n’est pas vraiment à l’aise sur ce sujet.
Belfort… C’est pile à la frontière de mon territoire. Je ne m’y suis pas rendue depuis un bout de temps. Mes empreintes odorantes ont dû finir par disparaître.
Je me rends compte que, d’une façon générale, je n’ai pas réalisé le tour de mon domaine depuis un bon moment. Ce qui peut se révéler gênant en y réfléchissant. Des éveillés pourraient en déduire que j’ai quitté la région voire, que je suis morte, et tenter de s’y implanter.
Tout à coup, cette pensée devient une urgence. Il faut absolument que je remette ma fragrance aussi vite que possible ou je risque de devoir gérer une arrivée malvenue d’ennemis en quête de terres à conquérir.
D’un geste, je congédie Mégane et replace mon écouteur avant d’aller dans la chambre en face. J’y ai entreposé un stock d’écharpes et de foulards. Si je ne m’en sers pas de protection contre le froid, ils sont, en revanche, parfaits pour retenir mon arôme et signaler ma présence aux éventuels intrus. Je les accroche à des endroits stratégiques pour diffuser ma trace olfactive jusqu’à plusieurs mois.
J’en récupère une bonne trentaine que je ramène sur mon lit. Je retire mon sous-pull pour exposer davantage mon corps. Puis, un par un, je les frotte au niveau de mon cou, de mes cheveux et de mon thorax. Les placer sous mes aisselles me permettrait d’aller plus vite – concentration de l’odeur oblige -, or ça me rebute. C’est comme pisser partout pour marquer son territoire, à l’image des chiens. Je sais que la plupart des éveillés le font. Les mâles en tout cas. Mais, franchement…
Ça manque de classe.
Ce petit manège dure une bonne heure. Je fourre ensuite l’ensemble dans un sac de sport puis je me rhabille et descends au salon. Bastien et Cat visionnent désormais « la petite sirène » et fixent l’écran, leurs yeux grands ouverts semblent ne plus cligner.
Et merde.
Qu’est-ce que je fais d’eux maintenant ?
Sentant ma présence dans la pièce, Bastien se tourne, suivi par Cat qui met quelques secondes supplémentaires pour détacher son attention de l’écran. Ils se doutent, en voyant mon sac, qu’il se passe quelque chose et attendent, tendus.
Bon, il vaut mieux qu’ils viennent avec moi de toute façon.
— Habillez-vous pour sortir. On va faire un tour.
Je lis l’inquiétude sur leur visage et soupire. Il faut sans cesse que je les rassure :
— Je ne vais pas vous faire de mal et je ne vais pas vous abandonner, énoncé-je d’une voix monocorde.
Bien que mon ton ne soit pas très joyeux, ils semblent me croire et leurs muscles se détendent.
Ils partent s’habiller comme ils peuvent avec mes affaires qu’ils ajustent à l’aide de ceintures et de pinces à linge. De grosses chaussettes d’hiver leur font office de chaussures. C’est sûr, on pourrait penser que je les maltraite, mais avant ils étaient pieds nus, c’est quand même mieux que rien, non ?
Je les entraîne dans le garage et ils s’installent à l’arrière de ma Tesla. Je place ensuite mon sac sur le siège passager puis m’assois au volant. Maintenant qu’ils savent que je n’ai pas prévu de les abandonner sur le bas-côté, les voilà tout excités à l’idée de quitter la maison. Enfin, raisonnablement excités. Disons qu’ils sourient en silence et se soulèvent parfois pour mieux profiter de la vue.
Ça me prend une bonne heure pour atteindre Belfort puisque je ne me suis pas fatiguée à dégager les bretelles d’accès ou le réseau du centre-ville. J’en suis réduite à me servir sans cesse de ma télékinésie pour me frayer un passage au milieu des véhicules à l’abandon. Je finis par m’immobiliser au centre d’une grande place et je descends de la voiture, très vite suivie par mes deux ombres. Fascinés par la ville autour d’eux, Cat et Bastien ne semblent pas prêter attention aux squelettes ou aux magasins partiellement détruits.
Je les regarde un instant, interdite. Je ne les ai pas autorisés à me rejoindre. Ils ne remarquent même pas mon temps d’arrêt. Je hausse les épaules. Après tout, leur odeur reste si faible… Ils ne devraient pas me gêner dans mon travail.
