Hors série n°2

Gabriel

 

J’installe ma valise dans l’emplacement réservé aux bagages, puis j’avance dans le couloir du wagon et cherche ma place parmi les larges fauteuils de la première classe.

Je me retiens de soupirer en constatant que je me trouve dans un carré. Au moins, il n’est pas plein et seule une femme occupe le fauteuil côté fenêtre en diagonale du mien. J’espère qu’il ne se remplira pas durant le voyage. J’ai horreur d’être serré comme une sardine.

Comme toujours lorsque je me retrouve à côté de quelqu’un dans des transports en commun, je me demande une seconde si je dois faire preuve de cette politesse sociale obligatoire qui consiste à dire bonjour. Constatant que le regard de la femme semble réellement absorbé par le paysage à l’extérieur, je décide que c’est inutile.

Je m’installe discrètement à ma place et sors le livre que j’avais pris pour le voyage.

Le train finit par démarrer et glisse en cahotant un peu sur ses rails.

Je commence tout juste mon deuxième chapitre lorsque le téléphone de ma voisine se met à vibrer.

Elle décroche et se racle la gorge avant de répondre.

Je me retiens de lever les yeux au ciel.

Encore une qui ne sait pas lire et qui téléphone au beau milieu du wagon.

Quel manque de savoir-vivre.

Au moins tente-t-elle de parler à voix basse, ce qui est bien ma seule consolation.

-Allo Ambre ? » Commence-t-elle en chuchotant d’une voix fragile. « Tu vas pouvoir venir ? J’ai commencé à… » Elle se racle à nouveau la gorge avant de poursuivre avec difficulté. « à préparer un texte, mais je vais avoir besoin de toi pour le finir. » Du coin de l’œil, je remarque qu’elle chasse rapidement une larme d’un geste sec. « Oui je sais… » Semble-t-elle soudain s’énerver. « C’est ce qu’ils disent toujours, tu sais… Il n’a pas souffert et bla bla bla… »

Elle se tait brusquement, n’étant sans doute plus capable de parler.

Je m’en veux un peu de lui avoir reproché d’ignorer la bienséance, comprenant rapidement qu’elle se trouve en pleine situation de deuil et que ce genre de détail lui passe probablement bien loin au-dessous d’autres priorités.

J’ai du mal à me concentrer sur mon livre et ne peux m’empêcher de remarquer qu’elle chasse à nouveau ses larmes, glissant sur ses deux joues cette fois.

-Je peux pas… Je suis dans le train. » Tente-t-elle d’abréger la conversation. « On se voit demain. Je dérange là… » Sa voix n’est bientôt plus qu’un souffle. « À demain. » Parvint-elle encore à dire avant de raccrocher.

Une fois débarrassée de son interlocutrice, elle perd le contrôle de ses émotions et place une main sur son visage, se recroquevillant sur son fauteuil pour tenter de cacher son chagrin aux inconnus autour d’elle.

Dont je fais partie.

Je n’aime pas voir les gens pleurer.

Bien sûr, c’est encore pire quand il s’agit de proches. Heureusement pour moi, Adam est jeune et notre relation est trop récente pour que j’aie à vivre ce genre de choses, mais rien que d’y penser, ça m’angoisse.

Alors qu’elle parvient tant bien que mal à garder ses sanglots silencieux, je cherche dans mes poches le paquet de mouchoirs que je garde toujours sur moi.

Après une longue minute de fouille, je finis enfin par mettre la main dessus et le lui tends.

Je me racle la gorge.

-Excusez-moi ? » Lui dis-je doucement.

Elle ravale ses sanglots et dégage son visage juste le temps d’apercevoir ce que je lui tends.

-Merci. » Parvint-elle à me dire alors que ses deux iris bleus glissent rapidement sur les miens.

Elle a un court temps d’arrêt lorsqu’elle remarque que mes yeux n’ont pas tous les deux la même teinte contrairement à l’immense majorité des gens, mais son regard ne s’attarde pas plus, sans doute largement embrumé par les larmes qui ne cessent de s’en écouler.

Elle sort un mouchoir du paquet et me rends le reste.

-Je vous en prie. » Lui dis-je, compatissant. « Vous pouvez le garder. C’est le genre d’évènements pour lequel un seul ne suffit pas. »

Je vois à sa gêne qu’elle aurait bien argumenté, mais elle n’en a pas la force et parvient tout juste à reformuler des remerciements que j’ai quelques peines à entendre.

J’ignore qui, de sa famille ou de ses amis, elle a perdu récemment, mais c’est certainement quelqu’un de proche. Elle semble assez jeune encore, sans doute moins de trente ans.

C’est à peu près à cet âge que j’ai perdue ma mère et j’espère sincèrement que ce n’est pas son cas.

Elle se mouche à plusieurs reprises dans le mouchoir que je lui ai donné avant d’en prendre un autre et de me le montrer en silence avec un petit sourire d’excuse, l’air de dire « c’est vrai qu’un seul ne suffit pas. »

Je lui rends son sourire, malgré tout gêné d’assister, impuissant, à sa détresse.

Elle s’isole à nouveau dans son chagrin, ses sanglots s’apaisant progressivement pour laisser place à une lassitude typique de la tristesse et pose son front contre la vitre, fixant l’extérieur, probablement sans le voir vraiment.

Déformation professionnelle oblige, je ne peux m’empêcher de me dire que son visage n’est pas laid. Bien sûr, elle n’a rien d’une mannequin, ni la taille ni la perfection des traits et sans doute un peu trop de formes pour ça. Mais disons qu’elle n’est pas désagréable à regarder.

Et c’est sans doute mieux quand elle n’a pas les yeux gonflés et rouges d’avoir trop pleuré.

Malgré les coups d’œil que je lui jette, elle semble à des années-lumière de ce qui se passe autour d’elle, ce qui est à la fois plaisant, puisque, pour une fois, on ne me reluque pas de haut en bas, mais un peu vexant malgré tout.

Je secoue imperceptiblement la tête.

Franchement, ce n’est vraiment pas le moment.

Il est clair qu’à sa place, je préférerais qu’on me fiche la paix.

