Hors série n°5

Chroniques du Clan

Victor

 

-AMBRE ! »

Je m’agenouille à ses côtés, très vite suivi par Mikaël et Luc. Ce dernier a déjà donné des ordres aux survivants de la bataille afin qu’ils puissent trier les blessés. Mais, au risque de faire du favoritisme, il a accepté de nous suivre jusqu’à ma cheffe de clan pour évaluer son état.

Et maintenant que nous la découvrons…

Il ne peut guère repartir s’occuper de la colonie tout de suite.

Nous retournons son corps meurtri sur le côté. Du sang s’écoule en continu de longues et profondes plaies qu’elle porte de part et d’autre de sa colonne vertébrale. Je découvre son visage aux yeux révulsés, preuve qu’elle a déjà perdu connaissance.

Ou peut-être pire.

-Oh non… » Murmuré-je.

Luc s’empresse de prendre son pouls avant de se mettre à fouiller dans son sac à toute vitesse.

-Réveillez-là ! Elle doit rester consciente le plus longtemps possible ! » S’exclame-t-il à mon adresse. La réveiller ? Comment ça ? « Mikael, venez par là et aidez-moi à la comprimer… »

Le second de Pascal s’exécute sans attendre et je tente moi-même d’obéir aux ordres du médecin. Je la maintiens par les épaules et l’appelle à plusieurs reprises, faisant fis du vouvoiement que j’utilise habituellement lorsque je m’adresse à elle.

-Ambre ! Reviens ! »

Ses pupilles se raniment soudain, réapparaissant juste au-dessous de ses paupières partiellement fermées.

Elle lâche un râle de souffrance qui me fait froid dans le dos.

-Ça y est ! Elle revient ! » En déduit Luc, soulagé de l’entendre, bien que ce soit d’une si douloureuse manière.

Après un bref instant où elle semble reprendre partiellement connaissance, elle se met à tousser, ou plutôt, à évacuer une substance rouge sombre et visqueuse de ses poumons.

-Putain ! Elle pisse le sang de partout ! » S’écrie Mikaël, à la fois dégoûté et horrifié par un tel déferlement d’hémoglobine.

Nous avons tous deux un mouvement de recul qui manque de faire retomber Ambre face contre terre.

-Maintiens-la bien sur le côté où elle va se noyer ! » Gueule alors le médecin, s’adressant probablement à nous deux, sans prendre la peine d’user du pluriel.

-On ne peut pas contrôler l’hémorragie ! » Paniqué-je devant de telles pertes sanguines.

Mais le médecin ne baisse pas les bras. Il délaisse les dispositifs qu’il avait sortis de son sac pour comprimer les blessures et ramène de la neige sur le corps à nu d’Ambre, inondant ses plaies de glace. Celle-ci prend bien vite une teinte carmin signe que ses efforts sont vains.

Le regard de la suppliciée se fait lointain et ses iris basculent inévitablement derrière ses paupières.

-On la perd ! ON LA PERD ! » M’écrié-je, terrorisé de voir cette faible lueur de vie disparaître.

Ignorant mes exclamations, Luc continue avec méthode son travail, poursuivant le gel du corps de l’éveillée. C’est idiot ! Dans peu de temps, son cadavre sera aussi froid que la couche immaculée sur laquelle elle est allongée !

Lorsqu’un miracle se produit.

Le geyser sanglant finit par se tarir. Je crois d’abord que c’est simplement la conséquence de son décès lorsque Luc prend son pouls et déclare :

-Elle est stable. Ça ne tiendra pas longtemps, mais on a peut-être une chance si on la ramène au plus vite à l’infirmerie. » Il se tourne vers Mikaël. « Ramène le Van, on l’emmène avec la première fournée de blessés. » Puis il plonge son regard dans le mien. « Vous allez devoir prendre le relais. » M’annonce-t-il. « Ne la laissez pas se réchauffer. »

Je réalise à peine la nature de ma mission que je me retrouve à la place du médecin, une main tremblante sur l’épaule d’Ambre pour l’empêcher de s’étouffer dans son propre sang, une autre ramenant sans arrêt de la matière glacée sur son dos.

Mikaël s’est éloigné en courant et Luc s’apprête lui-même à m’abandonner lorsque Laurent s’approche de nous à grands pas, le visage tâché de suie et de sang.

-Putain ! Je peux savoir ce que tu fous Luc ! On a besoin de toi ! » S’exclame-t-il à l’adresse du médecin dans une grimace de rage.

-Je viens. Ici aussi on avait besoin de moi. » Lui répond Luc avec calme tout en s’éloignant à grands pas de moi et d’Ambre.

Mais Laurent ne compte pas le laisser repartir si simplement.

Elle n’est pas plus importante que nous ! » Lui hurle-t-il à la figure, l’empoignant rageusement par le torse.

Sa victime ne se laisse pas impressionner.

-Non, mais elle a de meilleures chances de survie. » Se contente de lui répondre froidement le praticien.

Sur quoi, il retire la main qui le retenait et repars en direction des autres. Je le vois effectuer un arrêt auprès de Mathias pour ensuite hurler des consignes en direction de Mikaël :

-Celui-là aussi on l’embarque ! »

Et il repart tout aussi vite, faisant le point sur les blessés qu’il rencontre.

Laurent me fixe durant un bon moment avant de laisser glisser son pouce sous sa gorge, les yeux vengeurs. Ma main qui maintient Ambre se crispe, mais je continue malgré tout de maintenir la baisse de sa température corporelle.

