Hors série n°1

Rémy

 

-On a de la visite. » M’apprend Daniel d’un ton inquiet.

Je me lève instantanément et saisis mes armes.

-Humain ou éveillé ? » lui demandé-je, le talonnant alors qu’il ressort de la banque à toute vitesse, rejoignant les autres sentinelles.

-Ça m’étonnerait que ce soit des humains… Ils ont un renard avec eux. »

Je hausse les sourcils de surprise, me plaçant à couvert avec lui, à une centaine de mètres de là où sont entrés les intrus.

-Un renard ?!… » Je répète, avant de conclure. « C’est des éveillés, pas de doute. »

Mais Daniel semble hésiter.

-Je ne sais pas Rémy… Je n’ai pas l’impression qu’ils agissent comme eux… »

Je m’étonne qu’il émette des doutes. D’habitude, l’attitude de ces monstres est suffisamment caractéristique pour qu’on les reconnaisse au premier regard.

Alors que je m’interroge sur le moyen de vérifier qu’ils ne présentent pas un danger, de la fumée s’échappe en nuages impressionnants du quatrième étage.

Et je n’ai plus aucune hésitation.

-Ce sont des éveillés. Au moins un pyrokinésiste. » Lâché-je dégoûté.

Ceux-là…

Ceux-là en particulier je ne peux pas les supporter.

-C’est bon Daniel. » Commencé-je en préparant mon plan. « Ils finiront bien par redescendre. Je vais ouvrir la porte en grand. Quand vous les voyez arriver, vous n’attendez pas. Balancez le gaz et on les finit à la main. »

Et je m’occuperais personnellement de cette saloperie de cracheur de feu.

Aussi discrètement que possible, je m’approche de la porte d’entrée, partiellement refermée et je la pousse d’une main, repartant en courant dans l’autre sens.

Nous attendons ensuite un bon quart d’heure avant de les voir enfin ressortir.

Le fameux renard en premier, quitte en trombe le bâtiment. Il a un temps d’arrêt, le nez au vent alors qu’il doit sentir notre odeur et s’apprête à retourner voir ses maîtres.

Lorsque je distingue deux formes sombres à l’intérieur de l’immeuble.

-Allez-y ! » Ordonné-je, envoyant moi-même l’une de mes bombes lacrymogènes.

Nous nous préparons à les cueillir à leur sortie, leur pouvoir diminué par l’agressivité du gaz. Cependant, après plusieurs minutes, je comprends qu’ils tentent de s’échapper par l’un des appartements du rez-de-chaussée.

Je place mon masque de protection sur le visage, mes alliés en faisant de même, et nous galopons pour rejoindre l’entrée.

Nous ne mettons pas longtemps avant de les trouver. Un type basané d’une cinquantaine d’années, encore conscient malgré l’intensité de la fumée toxique qui l’entoure et une fille, plus jeune, prostrée au sol.

Elle n’a pas tenu le coup en revanche et je remarque d’ici les traces blanches qui ressortent à la limite de son pull.

Je m’apprête à l’éliminer lorsque l’homme s’élance devant son corps, mettant le sien en danger devant le canon de mon arme. Je reste interdit durant une seconde alors qu’il tente désespérément de s’exprimer malgré une toux intense.

Daniel me tape sur l’épaule pour que je me tourne vers lui puis il me fait un geste explicite, celui qu’on utilise secrètement pour désigner Malika. Il trace deux lignes parallèles de haut en bas avec ses mains. Une façon pas très fine de représenter sa tenue.

Je secoue la tête.

-Non ! On ne discute pas de ça avec elle ! » M’écrié-je malgré le masque.

Hors de question qu’elle mette à nouveau notre groupe en danger avec ses idées à la con.

Garder un éveillé, pour tenter de le raisonner.

C’est le pire plan auquel je n’ai jamais participé.

Toutefois, Daniel insiste, me désignant l’homme en face de moi qui ne va pas tarder à sombrer si on ne le sort pas rapidement d’ici.

Quoi ? Il croit qu’il est humain celui-là ?

M’étonnerait qu’il se balade avec l’autre si c’était le cas !

Mais mon second insiste.

Je finis par lever un bras avec violence en signe de reddition et sort sans même un regard en arrière.

Qu’il se démerde avec eux. S’il veut mettre tout le monde en danger, ce sera sa putain de responsabilité.

Une fois dehors, j’ôte mon masque et me calme au bout de quelques minutes, le temps pour Daniel et les autres de ramener nos inconnus en les traînant à terre.

Le type est parvenu à rester éveillé et je me dirige d’un pas décidé vers lui, n’attendant pas qu’il reprenne son souffle.

Je le saisis par le col et lui met tout de suite les points sur les i.

-Si tu tentes quoique ce soit mec, je te bute, c’est clair ? »

Je m’attendais à ce qu’il essaie au moins de riposter, mais il se contente de lever les mains la paume vers l’avant.

-On ne… » Il tousse violemment et je me recule un peu. « On ne vous veut… Aucun mal… »

Je le fixe dans les yeux, ignorant son regard suppliant.

-Ouais c’est ça. C’est ce qu’on va voir. » Je le relâche, le laissant s’échouernau sol, puis je fais signe à Daniel et aux autres d’emmener nos deux intrus à la banque pour tirer tout ça au clair.

L’homme parvient à marcher, mais ce n’est pas le cas de sa copine, toujours inconsciente. Roméo se charge de la porter et nous rejoignons notre planque.

Malika nous attend, déjà hors d’elle que je n’ai pas pris le temps de la prévenir.

-Merde Rémy ! Qu’est-ce que tu fous ! » S’exclame-t-elle en désignant nos prisonniers.

Je fais un signe vers Daniel.

-Il est persuadé que le type est un humain. » Je lui apprends, sceptique.

La personne en question nous entend et tente de plaider en sa faveur.

-Je suis humain. » Nous assure-t-il, ses quintes de toux s’apaisant progressivement.

Je serre les mâchoires et m’approche de lui avant de lui administrer une belle claque pour qu’il la ferme.

-On va vérifier ça. » Assené-je alors qu’il met plusieurs secondes à s’en remettre. « Vas-y, désape-toi. »

Il me fixe sans comprendre. D’un signe de tête, je donne le feu vert à Daniel et Florian qui se chargent de lui ôter son manteau avec brusquerie.

Il n’a pas le temps de réaliser que son pull et sa chemise finissent eux aussi au sol. Nous le détaillons ensemble avec Malika, étudiant la moindre parcelle de son corps. D’un geste sec, je lui saisis l’avant-bras et le force à se retourner pour qu’on puisse vérifier son dos.

Merde…

Il ne porte aucune cicatrice.

-Et l’autre là ? » Demande alors Malika avec justesse, désignant la fille, déposé un peu plus loin par Roméo.

D’un geste, j’ordonne qu’on lui fasse subir le même sort, mais le type comprend et tente de la protéger en s’élançant vers elle.

Je ne le laisse pas aller bien loin. Je crochète son pied et il s’étale sur le carrelage de la banque. Je me jette sur lui, lui saisit les bras avant de lui lier les poignets.

-Recommence ça, et tu vas déguster. » Je le préviens.

Je ne le frappe pas cette fois. Après tout, c’est un humain. Et un humain sain d’esprit semble-t-il, ce qui est toujours bon à prendre.

-C’est bon, je m’occupe de lui. » M’indique Malika, son arme en main, le regard dur. « Surveille l’autre. »

Je hoche la tête et me retourne pour découvrir notre deuxième prisonnière. Un petit groupe de personne s’est formé tout autour, semblant tous s’être arrêté de respirer. Je m’approche du cercle et comprends ce qui a provoqué leur temps d’arrêt.

