Chroniques du clan
Victor
-Victor ! Victor regarde ! Elle est là ! »
Je relève la tête vers Sabine qui a cessé de chercher les pommes de terre au sol alors que je m’occupais de les sortir à l’aide de mon râteau.
Mais son regard porte plus loin que ma propre personne fixant quelque chose à une dizaine de mètres de nous.
Ou plutôt quelqu’un…
J’avale ma salive avec difficulté et me sens pâlir.
Je me force à me calmer, inspirant profondément à plusieurs reprises. Après tout, si elle ne m’a jamais repéré jusque-là, il n’y a pas de raisons qu’elle sente brusquement ma présence aujourd’hui…
La grande éveillée…
Un atout indéniable pour notre colonie, depuis que Pascal a conclu cet accord avec elle, et qu’elle assure sans failles notre protection.
Mais un danger pour moi… Pour moi qui ne suis plus vraiment un humain depuis la catastrophe. Sans pour autant être réellement devenu un éveillé.
J’ai eu de la chance jusqu’à présent. Personne ne s’est encore rendu compte de ma différence.
Mais pour combien de temps encore ?
Et qu’arrivera-t-il lorsqu’ils l’apprendront ?
Je me retiens de frissonner et ferme les yeux une seconde avant de me remettre au travail.
-Fais comme si elle n’était pas là Sabine. » Dis-je un peu froidement. « Ce n’est pas le moment de s’attirer des ennuis… »
Elle se tourne vers moi d’un air revêche.
-Qu’elle essaie seulement de s’en prendre à nous tiens ! Je ne me laisserais pas faire Victor ! »
Je m’autorise un petit sourire en coin.
Comme si elle avait la moindre chance face à elle…
Mais c’est bien pour cette raison que j’apprécie autant Sabine. Pour sa force de caractère, sa volonté de vivre, de protéger les siens. Bien que ça la conduise à devenir un peu prétentieuse parfois.
Malgré ma requête, elle continue de fixer l’éveillée qui marche tranquillement jusqu’à la centrale. Je jette, presque involontairement, un coup d’œil dans sa direction et croise brièvement son regard.
Je détourne immédiatement les yeux et prie pour qu’elle poursuive sa route.
Mais elle ne semble même pas avoir ralenti.
Ouf…
Il faut vraiment que je sois plus prudent…
Sachant qu’elle repassera à nouveau par cet endroit avant de partir, je saisis la première excuse que je trouve pour m’éclipser.
Je pose un peu brusquement mon outil au sol et m’approche de la caisse en bois que l’on remplit de pommes de terre.
-Elle est presque pleine. » Décrété-je. « Je l’emmène au stock. »
Sabine s’apprête à m’arrêter mais je ne lui laisse pas l’occasion de le faire et quitte le champ sans demander mon reste.
Je fais un détour, attendant que Pascal et l’éveillée s’éloignent de l’entrée, puis rejoins d’un pas rapide les bâtiments de la centrale.
-On est pressé Vicki ? » M’arrête soudain Frank, à quelques mètres à peine de la porte.
J’évite son regard, mal à l’aise et soupire d’agacement pour me donner une contenance.
-Pressé de me libérer de cette charge oui. » Lui expliqué-je en lui présentant mon chargement. « J’ai quelques années de plus que toi, je te rappelle… Et sans doute pas mal de muscles en moins. »
Il m’observe plusieurs longues secondes, d’un œil soupçonneux.
Avant de s’écarter enfin pour me laisser passer.
Je m’empresse de lui passer devant, ignorant volontairement son commentaire à mon égard.
-Y a quelque chose de pas net chez toi Vic… Et je finirais bien par trouver quoi. »
Je parviens enfin jusqu’à notre espace de stockage dédié aux cultures et j’y dépose lourdement ma caisse avant de prendre le temps de souffler un bon coup.
Bon sang…
Ce Frank et sa saleté de sixième sens…
Je ne me sens plus vraiment en sécurité depuis son arrivée. J’ignore ce qui lui a mis la puce à l’oreille mais il sait… Il sait que je cache quelque chose.
Et le jour où il va comprendre de quoi il s’agit…
Je ne donne pas cher de ma peau.