Il finit par rejoindre son unité, décidant certainement qu’il y a plus urgent pour le moment que de me régler mon compte. Il envoie tout de même son pied dans les côtes du téléporteur au passage, avant de partir définitivement.

Je le suis du regard puis laisse mes yeux embrasser le reste de la scène.

Les esclaves de Maéva semblent s’être lassés de leur massacre. La grande majorité d’entre eux gît, morts ou agonisants dans la fosse qui entoure la forteresse de Neuf-Brisach. Pour éviter la zone de combat, nous sommes passés de l’autre côté avec les membres de la colonie et n’avons donc croisé qu’une petite partie des combattants.

Je suis bien heureux de découvrir le reste du carnage de loin.

Bon sang… ll y a eu autant de morts ?

De là ou je suis, impossible de déterminer la proportion appartenant à la colonie.

Heureusement que Sabine est restée à la centrale…

Je reste ce qui m’apparaît être une éternité avant qu’un véhicule tout terrain finisse par s’approcher.

Mikaël et deux autres membres de la colonie chargent Mathias à bord en compagnie d’autres blessés graves avant qu’ils ne rejoignent ma position.

-Il va falloir faire vite. » Annonce Luc, s’occupant des blessés déjà présents dans le véhicule. « Prenez autant de neige que vous pouvez Victor. Les saignements ne doivent pas reprendre avant que j’aie de quoi les compenser. »

Je sais qu’il parle de mon propre sang. Celui que je donne allègrement depuis plusieurs semaines, à la fois pour servir à leur mise en scène, mais également en réserve, justement pour ce genre de situation.

En revanche, à l’époque, je ne pensais pas que Ambre ferait partie des bénéficiaires.

Mikaël, toujours accompagné des mêmes personnes, charge ma cheffe de clan sur une civière avant de la placer à côté du téléporteur. Je récupère autant de glace que possible et la rejoins, l’appliquant avec soin sur son dos.

Les autres blessés qui nous accompagnent ont l’air amochés bien qu’ils soient à peu près conscients. Excepté l’un d’entre eux, d’une immobilité parfaite qui dégage une forte odeur de chair brûlée.

Je reconnais Frank malgré la pâleur de son visage.

Le médecin ne s’occupe pas de lui.

-Luc… Luc est-ce qu’il est… »

Je n’ose pas finir ma phrase et fixe l’ancien second de Pascal. Dire qu’il me terrorisait à l’époque où je faisais partie de la colonie… Pourtant, je ne lui en ai jamais voulu. Il ne faisait que protéger les siens, rien d’autre.

Le praticien relève la tête et comprend de qui je parle.

-Pas encore. » Déclare-t-il d’une voix morne tout en poursuivant ses activités, pansant les blessures profondes d’une combattante. « Mais il ne s’en sortira pas. Ses brûlures sont trop graves. »

J’accuse le coup en silence, me concentrant sur mes mains engourdies par le froid.

Encore une chose que je n’aurais jamais imaginé il y a quelques heures.

Au volant, Mikaël fait ce qu’il peut pour nous acheminer le plus rapidement possible à l’infirmerie. Nous y sommes presque lorsque quelque chose de tiède commence à me couler entre les doigts.

-Luc ! Luc ! Elle saigne à nouveau ! » Paniqué-je instantanément.

Il m’adresse un regard las tout en poursuivant ses soins.

-Comprimez Victor, je ne peux rien faire de plus pour l’instant. »

Les mains tremblantes, j’applique la plus grande pression possible sur le dos d’Ambre. Si les saignements diminuent légèrement, ils ne cessent pas pour autant.

Mikaël se gare à proximité de l’entrée et nous ouvre à toute vitesse les portes. D’autres membres de la colonie, ceux qui étaient restés à la centrale, accourent. Sabine se trouve parmi eux.

Luc donne ses ordres, indiquant quoi faire avec les différents blessés présents dans la camionnette.

-…emmener Ambre dans la pièce du fond… »

-Pour quoi faire ? » S’indigne Éric, l’un des proches collaborateurs de Laurent. « On n’a qu’à la laisser claquer celle-là ! Ça fera plus de places et plus de médocs pour les nôtres ! »

Il jette un œil en direction des quelques personnes présentes, persuadé de recevoir un soutien. Cependant, si personne ne le contredit, aucun d’entre eux n’ose l’approuver franchement. Quelques-uns hochent la tête en silence, rien de plus.

-Ta gueule. » Le rabroue Sabine. « Si tu ne veux pas t’en occuper y en a plein d’autres qui ont besoin d’aide. »

Elle me jette un bref regard. Je sens que ce qu’elle vient d’énoncer lui coûte, ne souhaitant pas plus qu’un autre se charger d’un éveillé. Elle prend sur elle toutefois et s’approche de la civière.

-Bertrand, aide-moi. » Appelle-t-elle son ancien compagnon. Il obéit de mauvaise grâce, mais le timbre qu’elle prend ne laisse pas de place à la discussion. « On la porte à deux. Victor, n’enlève pas tes mains durant le trajet. » M’ordonne-t-elle d’un ton semblable.

Nous quittons tous les trois notre engin de transport et rejoignons tant bien que mal l’intérieur de l’infirmerie. Luc s’y trouve déjà, très affairé auprès des autres blessés. Il s’approche de nous alors que nous déposons la civière sur le matelas de la pièce.

-Qu’est-ce que vous faites ?! » S’énerve-t-il. « Il faut la basculer sur le lit ! On a besoin de tout le matériel disponible ! » Il se place au niveau des épaules d’Ambre alors que les autres collent la civière au niveau du lit. « Venez Victor, aidez-moi… »

-Mais… Je vais la lâcher ! » m’exclamé-je, affolé.