C’est ce que je décide de faire après quelques minutes de réflexion et je me lève aussi discrètement que je m’étais assis, choisissant de lui laisser le plus d’espace possible pour exprimer ses émotions sans qu’elle ait un inconnu, fût-il beau et sympathique, en train de l’observer durant tout le trajet.

-Au revoir. » Lui lancé-je avant de m’éloigner.

Je ne reçois pas de réponse, son esprit probablement bien loin à l’extérieur de ce wagon.

Je ne lui en veux pas et n’insiste pas, rejoignant le wagon-bar où je m’installe, peut-être, moins confortablement, mais avec la sensation d’avoir aidé quelqu’un.

 

J’ai toujours eu une excellente mémoire des visages, du moment que la personne qui le porte m’a marqué pour une raison ou pour une autre.

Il n’est donc pas très surprenant que je la reconnaisse presque immédiatement alors que Xavier porte ma nouvelle acquisition, encore inconsciente, jusqu’à sa future chambre.

Elle n’a pas tellement changé depuis notre très brève rencontre, quelques années auparavant.

À part les cicatrices qu’elle doit désormais porter en nombre sous ses vêtements.

Une télékinésiste doublée d’une pyrokinésiste… Et Malik la soupçonne même d’être une chuchoteuse également.

J’ai dû mal à contenir mon excitation.

Il est tellement rare de tomber sur ce genre d’éveillés… Je pensais avoir déjà été chanceux de découvrir Fanny, mais maintenant…

Alors qu’il l’installe sur une chaise à l’aide de Benoît, j’examine rapidement la plaie qu’elle porte sur la tempe. Une petite bosse s’est déjà formée au niveau de l’impact de la télékinésie de Xavier et la peau s’est fendue laissant s’échapper une traînée de sang qui s’est perdue dans son cuir chevelu.

Les saignements ne se sont pas tout à fait arrêtés, et maintenant qu’elle se trouve en position verticale, une ligne rouge sombre descend lentement juste devant son oreille.

Je soupire.

Benoît et Xavier cessent immédiatement leurs activités alors qu’ils étaient en train de l’entraver au fauteuil.

Je ressens leur détresse à l’idée que je ne sois pas satisfait de leur travail et que je le leur exprime, alors, pour les rassurer, je leur souris gentiment.

-Ça ne fait rien Xavier. » Lui dis-je, et son soulagement est immédiatement perceptible. « Je sais que tu n’as pas eu le choix. »

Il respire à nouveau normalement et termine de fixer le ruban adhésif au niveau du poignet de ma future éveillée.

-Je vais me préparer. » Leur annoncé-je. « Prévenez-moi dès qu’elle se réveille et, surtout » J’insiste bien sur ma dernière phrase. « Ne lui faites pas plus de mal que nécessaire. »

En sortant de la pièce, je croise Fanny, venue à regret pour veiller sur notre très prochain nouveau membre. Elle se doute qu’elle risque de passer au second plan et, bien évidemment, un intense sentiment de jalousie corrode déjà ses moindres pensées.

Je m’approche d’elle et lui caresse tendrement la joue.

Elle ferme les yeux et sa respiration s’apaise instantanément tout comme ses venimeuses réflexions.

-Ne t’inquiète pas Fanny. Tu gardes toujours ta place auprès de moi. Ça ne change rien en ce qui me concerne. » La rassuré-je.

Elle rouvre les yeux, prête à accepter la moindre de mes volontés et je m’éloigne lentement, rejoignant le palier de l’appartement.

Je descends jusqu’à mon étage et pénètre dans mon salon.

C’était déjà le mien avant la catastrophe et je n’ai pas éprouvé le besoin d’en changer. Au moins, toutes les affaires auxquels je tiens me sont immédiatement accessibles.

Je me dirige vers la salle de bains et me déshabille devant le miroir, posant mes lunettes sur le marbre du meuble vasque.

Avant de rentrer dans la douche, je m’inspecte rapidement et passe ma main sur mon crâne, rasé de près.

Je fais la moue.

Quel dommage que les cheveux ne poussent pas sur les cicatrices ! J’adorais les miens. Mais depuis mon éveil, la grande majorité s’est détachée de mon crâne dans des touffes sanglantes et le peu qu’il me reste fait vraiment peine à voir si je les laisse pousser.

Je rejoins la douche et reste un bon moment sous l’eau, me frottant la peau à l’aide d’un gant de toilette pour tenter de diminuer au maximum cette substance étrange qui la parsème de toute part et qui me permet d’asseoir mon emprise sur les autres. Je prends un soin tout particulier à me récurer les mains, étant donné qu’elles sont mes outils principaux pour exercer mon pouvoir.

Je ne sais pas quel est le degré de résistance de cette éveillée, mais étant donné son gabarit et la quantité de ses capacités, je ne veux pas prendre de risques. Il faut à tout prix éviter le surdosage.

Surtout au tout début, alors que je n’aurais pas la possibilité de savoir ce qu’elle pense ou ce qu’elle ressent.

Je ferme les yeux et lève mon visage vers le pommeau de douche, le laissant à la merci de l’eau qui s’écoule en continu et me rince le corps dans un nuage agréablement tiède.

Cette sensation me ramène toujours quelques mois en arrière, lorsque je ne prenais pas ma douche seul.

Adam…

Tu me manques.

C’est toujours dans ce genre d’instants que ma mémoire me renvoie à lui dans des souvenirs à la fois agréables et nostalgiques.

Il avait survécu avec moi après la catastrophe.

En tant qu’humain.

Et nous ignorions tous les deux quelle était la nature de mes nouvelles capacités.

Je m’en veux de n’avoir pas compris à temps, de l’avoir touché, de l’avoir embrassé.

De l’avoir tué.

Je ferme le robinet et sors de la douche, prenant mon temps pour me sécher.

Lorsque je ressens l’appel de Fanny à travers les méandres de mes pouvoirs tentaculaires. Elle m’attend sagement à l’entrée de mon appartement, mais son énervement est clairement perceptible.

Encore un…

J’ai dû mal à croire ce que je traduis de ses pensées. Cette fille serait également une électrokinésiste ?