-Tu viens te coucher Victor ? » Me demande Sabine, déjà installée sur le lit que nous partageons tous les deux, dans un coin du dortoir. L’un des seuls à ne pas avoir un jumeau superposé juste au-dessus, ce qui nous laisse une intimité légèrement plus importante que pour les autres qui partagent la pièce avec nous.
Intimité toute relative donc.
-J’arrive. » Je lui réponds, finissant de ranger mon linge, préparant soigneusement mes affaires pour le lendemain.
Elle m’observe, un sourire aux lèvres que je parviens tout de même à distinguer malgré la pénombre.
-Qu’est-ce qui te fais rire ? » Je lui demande tout en la rejoignant, m’asseyant au bord du lit.
-Toi. » Me chuchote-t-elle alors que d’autres membres de la colonie s’installent eux aussi sur leur couche. « Tu as toujours été aussi méticuleux ? D’habitude, les artistes sont plus désordonnés… »
Je lève un doigt.
-Ca. Ça s’appelle des a priori Sabine. » Lui fais-je remarquer avec un sourire. « Et je croyais que les professionnels du corps médical devaient se défaire de ce genre de chose ? »
Elle s’écarte pour me faire une place et je m’allonge sur le dos à ses côtés.
-Ben voyons. » Me murmure-t-elle en se plaçant tout contre moi, sa volumineuse poitrine plaquée contre mon bras. « On ne s’en défait pas. On évite juste de les exprimer devant nos patients. » Elle me tapote le torse d’une main. « Et au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, tu ne risques pas de tomber enceinte. Donc tu ne seras jamais une de mes patientes. Donc, je me contrefiche des obligations de mon métier. » Conclu-t-elle en riant un peu plus fort.
Quelques « Chut » exaspérés nous rappellent vite à l’ordre, alors que la grande majorité des personnes présentes s’apprête à passer une énième nuit de repos après une longue journée de labeur.
Sabine soupire mais reprends plus doucement.
-J’aimerais pouvoir t’entendre jouer une fois… » Me dit-elle avec une pointe de tristesse dans la voix.
-Du piano ou du violon ? » Je lui demande, curieux de connaître sa préférence en la matière.
-Le violon. » Me répond-elle immédiatement. « J’ai toujours aimé le violon… J’aime aussi le piano mais ce n’est pas la même chose… »
Je hoche silencieusement la tête et nous restons ainsi plusieurs minutes, les premiers ronflements se faisant entendre un peu plus loin dans la pièce.
-J’espère que Pascal va tenir sa promesse. » Lâche-t-elle à voix basse. « Et que nous allons enfin pouvoir avoir chacun une maison à nous l’année prochaine. » Elle soupire. « Avec toutes ses nouvelles arrivées, la situation devient vraiment insupportable. »
Je ne réponds rien, préoccupé à l’idée que nous nous retrouvions seuls tous les deux dans l’une des maisons du village de Fessenheim.
Parce que, si jamais je me retrouve en tête à tête avec Sabine, je sais déjà ce qui va inévitablement se produire.
Et je ne pense pas qu’elle soit capable de m’accepter comme je suis. Pas après tout ce qu’elle a elle-même enduré avec les éveillés jusqu’à présent.
Son souffle se fait soudain plus régulier contre mon épaule, et sa respiration plus profonde. J’imagine que c’est ce souhait qui la berce, l’entraînant paisiblement dans le sommeil, alors que dans mon cas…
Dans mon cas, c’est plutôt l’inverse.
Je tente de me rassurer, me disant que Pascal a déjà tenté à plusieurs reprises de réinvestir les lieux à Fessenheim. Mais à chaque fois, une difficulté technique, ou une attaque plus ou moins importante lui a fait rebrousser chemin.
Avec un peu de chance, il en sera de même cette fois-ci.
-Qu’est-ce qu’il y a Sabine ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Elle m’entraîne par la main comme si nous étions deux mômes en train de commettre une grosse bêtise dont ils ont parfaitement conscience.
Elle se tourne vers moi et place un doigt sur ses lèvres.
Je prends peur devant son comportement infantile et tente de la raisonner.