-Je suis au courant ! Dépêchez-vous ! » Me répond-il sans le moindre état d’âme.

Je me résigne et m’exécute. Un filet de sang s’écoule désormais en continu, imbibant la civière pour ensuite éclabousser le sol.

Nous exécutons la manœuvre le plus rapidement possible, puis je reprends ma position. Mais mes pauvres mains ne suffisent plus.

-Luc !… » Supplié-je, à l’agonie de voir Ambre se vider, impuissant face à ce phénomène.

Cette fois le médecin ne perd pas de temps à me répondre. Il saisit le bras d’Ambre puis la pique avec précision juste au creux du coude. Une poche de sang était déjà reliée à la tubulure et il l’a fait couler à fond. J’observe un instant le système de goutte à goutte avant d’apercevoir, sur la table juste derrière, un nombre impression de ces mêmes poches, prêtes à servir.

Au moins, je n’aurais pas donné tout ça pour rien.

Il s’approche ensuite de moi et retire mes mains, s’appliquant à réaliser un pansement très épais. Il saisit enfin une bande et commence à faire le tour du thorax de l’éveillée.

-Ne restez pas sans rien faire ! Soulevez là ! »

Je me dépêche d’obtempérer et nous plaçons Ambre sur le ventre.

-Prévenez-moi lorsque la poche est vide. » M’intime-t-il en s’éloignant.

Il jette ses gants sanglants dans une poubelle avant d’en mettre d’autres et de quitter la pièce.

Je remarque que Mathias a été amené lui aussi, et placé au sol sans ménagement. Luc se contente de lui prendre le pouls avant de hocher la tête et de s’occuper d’un autre blessé grave, arrivant lui aussi sur un brancard.

Frank est installé sur le lit adjacent à celui d’Ambre. Une odeur immonde s’échappe de ses vêtements que Luc s’emploie à découper pour en libérer le corps.

Je baisse les yeux, n’osant pas regarder ce qui s’y cache.

Le médecin soupire en découvrant ce qui ôte rapidement la vie du stratège de la colonie. Il lui installe une perfusion et recouvre simplement son corps d’un drap avant de repartir à l’assaut des autres blessés qui arrivent en nombre.

Je guette la perfusion de ma cheffe de clan tout en priant pour que Luc n’affiche pas le même air de résignation qu’il affiche avec Frank la prochaine fois qu’il viendra s’occuper d’elle.

 

Mathias s’est rendormi et je m’autorise une brève pause sur la chaise qui se trouve à ses côtés. Découvrir Ambre dans cet état l’a sacrément secoué. J’avoue que je n’imaginais qu’il puisse y être si sensible après tout ce qu’il a déjà vécu par le passé.

Dire que Frank a mis plus d’une longue journée à mourir. Luc aurait bien mis plus rapidement un terme à ses souffrances, mais Laurent a menacé de s’en prendre à Ambre et à Mathias s’il achevait son mentor.

Pascal a tenté de s’interposer, mais visiblement, un certain nombre de personnes parmi les membres de la colonie sont de l’avis de Laurent. Il n’a pas su s’imposer.

C’était déjà le cas du temps de Frank. Pascal a beaucoup de qualité, mais il éprouve des difficultés à rallier les hommes autour de lui.

Je suis soulagé qu’ils aient décidé de séparer les humains des éveillés. Je n’osais pas m’endormir avant, de peur que l’on vienne achever les membres de mon clan. Peut-être que les choses vont s’arranger avec le décès de Frank. Pascal va sans doute reprendre les rênes de sa colonie…

Je commence à m’endormir lorsqu’un bruit de pas me ranime en sursaut.

-C’est moi. » Se présente Sabine avant même d’entrer dans la pièce, connaissant mes craintes. Elle se place sur le seuil, observant avec une expression très maîtrisée le téléporteur endormi. « Comment va-t-il ? »

Je me redresse.

-D’après Luc, il est sorti d’affaire. »

Elle hoche la tête, ni soulagée ni déçue.

-Et l’autre ? »

Cette fois, je secoue la mienne.

-Il ne sait pas. Pour le moment son état s’est stabilisé… »

Devant ma détresse, elle semble s’adoucir. Elle me rejoint, prenant garde de ne pas s’approcher de Mathias, bien qu’il ne soit absolument pas en état de lui faire le moindre mal, si tant est qu’il l’ait voulu.

-Et toi ? Comment tu vas ? » Elle m’inspecte du regard. « Tu as l’air épuisé… Et malade. » Conclut-elle.

Je balaie ses inquiétudes de la main.

-J’ai dû faire quelques dons supplémentaires… Ça ira mieux dans quelques jours. »

Nous demeurons silencieux un moment, perdus dans nos pensées.

-Merci Victor. » M’annonce-t-elle soudain. « Tu as beaucoup donné, y compris pour des personnes qui t’ont fait du mal… Ou qui auraient bien aimé t’en faire. »

Je hausse les épaules.

-Ils font partie de la colonie. » Lui expliqué-je. « Je ne peux pas leur en vouloir. Je ne sais pas… Comment j’aurais réagi, si j’avais été à votre place… »

Je n’insiste pas, je sais qu’elle voit ou je veux en venir. Comment aurais-je réagi si je m’étais senti trahi ? Trompé par une personne que je croyais connaître depuis tant d’années ?

D’accord, je n’ai fait de mal à personne. Pas après mon éveil en tout cas. Mais mes semblables s’y sont largement adonnés à ma place. Me considérer comme faisant partie de leurs ne sert qu’à se venger facilement de tout ce que ces monstres leur ont fait subir.