Emportant mon précieux sac de sport, les enfants sur les talons, je me dirige vers la citadelle, privilégiant le chemin que ne manqueront pas d’emprunter les potentiels visiteurs indésirables.
Je m’arrête parfois pour caresser négligemment les murs de la main ou frôler les carrosseries des voitures. Je place des foulards à des endroits stratégiques où le vent les soulève gracieusement et diffuse lentement mon odeur. Bastien m’observe et semble s’interroger sur mon manège, mais il garde le silence et se contente de tenir la main de sa sœur pour l’empêcher de s’éloigner.
On arrive enfin au pied de l’imposante citadelle et du lion de Belfort[3]. Cat et Bastien ouvrent la bouche et écarquillent les yeux, ébahis par le spectacle. C’est vrai qu’il est sympa, ce lion, avec ses nuances de rose due au grés des Vosges utilisé pour sa construction. Si j’avais la place, je l’aurais bien mis chez moi.
Alors que je me rapproche de l’escalier d’accès, une forte odeur de mort me prend soudain à la gorge. Il y a un cadavre dans le coin. Et il est récent. Je me fige, ôte mes écouteurs et range avec précaution mon téléphone avant d’étendre le bras pour signaler à Bastien qu’il doit s’arrêter aussi. Je me tourne vers lui et place un doigt sur mes lèvres. Il hoche la tête et pivote vers sa sœur, reproduisant mon geste.
— Ne bougez pas, restez là, chuchoté-je.
J’avance en suivant l’odeur, longeant la colline et je finis par en trouver l’origine. Un nuage de mouche semble très intéressé par ce qui se cache à l’abri, sous une voiture. Je m’approche à quelques mètres et m’abaisse pour découvrir le cadavre d’un chien errant, partiellement éventré.
C’est probablement l’œuvre d’un animal. J’ai du mal à croire qu’un éveillé s’amuse ainsi avec un chien. C’est beaucoup plus marrant avec les humains.
Rassurée, je retourne auprès de mes protégés. Les animaux, ne constituent pas un problème pour moi. Ils sentent instinctivement mes capacités et se placent sous mes ordres au moment même où ils me voient. Bastien comprend à mon expression qu’il n’y a plus de danger et se détend immédiatement. Sans faire attention à eux, je commence l’ascension et les laisse me suivre.
À nouveau une fragrance, sourde, sournoise. Le corps doit reposer là depuis plusieurs semaines. Inutile de chercher celui-là ; si un animal a choisi de faire de Belfort son terrain de chasse, il y en aura un certain nombre tout autour de nous.
Cependant, à mesure que nous progressons, le parfum s’accroît. Nous passons sous une arche creusée dans la roche lorsque je stoppe net une deuxième fois.
— Attendez-moi ici, n’avancez pas, ordonné-je aux enfants.
Je garde mon calme, mais une angoisse commence doucement à m’envahir. Il y a quelque chose qui cloche en fin de compte. Ce n’est pas le cadavre trouvé étendu sur le sol qui me prouve le contraire. Il s’agit d’un homme assez grand, couché sur le dos, il a été en partie dévoré avant que les insectes ne prennent le relais. Si les globes oculaires et pas mal de chair ont déjà disparu, il reste quelques lambeaux de peau, au niveau des épaules notamment. Et sur celles-ci, des cicatrices d’un blanc nacré.
Un éveillé.
Qu’un chien se fasse déchiqueter, d’accord. Qu’un humain serve de plat de résistance, pourquoi pas. Mais qu’un éveillé fasse office de dessert… Beaucoup moins probable.
Il s’agissait d’un éléctrokinésiste, un pouvoir assez compliqué à utiliser lors d’un combat. Néanmoins, l’agresseur l’a attaqué de suffisamment près pour le grignoter, donc il aurait dû s’en tirer.
À moins que…
Je regarde autour de moi et hume l’air qui me parvient. Pas de signe d’intrus.
Je n’aime pas ça.
Un animal ne se trouve sans doute pas à l’origine de tout ça. Plus probablement, un éveillé, devenu fou. Ils le sont tous un peu, mais disons… Un peu plus que les autres. Or, la folie s’avère difficilement prédictible. Ou maîtrisable.
Et j’ai deux poids morts avec moi sur lesquels je suis censée veiller.
Je retourne auprès de Cat et de Bastien.