Elle ne porte rien d’autre que son soutien-gorge sur le haut du corps.

Rien d’autre que ça…

Et des putains de cicatrices, absolument partout ailleurs.

Je fais immédiatement signe aux membres de notre groupe de s’écarter.

-Bougez-vous bordel ! » Je leur gueule, terrifié à l’idée qu’elle s’éveille brusquement et qu’elle commette un massacre. Je saisis mon arme et la pointe sur son front, ignorant les traits de son visage qui, apaisés dans l’inconscience, me rappelle horriblement quelqu’un d’autre.

-NON ! NON ! JE VOUS EN PRIE ! ELLE NE VOUS VEUT AUCUN MAL ! » Hurle son compagnon.

-Attends Rémy. » M’arrête Malika en s’approchant de moi. « Attends qu’on en apprenne un peu plus… »

Je m’apprête à répliquer violemment lorsque je croise son regard. Un regard qui, comme toujours, me rappelle ce que je lui dois.

Je range nerveusement mon arme.

-Je ne veux personne dans les parages c’est clair ?! Allez plus loin, mais pas ici. »

Et je me place juste à côté du monstre, surveillant avec angoisse le moindre de ses gestes.

Je n’ai pas le droit à l’erreur. Et je n’en commettrais pas.

Pas cette fois.

 

Je me souvenais de la naissance de ma fille comme si c’était hier.

Nous avions mis plusieurs années à l’avoir. Aurore, ma femme, pensait même que c’était impossible, bien trop risqué avec ses antécédents médicaux.

Risqué, ça l’était, oui, ça c’est certain. Au point qu’elle n’a pas survécu à l’accouchement malgré une prise en charge exemplaire.

J’ai donné son prénom à ma fille. On me l’avait déconseillé, histoire de ne pas faire de mélange inapproprié. Je ne voyais pas ce qu’il pouvait y avoir de plus beau, pourtant, que de porter le prénom de la personne qui a sacrifié sa vie pour vous la donner.

Je l’ai aimé doublement toute sa vie, l’ai soutenu à l’adolescence alors qu’elle perdait pied, n’ayant jamais eu de maman pour lui expliquer ce que c’était que de devenir une femme. Je lui ai donné tout ce que je pouvais, tout ce que j’avais, voire même, ce que je n’avais pas.

Jusqu’à la catastrophe.

Nous n’étions pas ensemble ce jour-là. J’ai écumé les rues et les magasins de la ville pour la retrouver. Je n’imaginais pas qu’elle ait pu mourir comme tous les autres, tous ces cadavres qui jonchaient les trottoirs, se vidaient dans les voitures et fixaient, le regard vide, l’environnement qui les entouraient.

Impossible de croire qu’elle avait fini comme ça.

-Papa ? » Ai-je alors entendu un peu plus loin. Je me suis instantanément retourné et je l’ai reconnu sous son air terrifié. « Papa ! » S’est-elle alors exclamée avant de fondre en larmes.

Moi non plus, je n’ai pas pu retenir les miennes et nous nous sommes enlacés, tellement heureux, tellement soulagés de nous retrouver.

Si j’avais su, à cet instant, ce qu’elle risquait à être toujours en vie…

Qu’est-ce que j’aurais pu faire ?

 

Nous avons vite compris les dangers que recelait ce nouveau monde et nous avons appris à nous cacher, à nous méfier, à faire attention au moindre bruit.

J’ai appris à me battre, n’ayant pas vraiment d’autres choix. J’avais l’avantage d’avoir des muscles secs que j’ai toujours entretenus sans vraiment y faire attention. J’étais rapide, plus rapide que beaucoup d’autres. Et j’avais Aurore à protéger, ce qui était bien plus qu’une simple motivation.

Je l’ai découverte, cependant, bien différente de ce que je croyais connaître d’elle. Elle s’est avérée une redoutable combattante, capable des coups les plus vicieux pour arriver à ses fins, se protéger elle-même, ou son père.

Au bout d’une semaine, j’ai fini par croire que nous y arriverions. Que nous parviendrions à être heureux dans ce monde malgré tout.

Jusqu’à ce jour.

-Il vaut mieux repartir vite chérie. » Je lui ai conseillé alors qu’elle ne parvenait pas à lâcher du regard un ensemble de perles destiné à la confection de bijoux fantaisie.

La vitrine était particulièrement travaillée pour les fêtes de Noël, tout y brillait. Y compris ces fantasques petits ensembles.

-Je sais papa… » A-t-elle soupiré, lasse de fuir à chaque instant. « J’aimerais juste aller voir une seconde… Je me dépêche. » A-t-elle ajouté avant de pénétrer dans la boutique, déclenchant un antique carillon manuel.

Elle s’est stoppée net en l’entendant et j’en ai fait de même, observant les alentours, vérifiant que de potentiels ennemis ne nous avaient pas repérés.

Je lui ai ensuite tenu la porte pour qu’elle ne se referme pas, évitant ainsi un second bruit perçant de clochette métallique.

-Vas-y ma puce. » L’ais-je autorisé, compréhensif. « Mais ne traîne pas. »

Alors qu’elle récupérait l’objet de sa convoitise, j’ai placé un carton d’emballage rempli de boules de Noël contre la porte pour la bloquer, puis je l’ai suivi à l’intérieur du magasin.

Comme promis, elle n’a pas mis longtemps à choisir et m’a montré une jolie boîte recouverte de dorures et certainement remplie d’un ensemble de ces babioles dont elle a toujours raffolé.

-Comme ça, je suis certaine de pouvoir t’en faire un à ta taille… » M’a-t-elle expliqué avec un grand sourire.

Je n’avais jamais compris sa passion et elle le savait parfaitement. Les bijoux chez moi se résumaient à une antique montre datant de mon propre père et à mon alliance dont je ne me séparais jamais.

Ma fille, elle, portait celle de ma femme, à l’index, pas sur l’annulaire, « histoire qu’on ne m’accuse pas d’inceste », racontait-elle à loisir.

Je lui ai souri, avant de l’amener gentiment vers la sortie.

Lorsque le carillon de l’entrée a retenti.

Nous nous sommes figé un bref instant à l’extrémité du rayon. J’ai tout juste eu le temps d’entrevoir un homme, plus jeune et plus frêle que moi.

J’ai été à deux doigts de croire que je pourrais facilement nous sortir de cette situation.

À deux doigts…

Puis j’ai croisé son regard.

Il m’a adressé un large rictus alors que je poussais brutalement ma fille à l’intérieur du rayon l’éloignant au maximum du monstre auquel nous devions faire face.

Puisque c’était bien de ça dont il s’agissait. Un monstre, pas un humain ni un fou, mais l’un de ceux dotés de capacités effroyables que nous ne cessions de croiser de loin, ayant toujours réussi à les éviter jusqu’à cet instant.

Jusqu’à cet instant.

-Hé ! Mais pourquoi tu pars papa ? » M’a demandé l’homme, prenant volontairement une voix aiguë avant d’émettre un rire glacial.

J’ai sorti mon arme, espérant que ce n’était pas l’un de ceux capables de briser les choses à distance. Puis j’ai tiré une première fois et il s’est baissé pour me compliquer la tâche.

Je me souviens du soulagement que j’ai ressenti à cet instant.

J’avais une chance, ténue certes, mais j’en avais une, de pouvoir nous sortir tous les deux de cette situation.

Des éléments de la boutique se sont soudain mis à flamber tout autour de nous.

Nous nous sommes réfugiés encore plus profondément dans le magasin et j’ai tiré à plusieurs reprises, espérant faire mouche à chaque fois.

Lorsque ma main s’est soudain mise à me lancer violemment, une intense sensation de brûlure me forçant à lâcher mon arme.