Impossible…

Je prends mon temps pour rejoindre la porte de l’appartement et l’ouvrir devant Fanny, dont le visage s’illumine instantanément lorsqu’elle me voit.

-Elle est prête. » M’annonce-t-elle, refoulant ses envies de meurtres concernant la fille.

Je lui souris, satisfait qu’elle parvienne à se contrôler en ma présence et elle appelle l’ascenseur pour nous permettre de monter tous les deux au dernier étage.

 

Bon sang…

Ça n’a jamais été aussi difficile qu’avec celle-là…

Mais il faut que j’y parvienne, je ne peux pas me permettre de perdre un élément pareil.

Et dire qu’elle a failli me glisser entre les doigts lorsqu’elle a tenté de s’échapper il y a quelques jours. Il s’en est fallu de peu.

Heureusement que Fanny était là pour la récupérer.

J’aimerais asseoir mon emprise plus rapidement pour éviter que ce genre d’incidents ne se reproduise, mais elle est tellement fragile que je ne peux pas encore augmenter le nombre de mes venues.

Ni la durée des contacts.

Bien sûr, je pourrais demander à mes éveillés de la torturer pour limiter ses pouvoirs au maximum tant que je ne suis pas capable de lui donner des ordres, d’autant que Fanny se ferait certainement un plaisir de le faire, mais ce genre de méthode me rebute franchement.

Et je n’ai aucune envie d’abîmer un tel trésor.

Je fais tourner dans ma main le téléphone que nous avons trouvé dans ses vêtements. Il faudra que je demande à Fanny de me le déverrouiller, histoire de comprendre pourquoi elle s’est amusée à garder un appareil aussi inutile.

Peut-être que ça me permettra de trouver une solution ?

Qui sait ?

Je rejoins l’appartement de ma prisonnière et pénètre à l’intérieur.

Je ressens immédiatement la présence de mes autres disciples, leurs attentes, presque désespérées à mon égard, attendant avec impatience que je leur délivre la marque de mon affection.

Je pénètre dans la chambre et m’avance lentement vers la chaise qu’ils m’ont installé à côté de son lit. Elle se rétracte instantanément lorsqu’elle se rend compte de ma proximité. Je n’ai pas osé donner l’autorisation de la libérer et elle demeure allongée, les mains attachées dans le dos, nue sous une épaisse couverture dans laquelle Xavier a pris soin de l’emmitoufler.

Je l’observe de longues secondes ainsi alors que sa respiration s’accélère malgré elle, de délicates arabesques blanches recouvrant son cou et dépassant de la couverture au niveau de ses épaules et de ses clavicules.

Je n’en avais encore jamais vu autant sur un éveillé.

Et je me demande bien quel pouvoir elle peut encore me cacher.

-Bonjour ma puce. » M’annoncé-je enfin. « Tu as l’air mieux aujourd’hui. »

Elle avale sa salive, mais garde le silence, toujours aussi réfractaire à mon contact.

J’approche ma main qu’elle ne peut pas voir puisque, par sécurité, nous lui avons laissé les yeux bandés, mais elle sent mon odeur et tente de se reculer.

D’une façon moins vive que les dernières fois cependant.

Ça y est…

Elle commence à en avoir besoin…

Un sourire satisfait étire mes lèvres et je laisse ma main se poser délicatement sur le côté de sa gorge, mon pouce caressant tendrement la ligne de sa mâchoire.

Elle lâche un gémissement, de frustration et de soulagement mêlé, enfonçant son visage dans le matelas pour tenter de se soustraire à mon contact, tandis que les particules de mon pouvoir me permettent de la posséder durant ces quelques instants où je le laisse perdurer.

Je ressens son dégoût, sa volonté de résistance, comme avec tous ceux que j’ai déjà pris sous mon aile.

Puis son désespoir.

Ces sentiments m’attristent, comme à chaque fois, bien que je sache qu’ils ne perdureront pas.

Dans quelque temps, la seule chose que je ressentirais chez elle sera une intense dévotion, entière et joyeuse.

J’attends de ressentir les premiers effets néfastes sur son corps pour la relâcher.

Des effets qui arrivent bien trop rapidement à mon goût.

Je soupire en retirant ma main.

-Je suis désolé ma puce. » M’excusé-je. « Mais je ne vais pas pouvoir te libérer aujourd’hui. Tu n’es pas encore prête. »

Je la vois serrer les dents, à deux doigts d’éclater en sanglots, comme après que Fanny me l’ait ramené.

Et je me souviens de ce paquet de mouchoirs que je lui avais donné, quelques années en arrière.

Elle ne semble pas se rappeler de moi, son cerveau ayant probablement choisi d’occulter ce moment douloureux.

Ce qui est sans doute mieux pour elle.

J’ignore si c’est parce que je l’ai connu avant la catastrophe, dans un moment où elle était presque aussi vulnérable qu’aujourd’hui, mais je ne peux m’empêcher de vouloir faire cesser ce chagrin et j’essuie rapidement une larme qui glisse sur sa joue.

-Chut, chut. » Lui dis-je avec douceur. « Ça va aller ma puce. Ça va aller… »

Je n’aurais pas dû la toucher à nouveau, je le sais bien, et ce contact supplémentaire l’épuise brusquement, forçant son corps à rejoindre l’inconscience.

Je soupire en ramenant mes mains sur mes jambes.

Ça n’a jamais été aussi difficile…

 

Il y a quelque chose de différent chez elle. Quelque chose qui ne m’appartient pas.

Et ça ne m’arrange pas beaucoup.

Ce n’est pas une absence d’obéissance. Elle est aussi assidue que les autres lorsqu’il s’agit de répondre à mes attentes, s’épuisant souvent en utilisant ses pouvoirs de manière abusive pour ne pas me décevoir.

Mais je ressens que quelque chose rampe sous son apparente soumission.

Et ce n’est pas ce qui vient d’arriver aujourd’hui qui va me rassurer.

-Que s’est-il passé Xavier ? Comment s’est-elle blessée ? » Demandé-je, fronçant les sourcils en fixant mon disciple.

Je ressens immédiatement sa souffrance alors qu’il ne peut pas répondre à ma question.