— On fait demi-tour. On rentre.
Je leur signale d’avancer et je reste derrière eux, à surveiller les alentours. Mon regard ne cesse de revenir à leurs dos minuscules.
Si…
Si je les laissais ici ? L’air de rien ? Ils ne s’en sortiraient pas avec cet éveillé. Avec un peu de chance, ils auraient droit à une mort rapide. Ils paraissent tellement fragiles. De cette façon, je ne les aurais pas tués. Enfin… Si. Disons qu’il s’agirait d’un meurtre par procuration…
Je n’ai pas le temps de savoir si je prends cette solution au sérieux. Je perçois le danger avant de le voir venir et, brutalement, je saisis les enfants par leurs manches les tirant vers moi.
Cat tombe à mes pieds. Bastien titube, mais reste debout. Alors qu’ils se tournent tous les deux dans ma direction, sans comprendre, je suis la seule à contempler une forme noire et musculeuse se placer exactement à l’endroit où ils étaient l’instant d’avant. Elle disparaît aussi vite qu’elle est apparue.
J’ai juste eu le temps de capter son regard. Deux grands yeux jaunes. Une immense colère mêlée d’excitation. Je serai sa prochaine cible. Pas de doute là-dessus.
— Courez ! COUREZ À LA VOITURE !
Je tire Cat sans ménagement pour la remettre sur ses jambes et les pousse en avant.
— MAINTENANT !
Je parviens tout juste à réaliser un quart de tour pour me positionner face à mon ennemi que celui-ci me saute dessus et me plaque au sol. Des griffes me lacèrent le bras droit et le flanc gauche.
Une panthère. Une putain de panthère noire avec une cicatrice d’un blanc nacré entre les pattes avant. Je la vois d’assez près maintenant qu’elle cherche à planter ses crocs dans ma gorge.
J’ai à peine la concentration suffisante pour la retenir avec ma télékinésie.
— Pardon ! s’écrie Bastien d’un ton paniqué.
Lui apprendre d’autres mots devient franchement une nécessité. Malgré tout, son cri me fait penser une seconde à autre chose que mes pénibles sensations et j’envoie le fauve valser. Il disparaît avant même de toucher le sol. Je me tourne vers les enfants qui me fixent, tétanisés.
— Partez ! La voiture ! ALLEZ À LA VOITURE ! vociféré-je.
Je viens de m’asseoir lorsque la bête s’élance une deuxième fois sur moi. Je ne lui laisse pas le loisir de planter ses griffes et agis, anticipant sa prochaine attaque. Tendant les mains, je la touche avant qu’elle ne m’atteigne et je lui inflige la plus puissante décharge électrique dont je suis encore capable.
Elle chute lourdement sur moi. Aréactive durant un bref instant.
Et disparaît.
Encore.
J’envie son pouvoir d’éveillé. Galvanisé par l’instinct animal, elle l’utilise sans même y penser, comme un réflexe. Aucun éveillé humain n’est aussi habile. J’espère que la douleur qu’elle endure va diminuer ses pouvoirs autant qu’elle a limité les miens.
C’est exactement ce que je craignais quand j’ai trouvé le cadavre de l’éveillé. Elle l’a blessé et est parvenue à inhiber ses dons en lui occasionnant de terribles supplices.
Les éveillés… Des êtres dotés de surprenantes capacités depuis la catastrophe, qui leur permettent de soumettre leurs congénères, de se tailler la part du lion dans ce monde. Oui, mais… L’utilisation des pouvoirs demande une certaine concentration et une disponibilité intellectuelle. Toutes choses qui sont amenées à disparaître en cas de sensations douloureuses. Plus celle-ci est intense, plus ils deviennent vulnérables.
Donc, en toute logique, il en est de même pour moi.
Les profondes griffures que m’a infligées la panthère me lancent méchamment. Je tente de me redresser en m’appuyant sur mon bras droit et gémis lorsque mes abdominaux se contractent pour me mettre debout. Une petite quantité de sang s’est répandue par terre. Mon sang.
— Putain ! Mais qu’est-ce que je vous ai dit à tous les deux ?! m’énervé-je lorsque je relève la tête et constate que Cat et Bastien n’ont pas bougé d’un centimètre.