-Sabine ! On ne devrait pas être là ! » Et je l’arrête alors qu’elle cherche à me faire entrer dans notre dortoir en pleine journée. « Les autres sont aux champs ! S’ils ne nous trouvent pas avec eux… »
Elle hausse les sourcils, surprise par mon manque d’enthousiasme.
-Et tu crois qu’ils ont été conçus comment ? Les gosses qu’on a ici ? » Me lance-t-elle. « Je veux bien que ça n’en gêne pas certains de le faire alors qu’on est tous à côté, mais ce n’est pas le cas de la plupart. » Elle me reprend la main. « Allez viens… Ne t’inquiète pas, je connais ton âge, je ne vais pas te demander le grand jeu, c’est promis. » Ajoute-t-elle, un brin malicieuse.
Et bien que je sache que cette dernière remarque est parfaitement calculée pour me pousser au vice, je ne peux m’empêcher de me jeter dans ses délicats filets.
A Fraui weisst e Mann besser z’nàmme..
-Comment ça ? Mon âge ? » Je rétorque en pénétrant dans la pièce à sa suite. « Tu vas voir toi, ce qu’un homme de mon âge peut encore faire… »
Elle se met à glousser devant moi et se retourne pour me faire face.
Bon sang Sabine…
Tu es magnifique.
Et peu importe sa tenue de travail ou la terre qu’elle ne parvient même plus à chasser de ses ongles. Je la rejoins d’un pas décidé et l’embrasse farouchement.
Elle se dégage gentiment de mon étreinte.
-Voilà qui commence plutôt bien… » me dit-elle avec un large sourire de sa belle voix de soprane. Elle plonge son regard dans le mien avant de détourner les yeux, gênée. « Tu sais… Je voulais attendre la fête du nouvel an pour ça… Mais je me dis qu’on peut mourir à tout moment après tout alors… »
Je place une main sur sa joue que je caresse tendrement.
-C’est à cause de cet éveillé qui s’est enfui le mois dernier c’est ça ? » Je traduis facilement, conscient que cet épisode l’a beaucoup affecté à l’époque.
-Il était à deux doigts de tout faire exploser Victor… » Se rappelle-t-elle avec un frisson. « À deux doigts… Nous aurions pu mourir, tous les deux, sans même avoir profité de quoique ce soit… »
Je hoche la tête, partageant ses angoisses.
-Heureusement que la grande éveillée était là… » Lâché-je malgré moi.
La réaction de Sabine ne se fait pas attendre.
-Evidemment ! » Lâche-t-elle d’un ton ironique en s’éloignant brusquement de moi. « Franchement, je ne sais pas ce que tu lui trouves à celle-là ! Moi, je suis d’accord avec Frank. Un jour ou l’autre, elle se retournera contre nous et on l’aura dans l’os. »
Elle me fixe un moment, clairement refroidie dans ses ardeurs.
Je m’approche à nouveau doucement d’elle, bien conscient qu’elle ne peut pas comprendre la mystérieuse sympathie que je peux exprimer à l’égard de notre protectrice.
-Excuse-moi Sabine. » Lui dis-je avec douceur. « Je ne voulais pas te blesser… »
Elle fait la moue encore un instant avant de se laisser attendrir.
-C’est moi qui suis désolé. » Me dit-elle en acceptant à nouveau ma main sur son visage. « Je ne devrais pas prendre ce genre de choses à cœur. Mais tu sais que j’ai du mal… Avec eux. »
Son regard plonge dans le mien et j’ai un mal fou à le soutenir.
-Oui je sais… » Chuchoté-je.
Je dois lui dire…
Elle doit savoir. Je ne peux pas continuer à lui mentir de la sorte.
Et tant pis si je dois me faire tuer à cause de ça. Au moins j’aurais eu du respect pour elle. Un respect que je n’ai pas su donner à ma première femme.
Je m’apprête à ouvrir la bouche lorsque Sabine se remet à me sourire d’un air bien plus coquin.
-Bon. Et si on en revenait à notre premier sujet de conversation ? »
Et cette fois, c’est elle qui appose ses lèvres sur les miennes.
Et je ne peux pas me résoudre à le lui dire. Pas maintenant. Pas comme ça.
Je réponds à ses caresses et nous nous rapprochons de notre lit tout en poursuivant nos douces activités.