-Je ne sais pas Gabriel. » Me dit-il penaud. « Tout se passait bien, elle était en position et les humains commençaient à sortir. » Il secoue la tête, cherchant ce qui lui échappe et qui pourrait expliquer les évènements de la journée. « On n’a pas compris tout de suite qu’il y avait un problème. Et puis, Benoît les a vus s’enfuir, ils portaient ceux qu’elle était parvenue à blesser et lorsqu’on l’a rejointe, seuls quatre humains n’avaient pas pu être évacués. » Il souffle lentement par le nez. « Et elle était blessée, assise derrière une benne à ordure. »

Je me passe nerveusement la main sur le crâne.

-Elle n’a rien dit ? » Demandé-je encore par-dessus mes lunettes.

Il secoue la tête de gauche à droite.

-Non. Mais elle ne parle pas beaucoup de toute façon. » Me répond-il.

Après quelques secondes de réflexion, je touche doucement l’avant-bras de Xavier pour le récompenser.

Il lâche un soupir de bien-être.

-Merci Xavier. Je vais aller la voir. »

Je prends les escaliers jusqu’à rejoindre l’appartement de mon éveillée, réfléchissant sur mes possibilités.

Il faut que je sache à quel point une partie d’elle me résiste encore.

Et surtout…

Pourquoi ?

Quand j’y pense, je me doutais bien qu’il y avait un problème depuis le début. Après tout, malgré mon emprise, elle ne m’a toujours pas donné son prénom, éludant le sujet les rares fois où j’ai tenté d’en savoir plus.

Et cette sensation étrange, parfois, lorsque je la touche…

Comme si je me prenais une sorte de châtaigne mentale qui n’a franchement rien d’agréable, d’autant plus qu’elle me contraint à multiplier les contacts, se trouvant régulièrement en situation de manque alors même qu’elle a déjà reçu sa dose.

Chose qui n’arrive jamais avec les autres.

J’ai cru, pendant un temps, que c’était à cause de ce petit ami qui lui avait laissé des messages sur son téléphone. Mais les seuls sentiments d’amour que je ressens chez elle me sont exclusivement destinés.

Alors de quoi peut-il s’agir ?

J’entre dans son appartement et ressens immédiatement son état de manque.

-Tu es réveillée ma puce ? » Demandé-je innocemment.

Après un rapide coup d’œil dans le salon où je constate que rien n’a bougé, je passe dans sa chambre puis la rejoins dans sa salle de bains.

-Alors tu es là. » Je remarque, comprenant à l’aide de ses sentiments qu’elle a pris le risque de prendre une douche dans son état uniquement pour moi.

Elle n’est pas parvenue à se rhabiller totalement à temps et je contemple un instant les marques qui recouvrent élégamment son corps. Puis je m’avance, conscient que je ne peux pas la laisser trop longtemps sans sa dose, d’autant plus qu’elle en a besoin pour guérir rapidement de ses blessures.

-Viens, assieds-toi. Ça ne sert à rien de te mettre dans cet état pour si peu. »

Elle parvient à s’asseoir au sol, lourdement, et je m’installe à côté d’elle, posant avec légèreté ma main sur sa nuque.

Sa respiration s’apaise en un instant et elle ferme les yeux pour profiter de cette sensation.

J’utilise ce moment pour étudier les arabesques qui courent sur sa colonne vertébrale, les suivant négligemment du doigt, me faisant une énième fois la réflexion qu’elles doivent sans doute cacher un puissant pouvoir.

Que même mon éveillée ignore.

-Tu sais, je suis presque certain que tu ne connais pas encore toutes tes capacités. » Lui fais-je part de mes réflexions « Toutes ces marques… Elles doivent bien vouloir dire quelque chose… »

Mais la sensation que je lui procure est bien trop intense pour qu’elle soit en mesure de me répondre ou même de réfléchir à ce que je lui dis.

Je soupire avant de retirer ma main.

Maintenant il faut que je sache.

J’attends qu’elle reprenne contact avec le monde réel et elle finit par rouvrir ses grands yeux bleus, se rendant compte avec angoisse que je l’observe.

J’en profite pour rentrer dans le vif du sujet.

-Que s’est-il passé là-bas ma puce ? Xavier et Benoît n’ont pas pu m’expliquer… »

Je la vois se concentrer pour tenter de récupérer les souvenirs qui ont tendance à lui échapper depuis que je l’ai prise avec moi.

Puis son regard se durcit.

Elle lutte, secouant la tête pour tenter de chasser ma voix qui doit probablement lui chuchoter de me répondre.

Et des larmes finissent par s’échapper, roulant sur ses joues et s’écrasant au sol alors qu’elle parvient, une fois de plus, à me résister.

Je me souviens que Xavier avait eu une réaction semblable peu de temps après son baptême, alors qu’il tentait de protéger une de ses amies, une autre survivante de la catastrophe. J’ai fini par la trouver, elle aussi, mais j’étais bien moins prudent à l’époque et elle n’a pas survécu à mon toucher.

Au moins, Xavier n’a plus jamais lutté après ça.

-Mmh… J’en ai déjà vu réagir comme toi. » Lui dis-je avec douceur. « C’est souvent qu’ils ont quelque chose d’important à cacher. Quelque chose qui leur tient à cœur. C’est ton cas ? »

Elle hésite, mais finit par hocher la tête à contrecœur.

Je vais devoir faire très attention à partir de maintenant. Mais je pense enfin parvenir à comprendre ce qui lui permet de me contrer de la sorte…

Ou qui le lui permet…

Mais pour ça, il faut qu’elle soit en confiance un maximum.

-Ça ne fait rien. » Je la rassure avant de commencer. « Viens, détends-toi. Allonge-toi, ça va aller. » Elle m’obéit sans résister et je poursuis avec douceur. « Ce n’est pas grave ma puce, ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. »

Je plonge mes iris dans les siens et capture son regard pour qu’elle ne puisse pas échapper à mon emprise, puis je place avec précaution ma main sur le haut de son sternum.

C’est un emplacement particulièrement efficace, les organes vitaux étant situés juste à proximité sans être totalement protégés par une épaisse couche osseuse comme l’est le cerveau.