Sachant que nous étions entrés dans son champ d’action, j’ai tenté le tout pour le tout, me jetant sur lui alors qu’il apparaissait à l’angle d’un présentoir, sa grimace toujours aux lèvres. Aurore a crié en me voyant faire, elle a cherché à me retenir.

En vain.

Le type s’était équipé d’une barre métallique, une manivelle pour fermer les volets manuellement.

Il m’a frappé à la tempe et je me suis écroulé.

 

Ce sont les hurlements de ma fille qui m’ont ranimé, peut-être quelques minutes plus tard.

Sur l’instant, je n’y ai pas cru. Non, c’était impossible. Je ne l’avais jamais entendu crier de la sorte. Ça ne pouvait pas être elle.

C’était un cauchemar.

J’ai rouvert les yeux et l’ai découverte, à moins d’un mètre. En larmes.

Une immonde odeur de chair brûlée emplissant mes narines.

-Voilà ! » S’est immédiatement exclamé son tortionnaire. « Je t’avais dit que ça le réveillerait ! »

J’ai tenté de me redresser, de l’atteindre, mais je me suis vite rendu à l’évidence. Il avait pris le temps de m’entraver au mobilier de la boutique. Je n’avais plus aucune chance de parvenir à l’éliminer.

-Salut papa ! » S’est-il joyeusement adressé à moi. « Ça tombe bien que tu reviennes ! On allait justement commencer… »

Il n’a pas pu patienter plus de quelques secondes avant de s’y mettre.

J’ai hurlé, à en perdre la voix, alors que je le regardais, impuissant, torturer ma fille, encore et encore.

Elle a perdu connaissance à plusieurs reprises, mais cet enfoiré parvenait toujours à la ranimer. Son supplice a duré des heures. Des heures pendant lesquelles j’ai supplié qu’il s’occupe de moi à sa place…

Tout en étant effrayé à l’idée qu’il le fasse vraiment.

J’aimais ma fille. Je lui ai tout donné. Tout.

Excepté ça.

-Ton papa est un sale menteur, tu sais… » Lui murmurait-il alors qu’elle respirait à toute vitesse, ses jambes et son bras droit déjà amputés par le feu. « Il dit vouloir prendre ta place, mais ce n’est pas vrai. » Il a tapoté son nez, l’air d’en savoir long. « Moi, je sens ces choses-là… »

-Aurore… » Ai-je tenté de la rassurer d’une voix brisée. « Aurore c’est faux… Ne l’écoute pas. »

Elle n’a pas eu la force de réagir. Je crois qu’elle ne m’entendait déjà plus, son corps bien trop envahi de souffrances innommables.

C’est là que Malika et les quelques personnes qu’elle était parvenue à rassembler sont intervenus.

Je n’y croyais plus. Je souhaitais mourir, voire mourir ma fille pour qu’elle ne souffre plus. C’était tout ce que je voulais, tout ce que je pouvais espérer.

Le carillon a alors retenti une troisième fois.

L’éveillé n’a pas eu le temps de réagir. De quelques tirs précis, ils lui ont ôté ses pouvoirs avant de l’achever rapidement d’une balle dans la tête.

Avec le recul je me suis demandé si je n’aurais pas préféré le voir souffrir plus longtemps, mais à cet instant, la seule chose qui comptait…

-Aurore… » Ai-je murmuré tout en prenant délicatement son visage entre mes mains et l’embrassant sur le front.

Elle conservait des yeux écarquillés, respirait comme un poisson hors de l’eau, parvenait encore à gémir malgré ses cordes vocales épuisées.

-Il faut abréger ça. » A alors asséné cette femme habillée tout en noire et dont je ne parvenais à distinguer que les yeux.

Elle m’a tendu une arme de poing que j’ai refusé sur le moment.

-Non… Non laissez-nous… Je vous en prie, laissez-nous… »

Elle m’avait rendu ma fille, je ne pouvais me résoudre à la laisser partir… Pas maintenant.

La femme s’est abaissée à mon niveau et m’a pris par l’épaule.

-Elle souffre. » M’a-t-elle expliqué d’une voix aussi douce que possible. « Votre fille souffre et elle mourra de toute façon. Si vous l’aimez, vous ne la laisserez pas dans cet état. »

Elle m’a placé son arme dans ma main et je me suis mis à sangloter. Mes doigts vibraient avec une telle force que je ne parvenais pas à la tenir correctement.

-Je ne peux pas… » Ai-je dit, à bout. « Je ne peux pas faire ça… »

J’ai senti son hochement de tête à mes côtés, puis elle a récupéré son arme. Elle a pointé son canon sur le front de mon trésor.

-NON ! » Ai-je hurlé au moment où elle tirait.

Le silence s’est abattu dans la pièce. Un terrible, atroce, immonde silence.

Aurore ne gémissait plus, ne respirait plus.

Aurore… Ma fille…

Adieu mon amour…

 

J’en ai longtemps voulu à Malika. Pour avoir abattu ma seule raison de vivre. Pour ne pas m’avoir laissé assez de temps avec elle…

Pour avoir fait ce que je n’ai pas su faire.

Alors qu’elle m’avait accepté dans son groupe, j’ai commencé à monter ses propres alliés contre elle, sans même vraiment savoir pourquoi.

Je voulais qu’elle paie au fond. Je voulais que quelqu’un paie pour ce qui m’était arrivé, pour ce qui était arrivé à Aurore. Et je n’avais personne d’autre sous la main.

J’ai insidieusement mis dans la tête des autres qu’elle était peut-être une éveillée en fin de compte. Un monstre qui cachait ses cicatrices sous un vêtement parfait pour ça. Certains d’entre eux ont fini par avoir des doutes.

J’ai été stupide et cruel.

Mais la souffrance rend, souvent, stupide et cruel.

Alors que nous commencions à nous installer dans l’une des banques du centre-ville de Dijon, elle m’a brusquement surpris en train de comploter.

-Je peux savoir quel est le problème Rémy ? » M’a-t-elle lancé, d’un ton rageur.

J’ai affronté son regard, puis j’ai désigné quelques autres de la tête.

-Le problème, c’est qu’on aimerait bien comprendre ce que tu caches. » Lui ai-je répondu froidement. « Je vois pas comment je… On pourrait faire confiance à quelqu’un qui ne se montre jamais. » J’ai croisé les bras sur mon torse. « Qui nous dit que tu n’es pas comme eux en fait ? Que tu n’es pas un putain de monstre ? »

Elle m’a jaugé un long moment avant de faire un tour de notre assemblée du regard.

Puis elle s’est à nouveau tournée vers moi.

-Une preuve ? Tu veux une preuve que je ne suis pas l’un d’entre eux ? » M’a-t-elle demandé avec une colère froide. « Après tout ce que j’ai fait pour toi ? » J’ai eu du mal à cet instant à continuer de la fixer, mais j’ai tenu bon. J’étais encore bien trop en colère contre la mort de ma fille pour reculer. Elle a hoché la tête avant de conclure. « Très bien. »

Et c’est avec des gestes rageurs qu’elle a ôté ses vêtements, les uns après les autres.

Je ne m’attendais pas à ce qu’elle cède si facilement. J’avais prévu, au contraire, de devoir la contraindre. Puis, j’avais imaginé trouver des marques sur son corps qui m’aurait enfin permis de me venger et de soulager ma souffrance.

Une fois totalement nue devant nous, elle a lentement effectué un tour sur elle-même, nous présentant d’une manière crue, son corps. Je l’ai fixé, comme hypnotisé, attendant avec espoir de trouver la moindre trace de son appartenance aux monstres.

Mais rien.