À défaut d’approuver ce mécanisme, je le comprends.

Sabine m’observe une longue minute en silence tandis que je me frotte le visage, essayant de lui redonner quelques couleurs.

-Tu es quelqu’un de bien Victor. » Déclare-t-elle.

Nos regards se croisent avant qu’elle ne s’échappe, quittant la pièce sans se retourner.

Quelqu’un de bien…

Je médite sur cette conclusion, pas certain qu’elle soit judicieuse, me concernant. Toutefois, cette dernière phrase soulage un peu cette sensation de solitude qui pèse sur mes épaules depuis mon départ de la colonie. Une agréable sensation de chaleur apaise mes pensées et je m’endors en un instant.

 

J’observe la fosse commune où ont été répartis la majeure partie des corps. La colonie de Stuttgart comme celle de Thann ont récupéré leurs morts pour organiser leurs propres funérailles. Mais c’est bien là notre qui a subi les plus lourdes pertes.

Frank est le seul que Luc ait pris le temps de préparer. C’est donc lui qui est présenté aux membres de la colonie, à la fois comme le représentant de tous les combattants perdus, mais également parce qu’il a été celui qui s’est le plus investi. Celui qui a travaillé et qui a lutté, envers et contre tout, pour protéger les membres de notre groupe.

Je suis trop loin pour entendre l’oraison funèbre de Pascal à son égard ainsi qu’à l’attention de tous les autres. Je sais cependant qu’il va citer les prénoms de chacun avant d’autoriser l’incinération des corps. La plupart des membres de la colonie sont présents et tiennent dans leur main une torche qu’ils jetteront ensuite dans la fosse pour brûler les leurs.

Certains auraient préféré des enterrements individuels, d’autres des cérémonies en lien avec leurs cultes personnels. Mais nous n’avons ni les moyens matériels ni le temps nécessaire pour organiser de telles célébrations.

J’en vois quelques-uns avec de petits livres dans les mains, récitant en silence leurs propres prières. Bible, Coran, Tanakh ou leurs équivalents dans d’autres religions sont là pour compenser les manques d’une société qui ne se permet plus de prendre en compte ce type de pratique.

Ce doit être une bien maigre consolation pour ceux qui croient encore en un Dieu sur ce monde. Ils sont peu nombreux cependant, signe que les évènements de ces dix dernières années ont fini par en convertir plus d’un à la laïcité.

Comme moi.

De discrets bruits de pas me parviennent et je me retourne pour trouver Iris, le bras en écharpe, suivi de près par Valentin.

-Ça a commencé ? » Me demande-t-elle, faisant mine de s’avancer pour s’approcher des humains.

Je la retiens gentiment par l’épaule.

-Il vaut mieux que nous restions ici. » Lui conseillé-je.

À son visage choqué, je sais qu’elle se prépare à répliquer, heureusement, Valentin est là pour m’appuyer.

-Victor a raison. » Me soutient-il. « Nous, nous n’avons perdu personne… certains pourraient prendre notre venue comme une insulte. »

Elle observe la colonie. Quatre personnes soulèvent avec respect le corps de Frank pour le jeter avec les autres dans la fosse.

-Mais… Ambre et Mathias… »

-Ne sont pas morts Iris. » Souligné-je. « Chaque membre de la colonie a un deuil à faire et ce n’est pas notre cas. »

Elle se retourne vers moi tandis que les humains s’approchent un à un, jetant leur torche pour embraser les corps.

-Mais toi ?! Tu as fait partit des leurs ! Je suis sûr que tu as perdu des gens que tu connaissais ! »

Ma mine s’assombrit en repensant aux quelques personnes que j’aurais préféré retrouver en vie. Serge était l’une des rares que je pouvais considérer comme un ami du temps de la colonie. Nous nous étions plus ou moins battus pour Sabine à une époque, avant qu’elle ne finisse par choisir. Pourtant, il ne m’en a jamais voulu.

Quelqu’un de bien…

-C’est compliqué pour tout le monde. » Lui expliqué-je, la voix chargée de tristesse. « Mais ce sont des éveillés qui ont pris la vie des leurs, ou des humains soumis à un éveillé. Et nous sommes des éveillés Iris, peu importe que nous partagions leur chagrin. »

J’ignore si elle a fini par comprendre les raisons que je lui expose. Nous demeurons là, silencieux, jusqu’à ce que les flammes purifient les âmes qu’elles emmènent, dans d’élégantes volutes, vers le ciel.

 

Un grincement caractéristique me parvient de l’étage supérieur. Plus exactement, de la chambre située juste au-dessus de la mienne.

Oh non… Pas encore !

Le rythme des couinements s’intensifie. Je regarde l’heure pour me rendre compte qu’il est six heures du matin.

-Got fotami ! » Grogné-je tout en plaçant l’oreiller sur ma tête pour tenter d’atténuer les sons qui me parviennent.

Bien sûr, j’ai été jeune moi aussi et je peux comprendre. Avec tout ce qui s’est passé récemment, Iris et Valentin ont certainement besoin de se retrouver…

Mais ça m’arrangerait tout de même qu’ils se débrouillent pour le faire lorsque je suis à la colonie !

D’autant que les occasions ne manquent pas !

Je me tourne de l’autre côté, espérant faire taire les bruitages devenant de plus en plus intenses. Mais lorsque des gémissements féminins traversent mon plafond, je me lève d’un geste brusque et quitte ma chambre, juste vêtu d’une robe de chambre par-dessus mon pyjama et de chaussons.

Une petite promenade matinale s’impose.