Je ressens cette désagréable sensation, mais me garde bien de le montrer. Elle finit par s’estomper et je reste de longues secondes dans cette position, prenant garde de contrôler ses signes vitaux pour la relâcher au moindre problème.

Elle ouvre enfin la bouche, prête à me révéler son intime secret.

Mais garde le silence, malgré la dose que je lui administre.

Et bien…

Ce doit vraiment être important pour elle…

Et je n’ai plus aucun doute. Son secret est la cause de sa résistance à mon conditionnement.

Je n’ai pas dit mon dernier mot ma puce…

Avant de passer à mon arme ultime, je vérifie qu’elle est bien capable de l’encaisser.

Puis j’approche lentement mon visage du sien et embrasse doucement ses lèvres.

Je ferme les yeux durant ses quelques secondes, imaginant un tout autre instant et une tout autre personne.

Je les rouvre et me redresse ensuite, certain qu’elle va passer aux aveux.

Des larmes ne cessent de s’écouler alors qu’elle se met à chuchoter.

-Sinan… Sinan est avec eux. » M’apprend-elle.

-Sinan ? » Je lui demande avec beaucoup de douceur. « Qui est Sinan ? »

-C’est un ami. » Me dit-elle d’une traite, un intense soulagement perceptible dans sa voix alors qu’elle se libère enfin de son secret. « Un humain. Il m’a accompagné jusqu’ici. Il m’a aidé… »

Je retire ma main de son thorax alors que je sens son cœur ralentir dangereusement.

Et je n’ai pas besoin d’en savoir plus…

-C’est bien ma puce. » La récompensé-je en souriant. « Tu vois ? Ça s’est bien passé. »

Je ressens son épuisement alors qu’elle vient de subir l’un des plus puissants assauts de mon pouvoir. Je mets les gants en cuir que je garde toujours sur moi en cas de besoin et l’aide à se relever en prenant garde de ne pas faire à nouveau entrer en contact ma peau avec la sienne.

Je l’accompagne ensuite jusqu’à son lit et l’aide à s’y installer, lui retirant son pantalon comme je l’aurais fait à mes enfants avant de les mettre au lit.

Si j’en avais eu en tout cas.

Elle sombre presque instantanément, une fois allongée sur le matelas et je rabats tendrement la couverture sur elle.

Je l’observe de longues minutes avant de sortir de la pièce et de refermer discrètement la porte derrière moi.

Sinan…

Ton temps est compté.

 

Décidément.

C’est une excellente journée aujourd’hui.

J’ai fini par trouver ce fameux pouvoir que ma favorite gardait jalousement caché sans même le savoir. Et il y a quelques heures à peine, je l’ai vu à l’œuvre.

Elle peut voler…

Comme un ange…

Mon ange. D’une efficacité mortelle. M’appartenant totalement.

Ou presque.

Mais j’ai trouvé le moyen de régler ce petit problème.

Je rejoins le sous-sol où j’ai fait installer la prison des humains, dans l’un des rares box disposant d’une porte de garage.

Mes trois autres éveillés préférés me rejoignent alors que je m’approche de la porte. Puis Fanny déclenche son ouverture.

Ils ont installé l’humain récupéré à Villeurbanne de façon à ce qu’il se trouve dos à la sortie, une vieille habitude que nous avons gardée depuis que nous avons capturé notre premier téléporteur, même si, pour celui-là, cette sécurité supplémentaire est bien inutile.

D’autant plus qu’il est entravé à une chaise avec des serflex en plastique.

Le genre de lien que je n’utilise pas sur mes éveillés, puisque ça a une fâcheuse tendance à entailler la peau.

Je fais tranquillement le tour de sa chaise et mes trois éveillés se placent selon mes consignes silencieuses. Fanny du côté du prisonnier, en arrière pour qu’il ne puisse que la deviner, Benoît et Xavier m’encadrant, tout en restant légèrement en retrait.

Je détaille l’homme de haut en bas alors qu’il me fixe également, s’attendant à tout moment à ce que j’applique mon pouvoir sur lui, comme je le fais habituellement.

Il a tort. Ce n’est pas ce que j’ai prévu en ce qui le concerne.

J’ai déjà des projets bien arrêté maintenant que je l’ai comme appât, mais j’ai tout de même besoin d’informations avant de les mettre en pratique.

-Bonjour. » Lui dis-je poliment. « Je m’appelle Gabriel. »

-Et moi c’est Va te faire enculé. » Me répond-il avec haine.

Fanny ne supporte pas longtemps cette bravade et pose sa main sur son bras avant de lui envoyer une longue et intense décharge qui le fais hurler plusieurs secondes, les mâchoires contractées.

-C’est bon Fanny. » L’arrêté-je.

J’ai tout de même besoin qu’il reste conscient.

L’homme reprend son souffle avec difficulté, mais ce petit aperçu de ce qui lui attend, s’il ne me répond pas gentiment, semble l’avoir calmé.

Je m’approche de lui et pose un genou à terre pour pouvoir continuer de le fixer dans les yeux alors qu’il a baissé la tête.

Il me sourit ironiquement.

-Si c’est une demande en mariage, la réponse est non. » Me dit-il.

Fanny s’apprête à réitérer son geste, mais je lève mon index pour l’en empêcher et elle s’abstient.

-Connais-tu un certain Sinan qui vous aurait rejoint ? » Lui demandé-je d’une voix posée.

-Qu’est-ce que ça peut te foutre ? » Tente-t-il de gagner du temps.

Je jette un bref regard vers mon électrokinésiste.

Le hurlement de l’homme me perce les tympans alors qu’il se prend une nouvelle décharge, plus longue encore que la première.

-Putain… » Lâche-t-il à voix basse alors qu’il tente de récupérer, quelques secondes plus tard.

Je pose les questions. Tu répond. » Lui annoncé-je.

J’attends quelques secondes, étudiant sa réaction. Comme il ne semble pas me contredire cette fois, je recommence mon interrogatoire.

-Connais-tu ce Sinan ? »

Il laisse passer un temps, mais lorsque Fanny fait mine d’approcher à nouveau sa main, il passe rapidement à table.