La seule chose qui se tenait devant moi en réalité, c’était le corps d’une femme. D’une mère. Ses seins trop lâches et son ventre aux plis caractéristiques me le prouvant d’une manière bien plus efficace que si j’avais sa progéniture sous les yeux. Elle portait une longue cicatrice au niveau du bas-ventre, signe que ses grossesses ne s’étaient pas toutes déroulées au mieux.

Une mère…

Qui a dû perdre ses enfants comme j’ai perdu le mien.

Injustement.

Cette fois, j’ai incliné la tête vers le sol.

Elle s’est approchée de moi de quelques pas furieux avant de me contraindre à la regarder, me prenant sèchement le menton.

J’ai plongé mon regard dans le sien, ses iris sombres fusillant les miens.

-Tu as une dette envers moi. » A-t-elle asséné d’une voix dure.

J’ai hoché la tête avant de ciller, incapable de supporter plus longtemps ce contact visuel.

 

Après ça, je n’ai plus jamais remis en cause son autorité.

Nous avons fini par nous faire confiance. Et j’ai respecté ses choix, notamment en ce qui concernait les futurs membres de notre groupe. Elle avait cette capacité dont disposent certaines personnes, de vous juger immédiatement et de savoir exactement ce que vous valez d’un seul coup d’œil.

C’est la raison pour laquelle je n’ai pas remis en cause sa volonté de garder cet éveillé en vie.

Je n’étais pas à l’aise avec ça pourtant, le regard de ce télékinésiste m’évoquant atrocement celui du meurtrier de ma fille. Nous avons convenu, comme il ne semblait pas très doué avec ses capacités, de tenter de le ramener à la raison. De lui rappeler qu’il était un être humain avant d’être un éveillé.

Pour payer ma dette auprès de Malika, je me suis porté volontaire pour effectuer sur lui les sévices nécessaires tant qu’il n’avait pas récupéré sa raison.

Personne d’autre n’avait à réaliser une telle chose, et j’espérais, au fond, que ça m’aiderait à faire mon deuil.

Une grave erreur qui nous a, à tous, coûté très cher.

-J’y vais Malika. » Lui ais je annoncé alors que je me préparais à affronter mon devoir quotidien.

Torturer l’éveillé devenait de plus en plus difficile. J’éprouvais de la pitié lorsqu’il gémissait et qu’il me suppliait d’arrêter. Il paraissait si jeune ces moments-là… À mesure que le temps passait, je ne pouvais m’empêcher de raccourcir les séances ou d’atténuer les souffrances que j’étais contraint de lui infliger.

Pourtant, malgré tout ça, il ne semblait pas changer de comportement vis-à-vis de nous. Nous nous en rendions bien compte avec Malika. Et c’est peut-être ce qui me minait le plus en fin de compte.

-Laisse quelqu’un d’autre s’en charger. » M’a-t-elle proposé devant mon regard torturé. « Tu n’es pas obligé d’être le seul à porter ça… »

J’ai secoué la tête.

-Je ne laisserais personne d’autre s’en occuper. C’est trop… » J’ai pris une seconde pour réfléchir à ma formulation. « C’est malsain Malika. Je ne sais pas comment peuvent réagir les autres. Et je n’ai aucune envie de créer des fous parmi nous. » Ai-je conclu.

Elle a acquiescé et je suis descendu dans la salle des coffres, résigné.

J’ai ouvert la porte la tête basse, n’ayant aucune hâte d’y pénétrer et de réaliser mon entretien en tête à tête avec notre monstre.

La porte s’est refermée derrière moi avant même que je ne me retourne pour le faire.

J’ai relevé les yeux, surpris.

Et puis, j’ai compris.

Il se tenait devant moi, dépourvu des liens que j’utilisais habituellement pour l’entraver aux barreaux. Il me souriait, de ce sourire froid et dépourvu d’âme dont ils semblent tous dotés.

Les monstres…

-Toi, je te garde pour la fin. » Ai-je eu le temps d’entendre avant qu’il ne m’assomme avec sa télékinésie sans que j’aie la moindre opportunité de répliquer.

Lorsque j’ai repris connaissance plusieurs heures plus tard, tout était fini.

Malika se tenait à mes côtés, dans la salle des coffres. Elle a posé sa main sur mon épaule pour m’empêcher de me relever trop vite.

Ses yeux étaient rougis de larmes. Je me suis relevé malgré ses tentatives pour me retenir et j’ai rejoint le reste de notre colonie, horrifié avant même de constater les dégâts que notre prisonnier avait faits.

Par ma faute.

J’ai contemplé les corps alignés devant la porte et je suis tombé à genoux.

À cet instant, je me suis promis que jamais plus je ne ferais l’erreur d’éprouver de la pitié envers eux. Jamais plus je ne retiendrais mes coups en leur présence.

Jamais plus je ne les laisserais en vie.

Mais, à cet instant, je ne pouvais pas savoir que nous allions à nouveau être confrontés à une situation semblable si peu de temps plus tard…

 

-C’est l’heure, le parasite. » Ai-je lancé, y mettant autant d’entrain que possible.

Elle a gardé le silence, seuls ses gestes trahissaient la conscience qu’elle avait de ma présence. Je l’ai vu se rétracter instinctivement lorsque j’ai ouvert la porte, puis le frisson qu’elle n’a pas pu retenir alors qu’elle entendait ma voix.

Je me dégoûtais. C’était de pire en pire mais je m’étais fait une promesse et je comptais bien l’honorer.

Il était hors de question que le drame précédent se reproduise.

J’ai serré le poing dans lequel se trouvait mon nouvel instrument de torture. Je tentais de varier les approches histoire de rendre les choses moins pénibles pour moi à défaut que ce soit le cas pour elle.

Même au début, cependant, ça n’a pas marché. Ses cris et ses gémissements m’en rappelant douloureusement d’autres que je ne pourrais jamais faire taire dans ma mémoire.

Malgré ma répugnance à l’égard de ce que je m’apprêtais à faire, je me suis approché d’elle et me suis accroupi à moins d’un mètre, me répétant qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort et non d’un choix.

-Bon » Ais-je commencé d’une voix que j’aurais aimée moins lasse. « Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui l’éveillée ? J’ai ramené d’autres jouets. Malika veut te voir et elle ne veut pas prendre de risques alors… » Je l’ai fixé attentivement plusieurs secondes, contemplant sa respiration qui s’accélérait malgré tous ses efforts pour la calmer. Je savais qu’elle ne me répondrait pas. Elle ne l’avait jamais fait, même au tout début, mais j’ai poursuivi mon rituel. C’était bien la seule chose qui m’ancrait dans la réalité, me permettais de ne pas perdre pied. « Il y a les outils habituels. » J’ai fouillé mes poches, en extrayant les différents éléments dont je me servais lors de chaque séance et je les lui ai cruellement posés un à un au sol, à quelques centimètres de son corps. « Le briquet que tu connais déjà, les aiguilles, mon opinel… et on a récupéré un petit nouveau qui va t’intéresser j’en suis certain. »

J’ai enfin sorti le taser que l’équipe de récupération avait trouvé la veille. Alors qu’elle ouvrait enfin les paupières, plus par réflexe que par envie, je l’ai fait glisser d’un doigt sur le carrelage, juste devant ses yeux.

Elle les a rapidement refermés, ses mâchoires se contractant par avance.

-Tu sais ce que c’est ? » Lui ai-je alors demandé avant de poursuivre, certain qu’elle ne m’adresserait pas la parole. « C’est un taser. Tu veux essayer ? »

Cette attente avant de commencer était un véritable supplice supplémentaire pour tous les deux. Mais il faisait partie de la séance. Elle ne devait rien savoir de ma faiblesse, ou elle aurait tenté de m’amadouer, de me supplier.

Une chose que je n’aurais pas pu supporter.