Je quitte rapidement notre habitation commune et pars faire quelques pas dans la rue. Étant donné les besoins insatiables d’Iris, mieux vaut que je me programme au moins vingt bonnes minutes de ballade.

J’hésite sur la route à prendre avant de remonter vers la maison d’Ambre, inoccupée depuis que notre cheffe de clan s’est sacrifiée pour nous protéger.

Je progresse lentement, laissant mes pensées errer au rythme de mes pas. Je me souviens des paroles de Mathias la dernière fois que je lui ai rendu visite.

« Si les humains décident de se débarrasser de nous… C’est le bon moment pour le faire. » Avait-il conclu notre entretien.

Cette phrase ne cesse de me hanter. Elle s’ajoute aux angoisses dont Valentin me fait parfois part lorsqu’il se décide à se confier, mais aussi aux paroles de Sabine lorsqu’elle accepte que nous nous parlions.

 

-Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne chose qu’on nous voit ensemble » m’avait-elle avoué il y a quelques jours.

J’avais froncé les sourcils, inquiets qu’elle ait reçu des menaces, mais elle m’avait immédiatement rassuré sur ce point.

-Ce n’est pas pour moi Victor, c’est pour toi. » Avait-elle ajouté devant mon air soucieux. « Ça en énerve certain que tu essaies de te rapprocher de la colonie… »

Je m’étais immédiatement indigné.

-Mais je ne tente rien du tout ! Enfin ! Sabine ! Je n’ai aucune envie de… »

Elle m’avait alors plaqué un vif baiser sur les lèvres, si rapide que j’ai cru l’avoir rêvé sur le moment.

-Tais-toi Victor. Moi je sais bien que ce n’est pas ce que tu cherches. »

J’avais gardé le silence, encore sous le choc d’avoir eu son corps aussi proche du mien durant cette brève seconde. J’avais fini par oublier ce qu’elle me faisait à chaque fois. Comme cette toute dernière journée où nous nous étions échappés des corvées pour nous peloter comme des adolescents au dortoir.

-Viens, je te montre ma maison ? » M’avait-elle alors proposé pour changer de sujet.

 

Je me remémore cette petite baraque qu’elle s’est choisie lorsque la colonie a réinvesti le village. Je me souviens que nous aurions dû nous y installer ensemble initialement, si je n’avais pas été un éveillé.

Je baisse la tête à cette pensée.

Au moins vit-elle seule dans cette maison. Elle n’a pas souhaité que quiconque la partage avec elle. Même pas son galant de la dernière fois, à la fête du Nouvel An.

Je parviens enfin à la grille et la franchie, observant les alentours un brin craintif. Les loups d’Ambre se trouvent toujours dans les parages et même s’ils ne s’en sont jamais pris à nous, puisque nous faisons partit de son clan, je préfère autant ne pas me retrouver face à face avec la meute.

Un cri strident au-dessus de ma tête me contraint à la lever vers le ciel. Il s’agit de Mégane, son rapace qui tournoie quelques secondes au-dessus de moi, comme pour me demander ce qu’est devenu sa maîtresse et si elle va revenir un jour sur son domaine.

J’observe son mouvement gracieux le temps où elle choisit de m’en faire profiter puis je me retourne vers la maison.

La porte d’entrée est ouverte comme toujours. Le silence qui règne ici est étrange. Bien sûr, Ambre n’est pas quelqu’un de bruyant, excepté lorsque Mathias ou Iris se trouve dans les parages, mais elle avait l’habitude d’écouter de la musique.

Je rejoins le piano à queue et m’installe devant son clavier. Après quelques secondes d’hésitation, je relève le bois de protection et pianote sur les touches.

Nos leçons me manquent bien plus que je ne l’aurais imaginé. Jouer ne me suffit plus vraiment. J’ai aimé partager mon savoir, ma passion. C’est bien plus gratifiant qu’une simple interprétation…

Dont je suis l’unique spectateur aujourd’hui.

Je cesse mon morceau en plein milieu et soupire, frottant mon front de mes doigts.

Je prie chaque jour pour qu’Ambre ouvre les yeux. Je sais que c’est idiot. Luc la maintient dans le coma pour une bonne raison. Mais je ne peux m’empêcher d’espérer que demain ou, peut-être la semaine prochaine, les choses rentreront dans l’ordre et qu’elle se réveillera. Son air revêche et sa posture distante au rendez-vous.

Cependant Luc m’a fait une confession la veille qui me donne froid dans le dos encore aujourd’hui.

 

-Peut-être qu’elle ne se réveillera pas. » M’a-t-il avoué alors que je lui rendais visite.

Mathias ne se trouvait pas dans la pièce. Je l’entendais ronfler d’ici alors qu’il faisait une sieste dans sa chambre après avoir veillé Ambre une bonne partie de la nuit.

-Comment ça ? Luc, ne me dites pas… »

-Je n’en sais rien. » A-t-il soupiré. « Je n’ai aucune idée des répercussions que ses pertes sanguines ont eue sur son cerveau. Elle peut se réveiller en étant comme avant, ou ne jamais y parvenir. Ou encore, finir dans un état végétatif, semi-végétatif… Je ne sais pas Victor, mais essayez de garder toutes ces possibilités en tête. »

J’ai détourné le regard, observant le corps frêle de l’éveillée et le mouvement artificiel de son thorax sous les draps. Comment imaginer qu’elle ne puisse pas revenir à elle ?

Impossible.

-Quelqu’un d’autre est au courant ? » Ai-je demandé, inquiet à l’idée qu’un membre malveillant de la colonie se serve de cette information contre nous.