-Oui. » Lâche-t-il, à regret.

-Depuis combien de temps vous a-t-il rejoint ? »

-Deux ou trois semaines environ. »

Délai qui correspond bien à la capture de mon éveillée.

Je réfléchis un instant avant de poser la question suivante.

-T’a-t-il parlé d’une éveillée qui aurait voyagé avec lui avant qu’il ne vous rejoigne ? »

-Non. » Me répond-il immédiatement.

Je me redresse et approche mon visage de son cou avant d’inspirer profondément. Mon odorat étant trop faible pour que je puisse le sentir sans bouger de ma position.

-Tu mens. » Lui chuchoté-je à l’oreille après avoir repéré dans son odeur corporelle, la pointe d’acidité typique du mensonge. Je me recule lentement et l’observe en silence un instant. « Je ne veux pas perdre mon temps avec un menteur. Donc je vais te laisser quelque temps en tête à tête avec les trois personnes que tu vois là et on se reverra… Plus tard… Lorsque tu seras prêt. »

Je vois le sang se retirer de son visage lorsqu’il comprend enfin qu’il n’aura pas droit au traitement que je réserve habituellement aux siens pour obtenir ce que je veux.

Alors que je m’apprête à quitter la pièce, rejoignant, seul, d’un pas lent, la sortie du box, il perd rapidement tout son courage.

-Oui ! » S’écrie-t-il soudain. « Oui, il m’en a parlé. Il nous en a parlé… » Avoue-t-il enfin.

Je m’arrête et tourne la tête vers Fanny en haussant les sourcils, tout sourire, puis je me replace à nouveau devant l’humain, debout cette fois.

-Et que vous a-t-il dit ? »

Il expire bruyamment, n’osant plus me regarder en face.

-Il voulait qu’on vienne la chercher. » Lâche-t-il avec un petit rire. « Mais on ne le croyait pas quand il nous a dit qu’elle ne faisait pas de mal aux humains. Et puis il l’a croisé à la dernière attaque et là… On a compris qu’il y avait quelque chose entre eux. » Il parle rapidement à présent, pressé d’en finir puisqu’il n’a pas le choix. « Il nous a demandé d’essayer de ne pas lui faire de mal, qu’il était certain de pouvoir la ramener de notre côté. » Il secoue la tête, désabusé. « Apparemment, elle lui aurait déjà sauvé la vie. » Il laisse un temps avant de conclure. « Quelle connerie… »

Je réfléchis un moment à ses paroles.

Si tout ça est vrai… Alors je comprends où est le problème…

Ce qui ne me laisse pas beaucoup de choix pour le régler.

Je jette un coup d’œil à Xavier et Benoît avant de m’avancer à nouveau vers la sortie. Alors que j’arrive à son niveau, je pose ma main sur l’épaule de l’humain et penche légèrement le buste vers lui.

-Comment s’appelle-t-elle ? » Lui demandé-je.

Bien que ma peau repose sur le tissu de ses vêtements, ce contact le met mal à l’aise et il tente inutilement de s’en défaire avant de me répondre.

-Agate. Elle s’appelle Agate. »

Je lui tapote gentiment l’épaule et fais signe à Fanny de nous suivre également.

S’il n’avait pas répondu sincèrement à cette dernière question, elle aurait eu le droit de s’amuser un peu avec, mais comme il a été de bonne volonté…

J’ai beau être un éveillé, je ne suis pas un monstre.

Nous sortons ensemble du box et Fanny referme la porte derrière nous.

 

Je ne pensais pas devoir en arriver là, mais il est clair qu’elle ne me laisse pas le choix.

Devant le miroir de ma salle de bains, je prends mon temps pour boutonner ma veste puis je la lisse du plat de la main avant de tourner à nouveau mon regard vers la glace.

Je place mes mains sur le marbre, de part et d’autre du meuble vasque et fixe mon propre reflet pour me donner du courage.

Elle a failli te tuer. Tu n’as pas le choix.

Je soupire, me remémorant la scène. J’étais allé la voir après mon entretien avec notre prisonnier, histoire d’évaluer son état suite à l’épisode de Villeurbanne.

Puis j’ai prononcé son prénom.

J’ai perçu une ombre dans son esprit. La chose habituellement discrète qui me résiste depuis le début a enflé brusquement et est même parvenue à utiliser les pouvoirs de mon éveillé. Si je n’étais pas parvenu à implanter un tel besoin de ma personne en elle, je serais mort à l’heure qu’il est.

Je ne peux plus laisser cette chose dans sa tête. Il faut que je la retire, que je l’extermine, que je l’arrache comme une mauvaise herbe…

Mais le traitement est vraiment risqué.

J’ai tellement peur de la perdre.

Fanny sera là pour la ranimer bien sûr. Après tout, ce ne sera pas la première fois qu’elle aura eu droit à ce genre de soins.

Mais lorsque son cœur s’est arrêté la dernière fois, il s’agissait d’un bête accident. Elle n’avait pas eu droit à une dose massive et elle est vite revenue parmi nous.

Ce qui risque de ne pas être le cas aujourd’hui.

Tu n’as pas le choix.

Et j’ai beau me répéter cette phrase, j’ai du mal à passer à l’acte.

Je sens que mes éveillés s’impatientent et je finis par sortir de la salle de bains, puis de l’appartement. Nous rejoignons en silence le dernier étage. Ils sentent tous les deux que j’ai besoin de calme avant de commencer et respectent ces derniers instants de tranquillité.

Je respire à fond avant d’oser ouvrir la porte de son appartement. Son angoisse est perceptible même au travers des murs.

Je la rejoins dans le salon où elle patiente probablement depuis plusieurs heures.

-Tu m’attendais ? » Lui demandé-je de manière rhétorique, et je lui souris chaleureusement. « Viens, on va s’installer dans la chambre, ce sera plus simple. »

Son stress s’apaise légèrement au son de ma voix et je la précède jusqu’à sa chambre.

Il fait sombre dans la pièce puisque la nuit vient de tomber, mais je choisis de ne pas utiliser de lumière artificielle. C’est un moment solennel dont il faut préserver la sacralité.