-Ça tombe bien que tu choisisses celui-là. Moi aussi il me tentait bien. L’attrait de la nouveauté… »

Une immonde ironie suintait de chacune de mes paroles, mais elle ne semblait pas en avoir conscience, persuadée que j’étais bien le personnage que je lui présentais.

Un monstre sans cœur, comme ses semblables.

Je n’ai pas pu retenir un soupire à cet instant et j’ai dû enchaîner pour éviter qu’elle comprenne ce qu’il cachait.

-Tu as de la chance aujourd’hui. J’aurais bien fait durer le suspens un peu plus longtemps, mais tu es attendue donc… »

Et j’ai commencé notre séance commune de souffrance.

Elle a été plus longue que d’habitude. Malika voulait lui parler, mais pour une raison qui m’échappait, elle tenait à le faire dans son bureau et non ici ou les lieux étaient clairement plus sécurisés. Alors j’ai fait ce qu’il fallait pour garder tout le monde en sécurité. Même si ça impliquait le risque que notre prisonnière tombe dans les pommes durant son entretien.

Elle a failli sombrer à deux reprises. Ensuite, j’ai dû presque la porter pour l’amener à Malika. Ça me dégoûtait de devoir toucher une horreur pareille, mais je ne pouvais m’empêcher de culpabiliser devant son état lamentable.

Et Sinan, son compagnon, ne me rendait pas la tâche facile.

Il est venu me voir alors que j’avais livré l’éveillée à Malika, me rejoignant en repoussant les autres membres de notre groupe qui tentaient de l’en empêcher.

-Rémy ! » M’a-t-il hélé, le regard suppliant en s’approchant. « Rémy, je vous en prie, arrêtez ça ! » Je l’ai repoussé sèchement d’une main et il a gardé ses distances.

-Je t’ai dit de ne pas t’en mêler ! » Lui ai-je rappelé le regard dur. C’était déjà suffisamment compliqué comme ça pour qu’il ajoute une couche supplémentaire.

J’ai tenté de lui tourner le dos, mais il m’a attrapé par le bras.

-Elle n’est pas un danger Rémy ! » A-t-il insisté alors que je me dégageais sèchement de son étreinte. « Libérez-là, et vous vous en rendrez compte par vous-même ! »

À l’énoncé de cette dernière phrase, j’ai vu rouge. Je l’ai saisie par le col et l’ai plaqué contre l’un des murs de la banque, sous les regards des autres membres de notre communauté.

-Tente quoi que ce soit Sinan… » L’ai-je menacé en approchant mon visage à quelques centimètres du sien. « Tente quoi que ce soit pour la libérer et je m’occupe moi-même de ton cas. » J’ai attendu quelques secondes supplémentaires avant d’ajouter. « Et tu seras aux premières loges pour voir ce que je lui fais. »

Il est devenu si pâle sur le coup que j’ai cru qu’il allait s’évanouir lui aussi. Je l’ai relâché tout en le fixant, puis je me suis éloigné sans qu’il me ralentisse cette fois.

À la fin de son entretien, j’ai ramené notre prisonnière dans sa cellule. Puis Malika m’a fait part de son ressenti.

-Peut-être qu’il a raison. » A-t-elle commencé, regardant, au travers des persiennes qui occultait son bureau du reste de l’agence.

-Tu parles de son pote ? » Lui ai-je demandé, déjà sur la défensive. « Ne dis pas n’importe quoi. On ne sait rien d’eux… »

Elle s’est mise à tourner les pages d’un carnet l’air de rien. Pour avoir été là lorsque Sinan nous a suppliés de l’étudier, je savais de quoi il s’agissait. Mais je n’avais aucune envie de me plonger dans ce genre de lecture.

-J’ai fait un marché avec elle. » A-t-elle poursuivi et j’ai retenu ma respiration. « Elle m’a donné quelques informations sur elle et en échange tu iras moins la voir. »

J’ai eu beaucoup de mal à retenir ma colère à cet instant.

-Putain Malika… Recommence pas avec ces conneries. On devrait la buter ! Point barre ! »

Elle a posé son carnet sur la table.

-Il n’est pas question qu’on tue qui que ce soit tant que l’on n’a pas une vraie raison pour le faire. » A-t-elle asséné. « Tu sais très bien que je ne prends pas ce risque à la légère. »

Elle a soupiré et nous avons gardé le silence un instant.

Puis j’ai eu une idée.

-Sinan veut la libérer. » Lui ai-je appris. « Il m’a presque avoué qu’il le ferait s’il en avait l’occasion… On n’a qu’à la lui donner et voir comment ça se passe… »

Elle a semblé réfléchir un instant avant d’acquiescer.

-En attendant, apporte à l’éveillée de quoi se laver. » M’a-t-elle ordonné. « Histoire qu’elle comprenne que l’on peut jouer différemment si elle nous en laisse l’opportunité. »

J’ai soufflé d’exaspération, mais, comme elle avait accepté mon plan sans discuter, j’en ai fait de même avec le sien.

 

La fille faisait vraiment peine à voir lorsque je suis redescendu un peu plus tard pour lui apporter de quoi réaliser ses ablutions. J’ai vu tout de suite qu’elle ne s’attendait pas à me revoir de sitôt et qu’elle en était terrifiée.

Et j’ai à nouveau eu un geste de faiblesse.

-T’as eu de la chance. Je t’ai laissé vingt minutes de plus. » Lui ai-je annoncé en revenant récupérer les affaires bien plus tard que prévu. « Ne crois pas que c’était de la gentillesse. J’avais quelque chose de plus important à faire, c’est tout. »

C’était faux, évidemment. Au contraire, j’ai poireauté durant un moment de l’autre côté de la porte. L’écoutant chouiner comme une malheureuse devant ce qui devait ressembler au plus beau cadeau de sa vie.

Lorsque je suis remonté, j’ai pris Daniel à part.

-Malika veut qu’on les teste. » Lui ai-je expliqué d’entrée de jeu.

Il a mécaniquement tourné son regard vers Sinan, occupé à ranger du matériel un peu plus loin.

-Comment ? » M’a-t-il demandé sans discuter cette décision.

-On va leur donner l’occasion qu’ils attendent… »

 

Je m’attendais à tout de cette expérience. À tout.

Sauf à ça.

Ils n’ont rien fait, ni l’un ni l’autre. Pourtant Sinan semblait bien avoir mordu à l’hameçon, récupérant l’opinel que Daniel avait négligemment laissé dans un coin de la pièce.

Mais ce couteau est très vite revenu à son lieu d’origine sans même avoir entaillé les liens de la fille.

Je suis allé la voir le soir même, me disant qu’elle attendait peut-être ma venue pour agir.

Mais non.

Elle m’a semblé plus résignée que jamais à cet instant. J’ai éprouvé davantage de difficulté à réaliser mes obligations ce jour-là. Puis Malika m’a avoué son projet : attendre une attaque et voir si elle allait nous venir en aide ou, au contraire, en profiter pour tous nous massacrer.

C’était de la folie, mais, lorsqu’elle m’a demandé si j’avais mieux à proposer, je n’ai pas pu lui répondre.

Et cette fameuse attaque a fini par arriver.

Nous avons hésité avec Malika. Malgré le marché passé avec la fille, nous avons tout de même eu du mal à prendre la décision de la libérer.

C’était en grande partie ma faute en fait.

Et lorsque j’ai su que c’était notre dernière chance, il était trop tard.

On nous avait tous rassemblés dans un coin de la banque, moi, Malika, Daniel et quelques autres ainsi que Sinan, le compagnon de notre prisonnière.

J’imaginais déjà ce qu’ils allaient nous faire, ces quatre types. Ils semblaient particulièrement attirés par les femmes de notre groupe, et notre cheffe, par-dessous tous, retenait leur attention.