La peur les a paralysés. Pourtant, il va falloir qu’ils partent. Et vite. De la main droite, je protège ma blessure en me tenant le flanc et m’emploie à limiter les saignements.
— Maintenant, vous vous barrez ! Allez ! J’ai dit : ALLEZ !
Enfin, je les vois se retourner et se mettre à galoper main dans la main. Il faut à tout prix que je retrouve mes esprits. Je vais sortir mes ai…
Un puissant coup entre mes omoplates me projette au sol et une violente sensation de déchirure me traverse les épaules. La panthère me plaque contre terre. J’entrevois les enfants courir à distance et disparaître.
Je dois partir.
Je sens ses pattes sur mon dos, la chaleur de son corps qui s’allonge.
Je dois partir.
Une haleine de fauve. Sa gueule à proximité de ma gorge.
JE DOIS PARTIR !
Un regard rapide en hauteur et j’apparais sur le toit de la citadelle. Toujours à plat sur le ventre, mais sans monstre sur le dos. Et sans vêtements non plus.
C’est pour cette raison que j’utilise rarement ce pouvoir. Je trouve assez désagréable de me retrouver nue comme un ver, à la merci des éléments. Cependant, là tout de suite, ce n’est pas mon souci le plus urgent. Je dois reprendre mes esprits. Je sais que je me contente de gagner du temps, mais si je ne parviens pas à me reconcentrer, ce combat est perdu d’avance.
Et dire que je me croyais presque invincible…
On dirait que le mot « presque » a son importance en fin de compte.
J’inspire profondément puis expire et essaie de me redresser. La douleur envahit chaque parcelle de mon organisme. Elle parasite mon esprit, occulte mes pouvoirs. Je finis par me remettre debout avec difficulté. Je ne dois surtout pas laisser la panthère me toucher à nouveau ou je suis foutue. Maintenant que je n’ai même plus la protection de ces quelques couches superposées de tissus, le moindre coup pourrait m’être fatal.
Tiens, quand on parle du loup…
Ma saloperie de fauve apparaît brièvement dans mon champ de vision, plus loin sur la citadelle.
Visiblement, l’éveil n’a pas détraqué que les humains. Je ne parviens pas à établir de communication avec mon ennemie. Ou plutôt, c’est elle qui la refuse, me renvoyant sans cesse des menaces de mort et des sentiments de haine. Pire encore, le fait que j’essaie de prendre le dessus de cette manière augmente ses envies meurtrières à mon égard.
La bête s’évapore. Cette fois, je n’attends pas qu’elle réapparaisse et je m’éclipse à mon tour, rejoignant sa précédente position. Rapidement, je me retourne et l’entrevois à peine à l’emplacement que je viens de quitter. Elle échappe à nouveau, profitant d’une énième téléportation pour me sauter à la gorge. Sans prendre la peine de réfléchir, j’en fais de même… Et manque de tomber de la citadelle, les pieds à moitié dans le vide, le lion de Belfort en contrebas. Je me retiens in extremis au mas de métal qui supporte un drapeau français partiellement déchiré, aux couleurs défraîchies par les années.
Elle est trop rapide. Bien trop rapide.
L’adrénaline finit par inonder mon organisme et atténue mes sensations douloureuses. Cette fois je pourrais essayer autre chose que la fuite. Elle décide de se montrer à quelques mètres de moi, sur le côté gauche. J’utilise ma télékinésie et tente de la percuter avec force au poitrail pour lui briser quelques côtes et, si possible, lui perforer le cœur.
Le coup que j’envoie termine sur les pierres de la citadelle qui se fendent sous le choc. Je préfère disparaître. Je perçois quatre griffures dans le bas de mon dos, mais heureusement pour moi, le processus de téléportation est déjà enclenché.
Je me retrouve un mètre au-dessus du lion de Belfort et tombe sans ménagement sur son dos. Je lâche un cri de douleur et me maintiens comme je peux sur la pierre taillée et pleine de mousse. Mon poignet gauche s’est tordu dans ma chute et la souffrance s’en ressent tout le long de mon avant-bras jusqu’au coude.
Elle savait.
Cette chose a compris que j’étais enfin capable de me servir de mes dons. Elle a senti l’adrénaline, et elle a deviné qu’elle était en danger. M’approcher sans pour autant représenter une menace… C’était un piège afin que j’utilise mes pouvoirs et lui permette d’attaquer sans avoir la possibilité de répliquer.