-Non. » M’a alors assuré le médecin. « Même Pascal l’ignore. »

J’ai hoché la tête, approuvant en silence sa discrétion.

 

Si Ambre ne se réveille jamais…

Comment savoir la réaction de la colonie à notre égard ? Pascal est de notre côté, mais fait-il le poids face à Laurent ? L’ancien bras droit de Frank ?

« C’est pas ta politesse qui va venir te sauver, Vicki, quand ta petite pétasse brune va vous laisser tomber. Et crois-moi, ça va arriver. Et quand ça arrivera… On sera tous là… Tous là pour nous occuper de votre cas. »

« J’ai mis une option sur toi Vic. »

Je frissonne à l’évocation de ce souvenir. Je ne croyais pas qu’une telle chose pourrait se produire. Qu’Ambre décide finalement de nous éliminer, nous et la colonie, c’était un risque, mais qu’elle se retrouve dans un tel état de faiblesse, à la merci du premier venu…

Je referme le piano avec précaution et me relève. Avec un peu de chance, Iris et Valentin ont terminé. Si ce n’est pas le cas…

Disons que je vais maladroitement faire tomber la cafetière au sol, histoire qu’ils se souviennent qu’ils ne sont pas seuls dans cette maison.

 

Tandis qu’Iris gare notre véhicule, en pleine nuit, dans une petite bourgade allemande proche de la frontière, je mesure la chance que nous avons eue.

Mes pires craintes ainsi que les prédictions de Mathias se sont confirmées quelques heures auparavant. Laurent, ses hommes ainsi qu’une petite partie de la colonie nous ont chassés. Il s’en est fallu de peu pour que nous soyons encore en vie à l’heure actuelle.

Et maintenant que nous profitons d’un semblant de sécurité, une inquiétude profonde me ronge les entrailles.

Que va-t-il advenir de Sabine ?

Je ne me fais pas trop de soucis pour Luc. Sa qualité d’unique médecin le rend absolument indispensable. Le pire qui puisse lui arriver serait de perdre une partie de sa liberté, quant à Sabine ou à Noémie…

Elles pourraient être remplacées…

Bien sûr, il est risqué de supprimer des individus sachant le peu d’êtres humains qu’il reste sur terre. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de femmes. Mais je ne suis pas certain que Laurent prenne ce genre de considération au sérieux.

Bon sang, j’aurais dû insister…

Mathias me rappelle à la réalité.

-Bouge-toi Vic ! Faut trouver un endroit pour installer Ambre ! »

Je quitte la voiture, prenant garde de ne pas faire claquer la portière et récupère le sac que nous a donné Luc pour poursuivre les soins sur notre éveillée endormie.

Je rejoins au pas de course Iris et Valentin qui tentent d’ouvrir la porte d’une petite maison de village serrée entre deux autres plus grandes.

-C’est fermé… » Se contente de m’informer Valentin, la mine dépitée.

Mathias arrive alors dans notre dos à grandes enjambées, Ambre dans ses bras.

-Putain ! Faut vraiment tout faire ici ! »

Et il balance avec force son pied dans la porte, à trois reprises. Cette dernière, bien abîmée par les années, finit par céder face à ses assauts répétés et il pénètre les lieux en premier.

Notre téléporteur a beau avoir perdu une partie de sa musculature à cause de son alitement forcé, il a conservé sa détermination intacte. Un élément bien plus puissant à mon avis.

Valentin et Iris entrent à sa suite et éclairent les lieux à l’aide de lampe torche. Nous découvrons un intérieur démodé et sombre. Sur le canapé usé du salon se trouve encore le squelette de l’ancien propriétaire, un déambulateur installé juste à côté de lui, ainsi qu’un plateau-repas posé sur une petite table à roulettes.

-Virez Papi du canapé. » Ordonne Mathias à bout de souffle.

L’électrokinésiste aurait bien protesté, mais quelque chose dans le visage du téléporteur la retient et elle s’exécute, assistée par son amant.

Une fois les ossements évacués, notre colosse dépose Ambre le plus délicatement possible avant de s’écrouler lui-même au sol, le dos appuyé contre le meuble.

-Mathias ? » M’inquiété-je en me libérant du matériel médical sur la table de la salle à manger.

-C’est bon, c’est bon. » Râle-t-il en fermant les yeux une seconde. « Faut juste que je me remette à la muscu… »

Je l’observe un moment alors qu’il conserve les yeux fermés avant de lui tapoter l’épaule en soutien, puis je me dirige vers notre cheffe de clan.

Je place la poche de sa perfusion comme je peux en hauteur et la déclampe comme me l’avait montré Luc lors de mes visites à l’infirmerie. Je n’avais pas compris pourquoi, à l’époque, il tenait à m’expliquer ce genre de chose.

Maintenant, tout est plus clair.

Une fois le débit du goutte-à-goutte réglé, je me retourne vers les deux derniers membres de notre clan, en train de chuchoter dans un coin de la pièce, leurs lampes torches toujours en main.

-Valentin, fouille la maison et trouve des couvertures. » Je lui demande d’un ton urgent. « Iris, il nous faut quelque chose à manger ce soir, regarde dans la cuisine si tu trouves de quoi faire un semblant de repas. Je m’occupe de déblayer le salon. Il vaut mieux que nous restions groupés… »

Alors qu’Iris et Valentin partent accomplir leur mission, Mathias se relève lentement.