Mais il faut tout de même que je m’assure qu’elle ne puisse pas se rendre compte de ma condition.
Je l’allonge sur le lit et l’embrasse avant de me reculer un peu brusquement.
-Attends une seconde. » Lui dis-je tout en me dirigeant vers la porte du bâtiment pour la refermer. Je m’approche ensuite des fenêtres et tire les rideaux occultant pour ne laisser qu’une faible lumière tamiser la pièce.
-Tu ne veux pas me voir ou quoi ? » S’indigne-t-elle, presque invisible dans la quasi-obscurité.
Je la rejoins et m’allonge au-dessus d’elle sur le lit.
-Je ne veux pas qu’on nous voit, c’est différent. » Je lui réponds d’un ton assuré.
Je n’ai pas besoin de voir son visage pour savoir qu’elle fait la moue et je passe aux choses sérieuses histoire de lui faire penser à autres choses, glissant ma main sous sa chemise pour lui caresser tendrement le corps alors que mes lèvres parcourent sa gorge, descendant dans un souffle brûlant sur son décolleté.
Son dos se cambre, sa main cherchant à défaire la ceinture de mon pantalon, et je sais que je n’ai plus à avoir peur de son regard.
Je lui défais sa chemise, cassant sans le vouloir plusieurs boutons dans l’excitation.
-Désolé… »
Elle rit.
-Ca ne fait rien Victor. Je t’en prie, ne t’arrête pas. »
Et j’obéis, jusqu’à ce qu’elle se retrouve en soutien-gorge.
Elle passe elle aussi à l’offensive, m’ôtant mon haut et mon pantalon en quelques gestes précis.
Nous plaquons nos corps l’un contre l’autre dans un autre long et savoureux baisé
Jusqu’à ce que la porte d’entrée s’ouvre brutalement.
-Sabine ? Tu es là ? » Appelle un membre de la colonie. Une femme, arrivée en même temps que le groupe de Frank.
L’intéressée se redresse un peu brusquement et je suis contraint de me décaler, ne me sentant plus aussi à l’aise tout à coup.
Notre fauteur de troubles s’est arrêtée sur le pas de la porte en nous découvrant tous les deux, ne s’attendant certainement pas à tomber sur cette scène. Elle fait un pas en arrière, gênée.
-J’arrive Noémie. » Réponds Sabine avec un soupir. « J’en ai pour cinq minutes. »
La dénommée Noémie hoche la tête et se contente de repartir sans même prendre la peine de refermer la porte derrière elle.
Je me retourne vers Sabine, un petit sourire au coin de mes lèvres.
-Cinq minutes seulement ? » Lui dis-je en haussant les sourcils. « Tu as vraiment une bien piètre opinion de moi. »
Elle me sourit en réponse, le regard las.
-C’est sans doute un problème de femme. » M’explique-t-elle. « Et ce genre de chose ne peut pas attendre. »
Ses yeux glissent sur moi avec envie et je m’apprête à m’approcher à nouveau pour voler sa bouche encore quelques instants.
Lorsque son visage se fige brusquement.
D’abord je ne comprends pas et je la fixe l’air surpris, ouvrant la bouche pour lui demander ce qui lui arrive aussi soudainement.
Avant de réaliser que nous ne nous trouvons plus dans l’obscurité depuis l’arrivée de Noémie.
Et mes lèvres se serrent d’elle-même alors que Sabine secoue lentement la tête tout en fixant mon nombril.
-Non… » Lâche-t-elle, refusant d’y croire. « Non… Pas toi… Pas toi… »
Je camoufle prestement les marques de ma malédiction, ramenant d’un geste vif mon T-shirt sur moi, mais je sais qu’il est déjà trop tard.
Je lève les mains en signe d’apaisement alors que la personne à laquelle je tiens le plus depuis la catastrophe se recroqueville sur le lit.
-Attends Sabine… Ce n’est pas ce que tu crois… Je ne suis pas comme eux. » Je tente de m’approcher d’elle mais elle s’éloigne encore plus, instaurant une atroce distance que je ne me permets pas de combler.
Elle n’ose plus me regarder et détourne la tête, se mettant même à sangloter.