C’était un piège et je suis tombée dedans comme une imbécile.
Et maintenant ?
La fuite. Elle ne me laisse que la fuite.
En espérant qu’il me reste assez de force pour rejoindre la voiture.
L’espoir… Ah l’espoir !
Sans réfléchir, je me téléporte au pied du lion, résignée à l’idée de devoir cesser le combat.
J’atterris sur le sol en gravier à quelques mètres de l’imposante statue.
Je lève la tête et aperçois la panthère au-dessus de moi, les pattes avant sur les oreilles du lion, le reste du corps sur sa tête. Elle est fière, tellement fière de vaincre un humain. Un de ces humains aux cicatrices blanches qui se croient si supérieurs aux autres. Je ne cherche même pas à me relever. Ce serait une perte de temps et d’énergie. Deux choses dont je ne dispose plus.
Je sens que mes capacités de téléportation commencent à faiblir. Je les contrôle mal et mon prochain voyage se termine sur les barrières en métal qui délimitent la zone de visite autour de l’imposante statue. Je me laisse tomber lourdement de l’autre côté, sur de l’herbe en friche.
C’est toujours plus confortable que les graviers ou la pierre.
Un regard en arrière m’apprend que la panthère attend tranquillement sur son piédestal. Elle ne prend plus la peine de tenter de m’arrêter et patiente jusqu’à ce que je m’épuise toute seule.
Saleté.
Je n’ai jamais eu l’occasion d’expérimenter si les fauves possédaient cette tare similaire aux chats domestiques, ce plaisir sadique de jouer avec leurs proies jusqu’à leur mort ensanglantée. Quelque chose me dit que je ne vais pas tarder à le savoir. Et que la réponse risque de ne pas me plaire.
Je me relève en me tenant à la barrière, sans quitter la panthère des yeux et lorsque celle-ci s’éclipse, je l’imite, me rapprochant du bord de la falaise. Le sol pentu à cet endroit me déséquilibre et je tombe sur le côté. Je commence à rouler, puis glisse à plat ventre sur l’herbe et la mousse humide, dévalant la pente sans pouvoir m’arrêter. Des éclairs me traversent l’épaule gauche et ma dégringolade cesse, me laissant sur le ventre.
Je sens son odeur sans avoir besoin de tourner la tête pour la voir.
Mon bourreau a visiblement jugé qu’une mort par chute était trop rapide et ne convenait pas à ce qu’il avait prévu pour moi. Les pattes agrippées au sol, les dents vissées dans mon épaule, il me tire et me ramène sur un terrain plat. Je n’ai plus la force de lutter et je ne parle pas d’une énième téléportation. Je me contente de gémir et de lever vaguement la main vers mon adversaire comme si je tentais de le frapper.
Il me semble que je pleure. Qui pourrait m’en vouloir ? Je vais mourir seule, déchiquetée pour le plaisir d’une bête féroce et il n’y aura personne pour me regretter. La colonie de Fessenheim sera soulagée de ne plus avoir d’éveillé si proche de chez eux. Après tout, je n’étais qu’un outil, une arme qui risquait à tout moment de changer de cible… C’était plus ou moins ce qui se produisait déjà, non ?
Quant aux gosses…
J’ai probablement massacré leur famille alors… Je ne peux pas croire qu’ils vont regretter mon existence.
La pression douloureuse sur mon épaule disparaît brutalement. Je me demande vaguement par quoi elle va choisir de commencer. Le mieux pour moi serait qu’elle s’attaque à ma gorge et qu’elle m’étouffe comme les prédateurs normaux le font. Mais comment savoir si ses instincts primaires vont la pousser à m’achever si vite ?
Je l’entends rugir à côté de moi tandis que je perçois une ombre à plumes glisser au-dessus de nous.
Mégane…
Mégane ?
Je me redresse tant bien que mal sur les avant-bras et relève la tête. Mégane a tenté de distraire le félin avant de repartir au plus vite. Elle tourne lentement dans les airs, choisissant le meilleur angle pour foncer une nouvelle fois sur la panthère. Cette dernière n’apprécie pas du tout cette interruption dans ses plans. Alors que je la vois se préparer à rejoindre mon alliée pour la mettre hors d’état de nuire, une volée de ridicules cailloux l’atteint.