Lorsqu’elle s’est pointée.

-Hé les mecs ? Vous m’en laissez un peu ? » A-t-elle attiré leur attention avec un sourire à me faire froid dans le dos.

J’ai compris à cet instant qu’elle en aurait après moi. C’était logique après tout, je ne pouvais pas m’attendre à autre chose avec tout ce que je lui avais fait subir.

-Ça dépend… Qu’est-ce que tu es prête à faire pour ça ? » Lui a alors demandé le patron de leur groupe.

-Si tu savais… Franchement, tout ce que tu veux. » S’est-elle contentée de lui répondre, laissant l’imagination de ses sous-entendus faire son chemin dans leurs esprits.

Ils n’ont pas mis longtemps à réagir.

-C’est eux qui t’ont fait ça ? » L’a interrogé l’autre type, l’air d’avoir gagné au loto.

-Ouais. » Lui a-t-elle répondu avant de me fixer et de faire mine de me tirer dessus avec un pistolet imaginaire « Celui-là. »

J’ai répondu à son regard avec toute la haine que je ressentais pour ses semblables, toute la haine que j’éprouvais depuis la mort de ma fille sans avoir jamais pu la soulager.

Je n’écoutais plus rien de leurs répliques stupides. J’ai continué de soutenir son regard alors qu’on me traînait jusqu’à elle, me demandant bien comment elle allait s’y prendre et combien de temps mon agonie allait durer.

Jusqu’à ce que les deux Dons Juan s’écroulent sur le sol.

Et là, j’ai saisi.

Mon erreur.

J’ai rattrapé celui qui tentait de s’enfuir malgré sa blessure à l’épaule et je l’ai achevé à la main, éructant toute ma haine sur son visage, perdant pied, enfin. J’ai eu toutes les peines du monde à me reconnecter au monde réel lorsque le dernier l’a prise en otage. Heureusement pour nous tous, elle a eu droit à un vrai chevalier servant ce jour-là qui lui a sauvé la vie sans penser une seconde à la trahir.

Une chose que je n’aurais pas été capable de faire, même à cet instant.

J’ai préféré laisser Malika gérer la suite et je me suis tenu à l’écart les jours suivants, bien conscient de ce que je méritais vraiment.

 

Il lui a fallu quelques jours pour se remettre physiquement de ses blessures.

Quant à ses souffrances psychiques…

Jamais elle n’aurait pu les oublier vraiment. Je m’en rendais bien compte lorsque je croisais son regard parfois. Le plus souvent par accident. J’y lisais toute sa haine envers moi, sa peur aussi, son envie de vengeance…

Et je la comprenais, malgré mes tenaces réticences à son égard.

-Je vais avec eux Malika. » Ai-je décrété alors qu’elle et Sinan négociaient avec Malika pour partir à la recherche de leur animal de compagnie.

Je trouvais ça stupide. Risquer ainsi sa vie juste pour un clebs.

Au son de ma voix, l’éveillée s’est instantanément placée sur le côté pour m’avoir à l’œil. Elle a retenu un frisson et s’est éloignée d’un pas supplémentaire dont elle n’a même pas dû avoir conscience.

Malika a semblé mal à l’aise que je me propose ainsi, pensant peut-être que je cachais quelque chose. Un plan pour éliminer la fille ou un truc du genre.

-Je ne pense pas que… » A-t-elle commencé en me jetant un regard sans équivoque.

Mais l’éveillée l’a immédiatement interrompue.

-Hors de question qu’il vienne. » A-t-elle asséné d’une voix aiguë. Elle a tenté de reprendre contenance. « Je me contrefous que vous ne nous fassiez pas confiance. Et celui-là il va ou il veut, mais pas avec moi. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de m’esclaffer tellement elle me faisait penser à un caniche aboyant face à un rottweiler.

J’ai appuyé ma candidature, tout en sachant que je ne lui laissais, de toute façon, pas le choix.

-Vous allez chercher des vivres aussi non ? Vous comptez tout porter à deux ? Toi en particulier ? Alors que tu recommences à peine à marcher correctement ? »

Cette dernière phrase était vraiment mesquine de ma part. Mais, après tout, je n’étais plus à ça près la concernant.

Elle a murmuré quelque chose pour elle-même que je n’ai pas pu entendre. J’imagine qu’elle devait sans doute m’insulter.

-Si vous voulez que quelqu’un nous suive, n’importe qui d’autre fera l’affaire. » A-t-elle ensuite proposé.

Malika m’a jeté un bref et discret coup d’œil et je lui aie répondu d’un hochement de tête silencieux pour la rassurer.

Non, je ne compte pas la tuer. Pas tant qu’elle se comporte comme un être humain ou presque.

Sans compter qu’avec le retour de ses pouvoirs, il m’apparaissait difficile de m’y prendre sans que ça se retourne contre moi.

Malika m’a alors donné le feu vert.

-Je ne pense pas que qui que ce soit d’autre en ait envie. Débrouillez-vous tous les trois. Je préfère ne pas m’en mêler. »

Et elle s’est éclipsée, me laissant le loisir d’accompagner nos deux nouveaux membres et de vérifier qu’ils ne nous plantent pas un couteau dans le dos.

 

Non seulement ils ne l’ont pas fait, mais en plus ils m’ont sauvé la vie.

Qui aurait pu le croire ?

Pas moi en tout cas.

Malgré tout ça, malgré toutes les preuves qu’elle nous avait données, je ne me résignais toujours pas à voir en elle une alliée.

Impossible de croire qu’un de ces monstres pouvait se révéler humain.

La nouvelle que nous avions récupérée semblait encore plus apte à faire partie de notre groupe. Malika en était persuadée, mais quelque chose m’empêchait de valider son hypothèse.

La vérité, c’était certainement que j’avais honte de m’être transformé en monstre comme eux.

Comment aurait réagi ma fille si elle avait su ?

J’en étais malade.

Le regard de l’éveillée ne cessait de me renvoyer cette image. J’y lisais toute la haine et la rancœur que je ressentais moi-même encore contre l’assassin d’Aurore.

Puis, lors d’une de mes rondes quotidiennes, je me suis retrouvée devant un magasin semblable à celui où j’avais perdu ma raison de vivre.

J’y suis entré, en pèlerinage. Ce n’était pas la première fois, loin de là, que je récupérais un cadeau pour ma fille. Mais ce jour-là avait quelque chose de particulier.

Alors que je prenais dans les mains cette petite boîte en plastique transparent, ma carapace s’est soudain brisée.

Je me suis mis à sangloter comme un gosse. Je me suis haï comme jamais encore, regrettant d’avoir été incapable de la sauver, regrettant d’avoir été assez idiot pour croire qu’on s’en sortirait si facilement.

Regrettant d’avoir fait subir à une autre, ce qu’elle-même avait vécu.

Lorsque j’ai repris mes esprits, ma décision était prise. Si l’occasion se présentait, je laisserais l’éveillée se venger comme j’ai moi-même toujours souhaité le faire. C’était la seule chose que je pouvais lui offrir. Un moyen de soulager ses affects brisés par mes agissements.

L’occasion, je l’ai eue. Moins d’un jour plus tard.

Comme toujours, j’étais allongé dans un recoin sombre du hall, prêt à défendre notre groupe au moindre problème.

Lorsque la fille est soudain descendue de l’étage.

-J’ai du mal à dormir… » A-t-elle justifié sa venue si tard dans la nuit. « Je vais juste… Me passer un coup d’eau… »

Elle a rejoint notre salle de bain commune et j’ai attendu encore quelques minutes avant de me lever et de m’avancer vers les personnes de garde cette nuit.