-Sabine, je t’en prie… » L’imploré-je. « Je t’aime Sabine. » Lui avoué-je enfin, bien que ce n’est certainement pas dans une telle situation que j’aurais aimé le lui dire. « Jamais je ne te ferais de mal. »
Mais sa mâchoire se contracte avant qu’elle ne lâche les mots que je redoutais depuis toutes ses années.
-Va-t’en… » Et j’ai l’impression de recevoir un coup de couteau dans la poitrine. « Va-t’en. Avant que je ne prévienne les autres. »
Les mains que j’avais avancées avec un dernier espoir de pouvoir l’atteindre se rétractent d’elles-mêmes. Je l’observe encore une seconde. Juste une, pour tenter de fixer son visage dans ma mémoire.
-Je suis désolé Sabine. » Chuchoté-je avant de me rhabiller rapidement et de sortir du bâtiment.
Et maintenant ?
Maintenant…
Fuir.
Voilà ce qu’il me reste à faire.
Honnêtement, je ne pensais pas survivre aussi longtemps seul. Encore moins avec toute la colonie aux trousses.
Au moins n’ont-ils sans doute pas pris la peine de prévenir la grande éveillée de ma fuite où elle m’aurait certainement déjà rattrapé depuis longtemps. Ses sentinelles animales parcourant régulièrement son territoire à la recherche d’ennemis à éliminer.
Mais il est vrai que ses relations avec la colonie se sont nettement refroidies depuis que Pascal a refusé de la laisser voir les enfants qu’elle nous a amenés.
Je secoue la tête, recentrant mes pensées sur mon problème principal.
Où aller ?
Je ne vais pas pouvoir continuer longtemps à errer de la sorte dans les forêts et les anciens champs de la région. Il va bien falloir tôt ou tard que je trouve une destination à atteindre.
Je suis enfin à la limite du territoire de la colonie et de son éveillée protectrice. Avec un peu de chances, ils cesseront de me poursuivre une fois que j’aurais passé la frontière…
On a tous le droit à un peu d’espoir.
Je me rapproche du village de Ferrette, rejoignant les quartiers d’habitation par des chemins de traverse en évitant la route au maximum. Avancer ainsi au milieu des arbres me ralenti, mais j’ai tout de même moins de chance de tomber sur Frank et ses hommes.
Une fois dans le village, je repère l’enseigne d’une petite supérette de proximité et je me mets à prier qu’il y reste quelques bouteilles d’eau à l’intérieur. Je n’ai pas eu le temps de prendre grand-chose avant de quitter précipitamment et en toute discrétion la colonie, et le peu de vivres que j’ai pu récupérer ont bien vite été consommées.
Les portes du magasin sont entre-ouvertes, ce qui me permet de m’y glisser rapidement, m’évitant de rester à découvert trop longtemps.
Je pénètre à l’intérieur à reculons, vérifiant qu’aucun humain de la colonie ne m’a suivi jusqu’ici. Puis je me retourne.
Et m’arrête net.
Ce n’est pas une, mais trois personnes qui me fixent.
Un grand noir très musclé, une femme brune aux cheveux bouclés et à l’allure élancée et un dernier qui me fait un peu penser aux jeunes élèves que j’avais avant la catastrophe.
J’ai à peine le temps de les détailler que le noir disparaît brusquement et que je le sens dans mon dos, un bras me maintenant en place tandis que son autre main me saisit brusquement le menton.
-NON MATHIAS ATTENDS ! » S’écrie la femme, les yeux écarquillés.
Je résiste comme je peux alors qu’il tente brutalement de faire pivoter ma nuque pour la briser.
Je vais mourir maintenant.
Dans quelques secondes.
C’est bientôt fini…
Pardonne-moi Sabine.
Je ferme les yeux.
Lorsque je sens que quelqu’un tente de soulager la force qu’exerce l’homme sur ma colonne vertébrale.
-Attends je te dis ! » S’écrie-t-elle encore en l’empêchant tant bien que mal de mettre fin à mes jours.
Je rouvre les yeux et constate que le garçon la rejoint pour tenter de me libérer de l’étau qui manque de me broyer les vertèbres.