Derrière la barrière de sécurité, Bastien jette les graviers que lui donne sa sœur. Attaque bien dérisoire face à un ennemi aussi mortellement déterminé. Cependant, ils parviennent à occuper momentanément son attention. La bête se désintéresse de sa proie et s’apprête à s’en prendre à de nouvelles victimes plus juteuses. Dans moins d’une seconde, elle va se téléporter sur eux et s’en sera fini de mes gênants squatteurs.
Je me redresse sur les genoux.
La panthère disparaît et réapparaît, debout en position d’attaque, juste devant mes protégés. Le corps traversé de part en part par quatre longues et fines bandes blanches aussi tranchantes que des lames aiguisées. Je ne pensais pas pouvoir utiliser mes ailes, pas dans cet état. À l’instant où ce monstre m’a touchée pour la première fois, j’étais certaine d’avoir peu de possibilités pour répliquer.
Mais si ces deux-là sont capables de se défendre… de me défendre…
Alors peu importe l’épuisement et la douleur en fin de compte.
Les pattes de mon ennemi frémissent avant que sa tête ne s’affaisse.
Je le soulève et, dans un cri mêlant la souffrance et la colère, le projette loin derrière moi, au bas de la falaise. Je rentre mes ailes, prenant soin de ne pas me rajouter de nouvelles blessures, observe un court moment Cat et Bastien, médusés par ce qui vient de se produire sous leurs yeux, et bascule sur le côté.
J’ai perdu connaissance
Enfin, je crois.
Je soulève mes paupières. Les deux gamins ont franchi la barrière de sécurité pour se rapprocher et me surplombent de leur petite taille. Mon cerveau reprend peu à peu conscience des évènements et m’octroie, au passage, d’intenses sensations douloureuses. L’odeur du sang me frappe les narines. Mon épaule et mon poignet me lancent tout particulièrement. Je dois offrir un bien piètre spectacle.
Je frissonne et me rends compte que je suis glacée. Je ne dois pas rester là trop longtemps ou je vais finir par geler sur place. Après m’être redressée en m’aidant comme je le pouvais de mon bras valide, je me remets à genoux, puis me lève lentement. Ma tête tourne dangereusement et un nombre incalculable de points colorés apparaissent dans mon champ de vision. Je ferme les yeux pour les chasser et tente de respirer calmement. Alors que je tangue, une minuscule main chaude se glisse dans la mienne et me retient.
— Pardon, j’entends chuchoter.
Je rouvre les yeux et découvre avec surprise Bastien tout à côté de moi qui me prends la main. Il me la tire doucement comme pour m’encourager à avancer. Cat saisit la gauche. J’ai d’abord peur qu’elle imite son frère en me la mobilisant, ce qui entraînerait une intense souffrance, mais elle se contente de la tenir sans oser bouger.
La terre semble enfin s’être stabilisée. Et les mioches ont raison, nous devons partir d’ici.
Après tout, j’y ai suffisamment laissé mon odeur.
Le retour vers la voiture fut très long et très douloureux. Je dus m’arrêter à plusieurs reprises pour faire des pauses et me reprendre. Je ne sais pas quelle quantité de sang j’ai perdue, mais cela n’a certainement pas dû être négligeable. Arrivée au véhicule, je tremblais tellement de froid et d’épuisement que je ne suis même pas parvenue à ouvrir la portière.
C’est Bastien, en grand gentleman, qui s’en est occupé et l’a refermée derrière moi.
Je n’ai pas pris la peine de récupérer mes vêtements, encore moins le sac de foulards. Si je réussis à rester en vie, je reviendrai les chercher plus tard. La conduite jusqu’à la maison ne fut pas une mince affaire non plus. J’ai été bien inspirée de dégager le chemin à l’aller, j’en aurais été absolument incapable au retour. Bastien, vigilant, m’a réveillée de nombreuses fois alors que je m’endormais au volant. Heureusement que je roulais à la vitesse d’une tortue.
Une fois la voiture au garage, je me demande si je ne vais pas faire un petit somme comme ça, sur le siège. Bastien m’ouvre la portière et attend patiemment que je sorte.
Je finis par m’en extraire, non sans difficulté, et par affronter mon dernier ennemi. Les escaliers qui mènent au rez-de-chaussée. Je m’accorde quelques secondes contre le mur lorsque j’arrive en haut. Au moins ici, il fait chaud. J’ai soif, terriblement soif. Je titube jusque dans la cuisine et sans utiliser de verre, je bois directement au robinet.