-Reste assis ! » Je m’exclame à voix basse. « Repose-toi ! On prend le relais… »

-Je voudrais bien Vic, mais il faut planquer la caisse. » M’explique-t-il alors qu’il rejoint la porte d’entrée. « Valentin nous a fait gagner un peu de temps, mais rien ne dit qu’ils ne vont pas envoyer une équipe plus restreinte fouiller les environs. »

Il sort en s’appuyant au chambranle défoncé de la porte. Sa faiblesse me fait peine à voir, lui qui semblait plus solide qu’un roc. Je jette un œil au canapé et à sa locataire endormie.

Les deux éveillés les plus puissants que je connaisse, les deux seuls utiles de notre clan ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.

Et nos problèmes ne font probablement que commencer…

Got fotami…

 

Mathias disparaît, me laissant seul et sans défense au beau milieu d’une colonie humaine étrangère et sans doute pas très amicale.

Il m’avait prévenu qu’il ne pourrait pas me venir en aide si les choses tournaient mal. Mais j’espérais qu’il ne partirait pas si vite. Pas au moindre mot de travers en tout cas…

Ma vie ne tient plus qu’à un fil… Un peu comme celle d’Ambre ces dernières semaines.

-J’imagine qu’il est parti prévenir le reste de votre clan ? » Déduit aisément Didier, l’homme qui me sert d’interlocuteur avec la colonie de Stuttgart.

J’acquiesce, résigné à voir ma vie s’abréger d’une minute à l’autre.

-Ça fait un moment que nous vous surveillons. » M’annonce alors l’homme. « Depuis plusieurs jours, nous sommes au courant de votre arrivée ici et nous connaissons à peu près l’emplacement de votre planque. »

Je le fixe, interloqué.

-Alors pourquoi… ? »

-Je souhaitais connaître vos intentions réelles. » Coupe-t-il mes interrogations. « Laurent nous a transmis des informations qui me paraissaient surprenantes. Les dernières nouvelles de Frank faisaient état d’une alliance solide entre vous et leur colonie. Pourquoi les choses auraient-elles changé en si peu de temps ? Surtout après une telle bataille ? » Il secoue la tête, dubitatif. « Il n’y avait aucune logique dans ce changement de comportement de votre part, surtout alors que votre cheffe de clan, la grande éveillée, n’était plus en état de vous protéger. »

Une lueur d’espoir anime à nouveau ma voix lorsque je reprends la parole.

-Donc… Vous me croyiez ? » Osé-je lui lancer.

Il hoche la tête.

-Moi je vous crois oui. » Me répond-il. Le fait qu’il se souligne ainsi sous-entendant la suite de sa réponse. « Mais ce n’est pas le cas de toute notre colonie. C’est pour cette raison que je vous demande à votre tour de me faire confiance. Laissez-moi m’entretenir avec la grande éveillée et je pourrais apporter des éléments pour faire pencher la balance dans mon sens. »

Nous nous fixons un long moment. Ignore-t-il à ce point l’état de santé d’Ambre qu’il pense pouvoir communiquer avec elle ? Que se passera-t-il lorsqu’il comprendra qu’elle est loin d’être capable de tenir une conversation ?

Peu importe les mensonges de Laurent et le risque que je prends pour ma vie. Mieux vaut qu’il connaisse la vérité maintenant.

-Ambre n’est pas… Vous ne pourrez pas lui parler… » Hésité-je.

-Laissez-moi en juger par moi-même. » Reprend-il les traits figés.

-Vous ne comprenez pas… » Tenté-je encore de l’avertir.

-Soit vous nous conduisez volontairement et vous avez une chance convaincre les miens, soit vous m’obligez à prendre la décision à votre place, et nous ne considérerons que les dires de Laurent. » Assène-t-il alors.

Je ne m’autorise que quelques courtes secondes de réflexion. S’il dit vrai, alors même mes efforts pour protéger les autres vont se révéler vains. Ils ne tarderont pas à les retrouver, Ambre est bien trop difficile à déplacer pour qu’ils aient le temps de s’échapper. Et si je n’obéis pas, je leur ôte toute chance de s’en sortir.

Même mes injures alsaciennes ne me suffisent plus.

-Je vous emmène. » Me résigné-je. « Je vous en prie… Ne leur faites pas de mal lorsque vous les trouverez… »

Ma supplique cependant, semble se perdre dans le vide alors qu’on me conduit jusqu’à un véhicule. Je grimpe dans l’imposant pick up et me retrouve entouré par les membres de la colonie.

Armés jusqu’aux dents.

Didier se positionne sur le siège avant et donne ses instructions au conducteur, n’ayant pas vraiment besoin de moi pour prendre la bonne direction. Au bout de longues minutes d’angoisses que je passe à me triturer les doigts, nous parvenons enfin au village de notre cachette.

-C’est par là. » Indiqué-je d’une voix atone en désignant la ruelle. « Ici. » Conclus-je devant notre planque en ayant la furieuse impression d’être un traître.

Didier échange quelques mots à voix basse en allemand à ses collègues. Je crois être parvenu à identifier les termes « en douceur », mais je n’en suis pas certain. Peut-être est-ce mon cerveau plein d’espoir qui me souffle ses mots à l’oreille ?

Alors qu’un premier groupe prend position, on me fait signe de descendre et je rejoins la chaussée, encadré de gardes. Je ne sais pas ce qu’ils craignent au juste. Venant de moi en tout cas, je ne peux pas leur faire grand-chose.

Mais peut-être n’ont-ils pas autant d’informations qu’ils le prétendent.

Un petit groupe de trois personnes s’engouffrent dans le bâtiment. Je me surprends à espérer qu’ils sont tout de même parvenus à s’enfuir et que la maison est vide. Dans de telles circonstances, je ne donne pas cher de ma peau, mais si ça peut permettre de les sauver…

L’un des trois hommes ressort alors. Il échange quelques commentaires et je remarque que les autres préparent leurs armes.