Je lui fais signe de s’asseoir au sol et elle s’exécute, tendue.

-Enlève-le haut ma puce. » Je lui demande. Je vois à son regard qu’elle n’est pas à l’aise avec ça, alors je décide de lui raconter un peu de mon histoire pour la rassurer. « C’est un baptême que je n’ai fait qu’une fois, quand je n’avais pas encore compris la nature de mon pouvoir. Tu sais, à l’époque je pensais que les personnes m’aimaient vraiment et j’ai cru… Disons que j’ai cru que je pouvais les aimer aussi. » Je soupire en me remémorant le corps d’Adam, un sourire béat sur le visage, après avoir reçu une dose aussi importante de mon pouvoir. J’avais tenté de le ranimer ce jour-là, mes mains stupidement en contact avec son thorax à nu. Et j’ai fini par réaliser. Trop tard. « Ce n’est qu’après ça que j’ai compris que pour moi, l’amour… Ça ne fait plus partie de mes possibilités. » Je lui souris tristement. « Mais ça ne fait rien maintenant. J’ai trouvé une large compensation à ce défaut. » Je me mets à genoux en face d’elle, à moins d’un mètre. « Enlève le haut ma puce, ça ne fera pas mal. »

Elle m’obéit cette fois, et, après un dernier signe de ma part, se retrouve torse nue devant moi.

Je prends mon temps pour enlever mes propres vêtements, retirant lentement ma veste puis mon polo.

Lorsque je relève les yeux vers les siens, j’y lis un désir irrépressible de me toucher. Elle se retient cependant, attendant sagement une autorisation de ma part.

Autorisation que je ne me risquerais pas à lui donner.

-Il ne faut pas que tu bouges ma puce. C’est très dangereux pour toi… » Lui dis-je d’un ton très sérieux.

Elle se raidit instantanément, n’osant plus faire le moindre geste.

Je l’observe, me concentrant sur son être, sur les sentiments et les sensations qui s’en échappent, sur la vie qui bat derrière ses côtes, qui soulève régulièrement sa poitrine d’un rythme, peut-être, un brin trop rapide.

Tu n’as pas le choix.

Et je m’avance lentement vers elle, l’enlaçant tendrement comme j’aurais pu l’enlacer lui, s’il avait encore été en vie.

Je la maintiens avec douceur et fermeté pour qu’elle ne cherche pas à me toucher, évitant d’ajouter un contact alors que je lui octroie déjà une dose que je n’ai donnée à aucun autre de mes disciples, excepté à mon propre amant.

Son corps se tend contre le mien, son dos se cambrant entre mes bras et je resserre mon étreinte.

-Ça va aller ma puce. » je lui chuchote,

Mais ses mots, je les prononce pour moi en réalité.

Son corps souffre de mon contact sans que son cerveau s’en rende compte et je ressens une dernière fois cette sorte de claque désagréable, la preuve qu’elle luttait encore, même dans ces circonstances.

Les battements de son cœur cessent soudain et je la relâche d’un coup, la laissant s’échouer sur le sol, les yeux grands ouverts.

Je me relève et laisse la place à Fanny et Xavier qui se mettent rapidement à la réanimer. Je les regarde faire avec angoisse, espérant à chaque nouvelle décharge que son regard s’illumine.

Tu n’avais pas le choix.

Et si je la perdais maintenant ?

Elle est devenue bien plus qu’un simple outil. Peut-être le seul genre d’ami que je suis désormais capable d’avoir dans ce nouveau monde.

Je fixe, avec un désespoir grandissant, son corps inerte se crisper à chaque nouvelle impulsion.

Jusqu’à ce qu’elle réagisse, sa poitrine se soulevant dans une inspiration salvatrice qui la ramène enfin jusqu’à moi.

Je sens deux larmes s’échapper du coin de mes yeux et je les essuie d’un geste rapide.

-De retour parmi nous ma puce. » Lui dis-je d’une voix faible après avoir expiré profondément de soulagement.

Puis je ressens soudain son âme, d’une façon si puissante et précise que j’ai presque l’impression de me retrouver dans sa tête.

Elle m’appartient. Comme jamais aucun autre de mes éveillés ne m’appartiendra.

Et ce qui semblait lutter désespérément pour sa survie dans un coin reculé de son cerveau semble avoir cessé d’exister, s’échappant définitivement de son corps pour rejoindre les limbes.

Un endroit dont il ne ressortira jamais.

-Repose-toi mon ange. Tu en as besoin. » Lui proposé-je alors que je me rends compte de son état d’épuisement.

Et ses paupières s’abaissent immédiatement.

Je laisse Xavier l’installer dans son lit, recouvrant son corps à moitié nu pour qu’elle ne prenne pas froid et adresse un bref signe de tête vers mes éveillés pour les chasser gentiment de la pièce.

Avant qu’ils ne passent la porte, je glisse mes mains sur leur bras pour les récompenser et ils quittent l’appartement, heureux de m’avoir contenté.

Je rejoins son lit et m’allonge au-dessus de la couverture, tout contre son corps, plaçant un bras protecteur autour de sa taille. Je fixe les lignes paisibles de son visage alors qu’elle dort profondément et mon regard glisse sur les quelques cicatrices visibles autour de son cou, aussi blanches que la lune.

Mon éveillée…

Ma puce.

J’aime tous mes disciples d’un amour sincère et je regrette toujours leur disparition lorsqu’ils se font happer par la mort lors d’un combat.

Mais certains ont tout de même plus d’importance que d’autres.

Je ne te perdrais pas mon ange.

Et nous allons nous occuper ensemble de Sinan.

 

Je l’ai testé ce matin, afin de vérifier que je ne risque pas de mauvaise surprise en l’emmenant avec moi, mais elle semble avoir définitivement perdu toute trace de son ancienne personnalité.

Jusqu’à son propre prénom.

Nous avançons dans les rues de Lyon, mes disciples aux aguets, mais je me sens en paix maintenant que je suis certain qu’elle n’appartient qu’à moi.