Le lit installé pour les enfants m’attire d’une façon irrésistible. J’ignore les gamins, m’abstenant de tout commentaire à leur égard. Qu’ils mettent le feu à la maison s’ils le veulent. De toute façon, je ne m’en rendrai pas compte.
Le corps nu et sanglant, je m’allonge entre les draps en position fœtale. Tant pis, si je me réveille un jour, je ne m’amuserai pas à les laver, ils partiront direct à la poubelle.
Et je sombre.
Mon deuxième réveil, s’il est tout aussi douloureux que le premier, a l’avantage de se produire bien au chaud sous une couverture. Et avec deux bouillottes à taille humaine de part et d’autre de mon corps.
La nuit est tombée, mais la lumière de la lune inonde le salon. Cat et Bastien se sont glissés à mes côtés durant mon inconscience et dorment du sommeil du juste. Leurs respirations calmes et régulières me bercent.
Je ne tente pas de me lever tout de suite. D’abord, parce que je n’en ai pas le courage, ensuite parce que je ne veux pas les réveiller. Je revois, scène après scène, le film de la veille. Belfort, sa citadelle, sa statue de lion… Et sa panthère noire qui n’était pas prévue au programme de la visite.
Jamais je n’aurais imaginé passer si près de la fin face à un seul éveillé doté d’un unique pouvoir. Un animal qui plus est. J’ai du mal à y croire. Je me suis toujours demandé si la grande catastrophe avait touché les animaux de la même manière que les hommes. Étaient-ils morts à cause de la catastrophe, à l’image des humains ? Ou était-ce la faim qui avait eu raison de leurs existences ?
Dorénavant, j’ai ma réponse. Et elle ne me plaît pas beaucoup, parce qu’elle ajoute des ennemis supplémentaires à ma liste déjà longue. Je me tourne lentement sur le dos, grimaçant en silence. Il va falloir que je répertorie l’ensemble de mes blessures. Je revois la panthère lorsqu’elle a voulu s’attaquer aux enfants, au tout début de notre combat. Si, à ce moment-là, je ne les avais pas tirés vers moi, si je l’avais laissée les tuer ou si je les avais sacrifiés en utilisant mes ailes, perforant leurs corps en cherchant à atteindre mon ennemi, jamais je ne me serais retrouvée dans une telle situation. Je n’aurais eu aucun mal à l’abattre.
Alors pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas réagi comme je réagis d’habitude ? En sauvant ma peau avant toute chose ?
Ces deux enfants… Je ne sais pas. C’est comme s’ils avaient réveillé quelque chose, endormi depuis longtemps.
Et dire qu’ils ne m’ont pas obéi, eux, pourtant si peureux, si effrayés par mes moindres gestes, mes moindres paroles. Ils ont lutté pour me protéger. D’une façon complètement stupide certes, mais ils l’ont fait. Ils sont revenus pour moi.
Une chaleur étrange m’inonde.
Je décide d’abandonner là mes réflexions et de me lever. J’y parviens aussi discrètement que possible et en évitant d’utiliser mon bras blessé. Une fois debout, j’attends quelques secondes que ma tête cesse de tourner, puis je monte à l’étage en direction de la salle de bains.
Lorsque j’allume la lumière, je reste un instant en arrêt devant le miroir.
Bon sang !
C’est le cas de le dire !
Je ressemble à un zombie qui aurait servi d’en-cas à ses semblables. D’impressionnants et douloureux hématomes se sont formés sur mes côtes et mon ventre. Mon poignet est enflé, chaud et me lance au moindre mouvement. Et encore, ce n’est rien à côté de toutes les estafilades que les griffes de mon ennemie m’ont laissées. Sur mon flanc, mon bras, dans mon dos, en haut comme en bas. Et tout ça sans compter la jolie marque de morsure profonde sur mon épaule gauche. Ajoutez de longues traînées sanglantes qui me descendent sur l’ensemble du corps et voilà un magnifique spectacle.
Je crois bien n’avoir jamais été autant amochée après un combat.