-Didier ! » Interpellé-je leur chef. « Didier, laissez-moi entrer ! Je vais les prévenir qu’ils ne doivent pas vous attaquer ! Je vous en prie ! Si nous pouvons éviter les morts, quel que soit le côté… »

L’homme semble me scanner du regard avant de hocher la tête.

-Allez-y. Je vous suis. »

J’ai tout juste le temps d’effectuer un pas qu’un cri me parvient de l’intérieur. Celui de l’un des hommes de Didier.

Non ! Il ne faut pas qu’ils leur fassent du mal !

J’accours et passe en premier la porte de notre planque.

 

Je range mon matériel de torture, faisant semblant de ne pas entendre les reniflements d’Ambre alors qu’elle tente de récupérer après le changement de son pansement. Après avoir jeté l’ensemble des compresses usagées, je replace le désinfectant dans le placard que nous lui avons alloué avec le reste des paquets de compresses que je n’ai pas utilisé.

Lorsque je reviens dans la pièce principale, notre cheffe de clan est parvenue à maîtriser ses sanglots et je m’installe sur le canapé, légèrement plus à l’aise maintenant qu’elle retient l’expression de sa souffrance. Toutefois, je sais qu’elle ne parviendra pas à s’endormir tout de suite et je cherche un sujet de conversation qui pourrait lui permettre de penser à autre chose.

-Ambre ? Je peux vous poser une question ? » Lui demandé-je d’une voix douce au cas où elle se serait assoupie puisqu’elle garde les yeux fermés.

Elle me répond instantanément.

-Dites toujours. »

Sa voix semble encore crispée, mais elle a l’air d’avoir besoin de cette conversation. Je souris devant la formulation qu’elle utilise, toujours aussi revêche malgré son état. Comme si elle tentait de me faire oublier sa faiblesse de tout à l’heure.

-C’est juste que je suis un peu curieux. » Lui avoué-je pour attirer son attention. Mon stratagème semble fonctionner, car sa respiration se calme à l’écoute de mes paroles. « Vos deux rapaces, ils s’appellent bien Mégane et Olivier n’est-ce pas ? » Lui demandé-je.

-Oui, pourquoi ? »

-Et le chef de la meute de loups, vous l’avez appelé Cendre… » Je laisse un court instant de silence, propice à ses interrogations intérieures. « C’est juste, je suis surpris que vous ayez donné des noms aussi humains aux oiseaux alors que les loups ont eu droit… Hé bien… À des noms de loups. »

Elle ouvre les paupières et me fixe un court instant. La position n’est pas très confortable cependant, l’obligeant à lever les yeux pour me voir puisque je me trouve du côté de sa tête. Elle les referme avant de me répondre.

-Olivier et Mégane sont des prénoms d’anciens patients. J’aimais bien l’idée de les retrouver en oiseaux. »

-Ah, je comprends. » Me contenté-je de lui répondre.

De toute évidence, elle préfère ne pas approfondir le sujet. Une chose que je respecte même si j’avoue que j’aurais bien aimé en apprendre davantage. Ma technique de diversion porte ses fruits et la respiration d’Ambre devient régulière, signe qu’elle s’est finalement endormie.

Je reste un long moment seul à veiller sur elle. La même question tournant en boucle dans ma tête.

Et maintenant ? Combien de temps allons-nous encore tenir de cette façon ?

Je repense un instant aux lubies d’Iris concernant notre chef de clan. Elle lui avait fait une manucure durant sa période d’inconscience et j’ai eu beaucoup de mal à la convaincre de retirer le verni qu’elle avait appliqué sur les ongles d’Ambre. Je secoue la tête en y repensant, revoyant son visage déconfit devant ma demande. Heureusement, Valentin et même Mathias m’ont soutenu pour la forcer à changer d’avis. Je préfère ne pas savoir comment aurait réagi Ambre si elle s’était réveillée avec de tels couleurs ostentatoires sur ses doigts.

Je soupire lorsque des pensées bien plus sérieuses reviennent me hanter.

Si Laurent et la colonie semblent avoir cessé de nous traquer pour le moment, rien n’est moins sûr qu’ils ne recommencent pas au moment où nous commençons justement à nous sentir en sécurité.

Doit-on retourner auprès de la colonie de Stuttgart ? Essayer de les convaincre à nouveau puisque Ambre est revenue à elle ?

J’y serais favorable, mais Mathias est particulièrement méfiant à ce sujet. Il ne croit pas en leur promesse de ne pas nous avoir vendu à la colonie. Bien qu’il fasse semblant, devant Ambre en particulier, d’être à l’aise, il ne cesse de surveiller les alentours, sur le qui-vive.

Ce dernier entre justement de sa mission de surveillance.

Je lui fais signe de rester silencieux, désignant Ambre de la main. Il l’observe une courte seconde avant de s’approcher de moi.

-Faut qu’on bouge. » Me chuchote-t-il. « J’ai une sale impression depuis quelques jours. »

Je le fixe avant de me retourner vers Ambre.

-Elle a beaucoup souffert la dernière fois… » Soufflé-je, mesurant l’effort qui lui est nécessaire lors de nos changements de planque.

Mathias secoue la tête.

-Si elle souffre, c’est qu’elle est vivante Vic. Je te laisse encore demain pour la préparer, mais le jour suivant, on se barre. »

J’acquiesce, las de nos errances, et le laisse s’éloigner en silence.

Pendant encore combien de temps devrons-nous vivre de cette façon ?