J’ai tapé gentiment l’épaule de Patrice, ce qui ne l’a pas empêché de sursauter.

-C’est bon je prends le relais. Va te coucher Patrice. » Lui ai-je annoncé.

Il m’a jeté un coup d’œil surpris avant de se mettre à bâiller à s’en décrocher la mâchoire. C’était sa troisième nuit d’affilée, je pouvais bien faire ça pour lui.

Il a gagné l’étage d’un pas lourd et je suis resté quelques minutes en compagnie de Daniel. Ce dernier m’a observé un temps avant de reporter son attention sur la porte.

L’éveillée ne semblait pas vouloir sortir de la salle de bains. Je la soupçonnais de chercher à m’éviter à tout prix, une chose que je pouvais comprendre. Cependant, si je voulais lui laisser sa chance de s’occuper de moi, j’allais devoir trouver un moyen de me débarrasser de Daniel.

À peine avais-je formulé cette pensée qu’il s’est soudain tourné vers moi.

-Je dois aller pisser. » A-t-il déclaré.

J’ai sauté sur l’occasion.

-Vas-y. Moi je vais faire un tour juste devant. J’ai la radio si jamais il y a un problème. »

Je suis sorti, certain qu’elle allait me suivre pour me régler discrètement mon compte. C’était ce que j’attendais de toute façon. J’avais plus de raison de mourir que de vivre.

Autant en finir en réalisant une dernière bonne action.

J’ai enfin senti sa présence dans mon dos alors que je rejoignais la cathédrale de Dijon. Celle-là même où je m’étais déjà moqué d’elle.

Je suis entrée, humble devant l’architecture grandiose des lieux, devant les représentations du Seigneur et de son fils, bien qu’ils ne m’évoquent plus rien ces derniers temps.

J’ai eu le temps d’atteindre l’autel de ma fille avant que mon bourreau ne pénètre le bâtiment. J’avais allumé les bougies pour lui dire que j’allais bientôt la rejoindre et que nous serions enfin réunis.

L’éveillée m’a observé alors que je récupérais dans ma poche la boîte emplie de perles que j’avais récupérée la veille. Je l’ai posée avec révérence à côté des autres.

J’ai eu une dernière pensée pour Aurore avant de m’adresser à la mort.

-Tu peux y aller. Ça m’étonne même que tu ne l’aies pas fait avant… »

Je me suis assis face à elle alors qu’elle m’observait d’un regard aussi froid que les pierres sur lesquelles j’avais installé mon autel.

-Tu comptes me faire part de toutes les bonnes raisons qui te poussent à être un connard ? » M’a-t-elle demandé. « Malgré toi, bien évidemment. »

J’ai soupiré, tellement las de mériter cette colère qui suintait de chacune de ses paroles.

-Pourquoi ? » Lui ai-je demandé en retour. « Ça t’intéresse ? »

Elle m’a répondu du tac au tac.

-Non. »

J’ai alors posé ma radio bien en évidence à mes côtés.

-Alors, fais ce que tu as à faire. » Lui ai-je proposé d’un ton neutre. « La radio est éteinte et personne ne saura jamais que c’est toi qui es venue ici. »

Je l’ai fixé d’un regard posé, étrangement soulagée par ce qu’il allait advenir de moi dans les toutes prochaines minutes. Ses narines se sont dilatées comme si elle cherchait une quelconque tromperie dans mon odeur corporelle, puis elle a gardé le silence un moment, le visage crispé.

-C’était qui ? » M’a-t-elle demandé soudain en désignant les bougies d’un signe de tête dédaigneux.

Une vague de chagrin m’a submergée. Mais elle avait le droit de savoir. Après ce que je lui avais fait, elle pouvait tout me prendre. Même ça.

-Ma fille. » Lui ai-je répondu non sans difficulté.

-Comment est-elle morte ? » M’a-t-elle encore interrogé d’une voix tranchée.

Cette fois, j’ai dû prendre quelques minutes supplémentaires pour pouvoir lui répondre.

-Brûlé vive par un pyrokinésiste. » Ai-je lâché d’un trait. Les souvenirs de cette journée maudite me revenaient en cascade et je n’ai pu m’empêcher d’ajouter d’une voix souffrante. « Morceau par morceau. »

J’étais à deux doigts de perdre tout contrôle et me reprendre à cet instant m’a demandé bien plus que je n’aurais pu l’imaginer.

-Et tu crois que ça te donne l’autorisation de torturer tous les autres ? » M’a-t-elle reproché avec justesse. « Juste par plaisir ? » Elle a lâché un ricanement que je n’ai pu m’empêcher de trouver un peu faux. « Tu n’es pas mieux que celui qui a fait ça à ta fille… »

J’étais, depuis longtemps, parfaitement conscient de tout ça.

Je me suis passé la main sur le visage pour me laisser fermer les yeux une seconde.

-Non je ne suis pas mieux… » Ai-je murmuré. « Je suis pire. »

Et les larmes que je retenais jusque-là ont fini par s’écouler. J’ai fermé les yeux, prêt à tout endurer, avant de me rendre compte qu’elle attendait des explications. Et elle y avait droit, comme pour tout le reste.

-Je le lui ai demandé… » Ai-je murmuré, mon timbre semblant se perdre à jamais sous la voûte du monument. « Je l’ai supplié de me faire subir tout ça à sa place, mais… En même temps… J’étais terrifié à l’idée qu’il le fasse. Il l’a senti… Ça l’a beaucoup amusé. »

J’ai rouvert les yeux, redécouvrant les traits de ma fille au sein du visage tendu de rage de l’éveillée.

-Tes cris… » Ai-je poursuivi, mes aveux me soulageant bien plus que tous mes actes impardonnables. « C’était les mêmes que les siens. C’était une torture pour moi de devoir aller te voir alors j’ai essayé d’en faire un jeu pour que ce soit… plus simple. Ça n’a pas marché. »

Elle m’a alors posé cette question à laquelle je m’attendais, à laquelle j’avais moi-même mis du temps à trouver une réponse.

-Si tu détestais autant ça, pourquoi tu le faisais alors ? Je suis certaine que n’importe qui d’autre aurait pu s’en charger à ta place. »

J’ai contemplé les rainures entre les pierres de taille de la nef avant de lui répondre.

-C’est moi le monstre. Et personne d’autre que lui n’a à faire son travail. »

Puis j’ai croisé une dernière fois son regard. Un regard dont la haine semblait fondre à vue d’œil. Il était temps qu’elle s’y mette où elle risquait d’y renoncer.

J’ai fermé les yeux pour qu’elle ne soit pas tentée de me prendre en pitié.

-Je pense que tu peux commencer maintenant. Tu sais tout. » AI-je conclu, attendant ma sentence.

Une punition qui n’est jamais venue.

-Reste en enfer Rémy. » A-t-elle lâché d’un ton brusque avant de rebrousser chemin sans s’arrêter.

Je me suis alors rendu compte que cette condamnation était bien pire en réalité qu’une simple mise à mort.

La tension que j’avais retenue jusque-là s’est déversée sur le sol, trempant le plancher sacré de la cathédrale.

Elle est parvenue à faire ce dont, moi, j’ai été incapable…

M’épargner.

Je me suis laissé aller à ma douleur, souffrant d’une torture bien plus intense que celle que j’avais imaginé recevoir.

 

Je contemple le nouvel assortiment de perles que j’ai récupéré pour l’hôtel d’Aurore. Je les trouve un peu kitch avec leur dorure et leurs paillettes, mais je sais que ma fille les aurait adorés.

-Rémy ? » M’appelle soudain Malika. « On a repéré des éveillés du côté de la gare. J’aimerais qu’on étudie un plan pour s’en débarrasser au plus vite. Ils n’ont pas l’air d’avoir conservé leur humanité… »

Je ne perds pas de temps et pose ma future offrande, la suivant dans son bureau.