Ses pensées sont aussi paisibles que les miennes alors qu’elle me suit, contrôlant les alentours d’un regard tranquille et décidé.

Il n’y a aucune chance pour qu’elle revienne en arrière.

Ce que ne semble pas avoir compris l’homme qui me sert d’appât.

-Agate… Agate ! » Appelle-t-il, certain qu’elle va finir par réagir.

Fanny le fait taire d’une brève décharge, mais je lui fais comprendre que c’est inutile.

-Tu peux le laisser Fanny, ça ne fait rien. » Je lui assure d’une voix douce. « Agate nous a définitivement quittés, j’en suis navré. » Appris-je à l’humain. « Mais je reconnais qu’il y a quelques jours encore, ça aurait peut-être pu marcher. »

L’homme semble méfiant vis-à-vis de mes dires, mais il se rend compte, au comportement définitivement neutre de mon éveillée, que je ne lui ai pas menti.

-Putain de merde… » Finit-il par lâcher, comprenant que leur plan, qui consistait à la ramener de leur côté, ne risque plus de fonctionner.

Alors que nous nous rapprochons sensiblement du lieu de la rencontre, je sors son portable de ma poche et le tends à mon ange.

-Tiens. » Lui dis-je alors qu’elle le récupère, un peu surprise. « Si jamais tu souhaites écouter de la musique. » Elle le détaille sans comprendre alors je prends le temps de lui expliquer. « C’est ce que tu faisais avant… ça peut t’aider à te concentrer ma puce. »

Mais elle ne semble pas savoir quoi écouter.

Je m’apprête à lui faire une proposition lorsqu’une voix amplifiée de femme nous parvient soudain, nous arrêtant net dans notre progression.

J’imagine assez facilement que c’est volontaire. Une façon pour eux de choisir le lieu du combat.

Comme si ça changeait quelque chose.

-Qu’est-ce que tu veux collectionneur ? » Me hurle-t-elle.

Je sens que mon éveillée s’apprête à s’occuper du cas de cette humaine, mais je la retiens. Nous avons encore une chose à faire avant de commencer notre moisson.

Je donne silencieusement l’ordre à mes disciples de se déployer tandis que je reste immobile avec certains d’entre eux. Les moins efficaces qui me serviront de bouclier si j’en ai vraiment besoin, mais également Fanny et, bien sûr, mon ange.

Puis je m’adresse au chef du clan humain.

-Si tu veux récupérer ton homme, il va falloir te montrer. » Proposé-je, certain qu’elle refusera.

-Ben voyons. Et tu vas me promettre de ne pas nous capturer c’est ça ? » Elle ricane. « Je ne pense pas que je vais te croire. »

-Alors, pourquoi ne pas faire un échange dans ce cas ? » Demandé-je à nouveau. « Cet homme contre un autre de ton clan. Un de ceux qui ne savent pas vraiment se battre… Pourquoi pas… Sinan ? »

Elle semble réfléchir une seconde avant de répondre.

-Et pourquoi je ferais ça ? De toute façon, tu continueras à nous traquer… » Me répond-elle avec justesse.

-Peut-être pas. » J’attends quelques secondes avant de poursuivre, laissant le temps pour que mon demi-mensonge fasse son effet dans leurs esprits. « Il y a d’autres villes que Lyon… Paris, par exemple, me semble un choix tout à fait approprié comme nouveau territoire. »

-Et je dois te croire sur parole ? » Se moque-t-elle de moi. « Pourquoi veux-tu que je te donne Sinan en échange ? »

Encore une fois, je décide d’être partiellement sincère et m’approche de ma favorite.

Je pose tendrement ma main sur sa nuque, profitant avec elle de la confortable sensation que je lui procure.

-Parce que l’une de mes éveillés a du mal à se défaire de ses souvenirs. Ce qui ne me plaît pas beaucoup… » Expliqué-je.

-C’EST UN PIÈGE ! » Hurle soudain l’humain pour tenter de prévenir les siens. « VICTORIA ! C’EST UN… »

Je me retiens de sourire alors que Fanny le fait volontairement taire avec un temps de retard.

Il n’obtient pas de réponse de la part des siens et le dénommé Sinan finit par s’avancer, seul, dans notre direction.

-Tu reconnais cette personne ? » Chuchoté-je à mon éveillée alors qu’elle le regarde marcher, le visage neutre.

Elle fronce les sourcils, mais je connais déjà sa réponse avant elle. Puis elle secoue la tête.

Un sourire sincère s’étire sur mes lèvres et je fais signe à Fanny de procéder à l’échange.

Celle-ci s’exécute, de mauvaise grâce, et rapproche Sinan de notre groupe après avoir laissé l’autre s’en aller.

Je l’arrête, à une dizaine de mètres environ, préférant laisser toute la place nécessaire aux déploiements des ailes de mon éveillée.

-C’est bon Fanny. Il peut rester là. » Et je lui fais signe de rejoindre un autre groupe d’attaque sur les bords de la place.

Je me concentre à nouveau sur mon éveillée, ma main se crispant légèrement sur sa nuque. Ce moment tant attendu depuis des jours va enfin finir par arriver.

Je me penche, mes lèvres à quelques centimètres de son oreille et lui dicte ce que j’attends d’elle.

-Avance jusqu’à lui mon ange, déploie tes ailes… Et tue-le. »

Je prends tout juste le temps de lui mettre une musique d’ambiance avant de la relâcher.

Je sens qu’elle regrette de se séparer de moi, doutant de la capacité des autres éveillés à me protéger en cas de problèmes, mais elle obéit malgré tout et s’approche de Sinan à pas lents, déployant gracieusement ses ailes alors qu’il tente désespérément de ranimer ce que j’ai soigneusement tué en elle.

-Agate… Agate. Agate, c’est moi, Sinan. Tu te souviens ? »

Elle s’apprête à l’exécuter.

Mais…

Je n’ai pas le temps d’entendre, pas le temps de sentir, pas le temps de voir.

Pas le temps de souffrir.

Mais je sais qu’une partie de moi est toujours dans ce monde.

Toujours dans ce monde.

Toujours dans ce monde.

En elle.

 

 

Musique : La nuit je mens, Alain Bashung