Je commence à remplir la baignoire. La première étape, c’est déjà de laver tout ça. On verra par la suite pour réparer les dégâts. Je m’y allonge avec prudence. L’eau chaude ravive les plaies et je siffle entre mes dents. La douleur finit par se calmer après quelques minutes et je m’installe comme je peux, gardant ma main et mon poignet gauche à l’extérieur. L’hémoglobine colore l’eau du bain en une teinte rosée.
J’attends que les traces de sang séché s’amollissent puis commence à me frotter en douceur, passant un gant de toilette sur les blessures avec précaution.
Soudain, j’entends la porte de la salle de bains s’entrouvrir. Deux petits yeux timides brillent dans l’encadrement. Voyant que je me suis rendu compte de son manège, il fait vite demi-tour.
— Bastien, je l’appelle avec gentillesse.
Il réapparaît, l’air penaud.
— Viens Bastien, entre, tu vas pouvoir m’aider.
J’ai conscience que ce n’est pas très éducatif de revenir sur une interdiction, mais… Puisqu’il est monté, autant en profiter.
Il entre avec réserve, pas certain d’avoir compris.
— Je suis blessée Bastien. Dans le dos. Est-ce que tu pourrais… me nettoyer ?
Je regrette presque de lui avoir demandé. Pourtant, rassuré par mon besoin d’aide, il semble soulagé et presque heureux. Il me sourit, un faible rictus timide.
C’est le premier sourire que je reçois. Et je ne sais pas trop comment le lui rendre. Mal à l’aise, je lui tends simplement le gant de toilette. Son sourire disparaît dans l’instant et il fronce les sourcils, concentré. Visiblement, il prend son nouveau rôle très à cœur et me lave le dos avec beaucoup d’attention.
— Merci, Bastien, lui murmuré-je lorsqu’il eut fini.
Recevoir un tel compliment semble tout à fait inconnu pour lui et ses yeux se remplissent de larmes qu’il chasse d’un geste.
— Il faut que tu me laisses maintenant. Va rejoindre ta so… Cat. S’il te plaît.
À nouveau ce sourire, et il me quitte.
Comme c’est étrange. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. C’est peut-être dû à la douleur, à la fatigue… Aux deux rassemblés.
Je me lève et vide la baignoire, puis j’utilise le pommeau de douche pour me rincer correctement avant de sortir.
Le plus dur reste à faire.
Du placard, je récupère plusieurs tas de compresses stériles, des bandes et une bouteille d’alcool modifié. C’est ce que j’ai de mieux pour tout désinfecter, tous les produits étant périmés depuis longtemps. Au moins, avec l’alcool, je suis à peu près sûre que l’effet désinfectant fonctionne toujours.
Je m’assois sur le tapis de bain, dos contre la baignoire. J’imbibe lentement plusieurs tas de compresses de mon odorant produit. Je ne suis pas vraiment pressée de les appliquer. Je reste là à les regarder quelques instants. J’en prends enfin un tas que je garde en main plusieurs secondes, puis je le place d’un geste vif sur les griffures de mon bras droit.
Une intense brûlure me pénètre jusqu’à l’os.
— Oh merde ! Merde, merde, merde…
J’inspire et expire profondément de nombreuses fois. Des petites lumières dansent devant mes yeux puis disparaissent au bout d’une minute.
Et dire que celles-là font partie des plaies les moins profondes ! Je lâche un rire nerveux.
Désinfecter et panser toutes les blessures me prend plus de deux heures. Je m’allonge enfin à même le carrelage, épuisée. J’entends Bastien qui revient malgré l’interdiction. Je ne lui en veux pas. En fait, je crois que je suis heureuse de le retrouver.
Accompagné de sa sœur, ils portent avec eux la couverture en polaire ainsi que deux oreillers. Ils m’observent, constatent mon immobilité et mon mutisme, ce qui les décide. Ils entrent et s’installent sur le sol de la salle de bains avec leurs affaires. Cat se blottit contre Bastien, lui-même s’allongeant à côté de moi. Investi par son rôle de grand frère, ce dernier nous recouvre tous les trois.
De là où je suis, je peux voir le bouton de la lumière. J’utilise ma télékinésie pour l’actionner et la lumière s’éteint dans la salle de bains.
Ils ont amené tout le reste, je peux bien faire ça.
[1] Chanson emblématique du dessin animé de Walt Disney « Les aristochats ».
[2] Loser, Beck
[3] Statue du lion de Belfort du sculpteur Auguste Bartholdi.