 

À mon retour, je tente de chasser de mon esprit la nature du combat que nous n’allons pas tarder à mener. Ces trois éveillés semblent bien trop curieux et téméraires pour que l’on puisse seulement attendre qu’ils s’aperçoivent de notre présence.

Je repense à la dernière attaque que nous avons subie, à ceux que nous y avons perdus.

Et surtout à la personne qui nous a sauvé in extremis du carnage.

Je regrette qu’Agate et Sinan aient préféré nous quitter. En partie en tout cas, l’autre ne pouvant s’empêcher de se trouver soulagée par l’absence de l’éveillée alors que son regard ne cessait de faire resurgir ma culpabilité. Mais avec ses pouvoirs cependant, un tel combat aurait été une promenade de santé.

Les traits tendus par mes amères réflexions, je rejoins l’angle du hall que j’utilise comme mes quartiers.

Avant de me figer lorsque je me retrouve face à notre plus récente recrue.

Caroline.

Elle ne semble pas s’être aperçue de ma présence et admire l’assortiment de perles en plastique avec une joie non dissimulé, imaginant peut-être les bijoux fantaisie qu’elle pourrait créer.

Involontairement, je superpose à son visage celui de ma fille quelques années en arrière. Elle avait le même plaisir simple dans le regard, la même mine détendue et joyeuse.

Je m’arrête de respirer, de peur que cette vision ne disparaisse trop vite, le cœur avide de ces rares moments où je revois Aurore, non pas souffrante, sous la torture de son bourreau, mais heureuse de vivre.

Malgré mes précautions, la jeune éveillée finit par se rendre compte de ma présence. Elle semble soudain apeurée, terrifiée d’avoir pénétré mon domaine sans autorisation pour y toucher des affaires personnelles.

Et mon mirage s’évanouit dans l’oubli.

-Pardon ! Je suis désolée ! » Bégaye-t-elle, manquant de s’étaler par terre, tellement la terreur semble avoir paralysé ses membres et l’empêche de se lever.

Je lève une main en apaisement. Je n’ai aucune envie de reproduire mes précédentes erreurs. Cette fille semble plus humaine que tous ses salopards de semblables. Plus humaine qu’Agate.

Plus humaine que moi.

Hors de question qu’elle souffre encore de sa situation. Elle ne mérite pas ça.

Avec des gestes lents destinés à la rassurer, je désigne la petite boîte en plastique qu’elle tient toujours entre ses mains tremblantes.

-Tu aimes ces choses-là ? » Je lui demande, tentant de prendre la voix que je réservais à ma fille. Je m’étonne de pouvoir encore parler de cette façon. Je pensais que cette douceur m’avait définitivement quitté à sa mort.

Le ton que je prends la cloue sur place. J’imagine qu’elle ne m’a jamais entendu m’exprimer de cette manière et je ne peux que la comprendre.

Elle hésite sur la conduite à tenir, observant les alentours comme si elle vérifiait ses possibilités de fuite.

J’ignore ses réticences et m’installe au sol à ses côtés.

À l’image d’un animal pris au piège, elle cesse tout mouvement, respirant à peine.

Je tends la main, demandant en silence qu’elle me rende mon bien. Elle obéit machinalement et j’ouvre la boîte, la secouant légèrement pour pouvoir admirer l’ensemble des petites décorations qu’elle contient.

-Ma fille aussi adorait ça. » Lui expliqué-je, ma voix descendant d’une octave sans le vouloir. Caroline garde le silence, mais sa respiration s’apaise néanmoins. Je referme la boîte et la lui rends. « Tu peux la garder si tu veux. » Je lui propose sans oser la regarder. « J’en trouverais une autre… »

Je me relève et la quitte sans me retourner.

Il est temps d’avertir les autres de notre bataille imminente.

 

Ils ont senti notre présence beaucoup trop tôt.

J’ai cru pendant un temps que nous allions avoir le dessus, mais mes espoirs s’effondrent à l’image des membres de notre groupe.

Ces deux filles en particulier sont de vraies salopes. Elles prennent un tel plaisir à utiliser ensemble leurs dons, riant à gorge déployée devant les effets qu’elles parviennent à produire à deux. À la ressemblance de leurs traits, j’imagine qu’elles sont sœurs…

Quelle importance ? Si c’est pour massacrer la moindre créature qui a le malheur de passer sur leur chemin.

Je m’élance derrière un 4×4 garé en partie sur le trottoir et évite de peu la télékinésie de l’une des deux filles. J’y retrouve Daniel, en train de haleter pour sa survie, son arme contre lui.

J’évalue mes propres munitions.

Plus que deux balles.

Constatant ma difficulté, il me tend la sienne.

-Non… Non Daniel tu en as besoin… » Je refuse, désespéré par ses pupilles emplies d’une souffrance intense.

Il ne parvient pas à me répondre, son regard s’éloignant irrémédiablement et effectue un ultime geste de son bras, me donnant un faible coup dans le ventre avec son flingue.

Qu’il lâche ensuite, les forces l’abandonnant définitivement.

-Daniel… » L’appelé-je.

Mais seul son regard vide me répond.

Il ne me reste qu’une chose à faire.

Je me mets à courir, tirant à tout va dans mon dos en espérant les retenir le temps que je prenne un véhicule. Je grimpe à toute allure dans la première sportive que je rencontre dont le conducteur se trouve encore au volant. Je le chasse sans ménagement et prends sa place avant de démarrer en trombe.

J’espère que ma mission suicide va fonctionner. Moi, je suis foutu de toute façon, mais peut-être…

Peut-être que si je les attire suffisamment loin, Malika, les quelques survivants et Aurore vont s’en sortir…

Non, c’est Caroline par Aurore, Aurore est morte, mais Caroline elle…

Elle doit survivre.

J’entends mes poursuivants. Ils sont également montés dans d’autres véhicules et me pourchassent dans la capitale de la bourgogne, slalomant entre les carcasses à l’arrêt, écrasant les cadavres présents sur les trottoirs.

J’accélère, les emmenant loin, le plus loin possible de notre planque.

Notre partie de chasse dure encore plusieurs longues minutes, lorsqu’ils se rapprochent enfin suffisamment pour m’atteindre avec leurs pouvoirs.

La télékinésiste fait exploser l’une de mes roues avant et je perds le contrôle de mon véhicule. Je réalise plusieurs tonneaux avant de m’immobiliser à l’envers, le pare-brise masqué par un épais airbag. Je tente de me dépêtrer de cette situation, cherchant mon arme d’une main dans le reste de l’habitacle.

Mais c’est peine perdue.

Des rires inhumains me parviennent de l’extérieur. Des gloussements de femmes.

-Hé bien ! Il nous a donné du fil à retordre celui-là… »

-Ouais… Dommage que ça finisse comme ça… »

L’une d’entre elles se penche pour me jauger par la vitre brisée de ma portière.

-Il est même pas moche en plus. Quel gâchis… »

-T’as vraiment des goûts bizarres Patricia… » Lui lance sa sœur, toujours debout derrière elle.

Je fixe cette femme, soutenant son regard en sachant que c’est bien la dernière chose que j’emporterais avec moi. Ça…

Et l’assurance que le temps donné à Malika va lui permettre de sauver les autres…

Aurore…

Non, pas Aurore, Caroline…

Caroline.

-Allez, j’abrège les choses rien que pour toi beau gosse. » Me lance la dénommée Patricia.

Le sourire de la jeune éveillée se superpose à celui de mon bourreau.

Reste en vie Caroline.

 

 

Musique : Mistral gagnant, Renaud