J’entends l’homme soupirer derrière moi. Puis il me relâche d’un coup, apparaissant brusquement devant moi, à quelques mètres derrière mes protecteurs qui se retrouvent soudain les mains vides.
Je suis surpris de constater qu’il a toujours ses vêtements sur lui. Habituellement les téléporteurs ne peuvent pas faire bouger grand-chose d’autres que leur propre corps.
Même la grande éveillée, d’après ce que l’on m’a raconté, n’en ai pas capable.
L’homme soupire devant la réaction des deux autres.
-Qu’est-ce que tu fais Iris ? » Lui demande-t-il excédé.
Elle le fixe d’un air courroucé.
-On n’est pas obligé de massacrer tout ce qui bouge ! » S’exclame-t-elle. « Il est seul et il a l’air perdu. On peut quand même prendre le temps de lui poser quelques questions avant de le tuer non ? »
Son collègue lève les yeux au ciel et retourne auprès de leurs sacs de voyages un peu plus loin dans l’allée.
-Si toi ou Catman vous vous faites buter, t’assumes Iris. » Lui lance-t-il de dos d’un ton neutre.
Cette dernière se tourne immédiatement vers moi.
-Tu veux nous tuer ? » Me demande-t-elle aussi naturellement que si elle m’avait demandé mon prénom.
-Non ! » La rassuré-je immédiatement. « Bien sûr que non ! »
Elle me fait un grand sourire avant de se tourner vers le jeune homme à côté d’elle.
Celui-ci semble m’observer une seconde, les ailes de ses narines légèrement dilatées.
-C’est bon. » Confirme-t-il. « Il ne veut pas nous tuer. »
Je me retiens à grand-peine de soupirer de soulagement devant sa conclusion.
La dénommée Iris se tourne instantanément vers le noir.
-Tu vois ?! » S’adresse-t-elle à lui d’un ton victorieux. « Qu’est-ce que je te disais ! »
L’autre se contente de l’ignorer, lui faisant un vague geste de la main sans nous regarder.
-Comment tu t’appelles ? » Me demande-t-elle en se retournant vers moi, le regard curieux.
Sa façon naturelle de s’adresser à moi me gêne et me rassure à la fois. Les inconnus n’étant jamais aussi avenants lors d’une première rencontre.
Sans parler des éveillés évidemment.
-Je m’appelle Victor. » Je lui réponds poliment tout en me massant la nuque. « Et vous… »
-Moi c’est Iris. » Me coupe-t-elle d’un ton enjoué. « Lui c’est Valentin. » Elle désigne le garçon à côté d’elle. « Et l’autre là-bas, qui fait son tueur en série, c’est Mathias. » Elle me sourit chaleureusement. « Mais tu n’as pas à t’en faire Vic. Nous, il ne nous a pas tués alors… Ça ne te dérange pas que je t’appelle Vic ? » M’interroge-t-elle soudain.
Je secoue vaguement la tête mais ne prends pas le temps de lui répondre alors que Mathias se relève et s’approche à nouveau de moi. Il s’arrête à un mètre de distance et croise les bras, me fixant d’un regard dur.
-Humain ou éveillé ? » Me demande-t-il.
Valentin répond à ma place.
-Eveillé. » Lui dit-il.
-Quel pouvoir ? » Me questionne-t-il encore.
Et cette fois je sais que c’est à moi de répondre.
Je soupire de lassitude.
-Aucun. » Avoué-je et Mathias attend le hochement de tête de Valentin qui lui confirme que je lui dis la vérité. « J’ai juste survécu… Et les cicatrices que je porte sont uniquement là pour la décoration. »
Mathias a un bref hochement de tête.
-Pas de bol. » Dit-il simplement avant de reprendre son interrogatoire. « Et qu’est-ce que tu fous là ? On aurait dit que tu fuyais quelqu’un quand tu es entré. »
Les deux autres attendent également ma réponse et je sais que je n’ai pas le droit à l’erreur.
Tant pis. Je ne peux pas leur mentir de toute façon.
Et ils méritent bien la vérité puisqu’ils m’ont permis de m’exprimer jusque-là.
Je passe nerveusement ma main dans les rares cheveux qu’il me reste et me racle la gorge, n’osant pas soutenir leur regard.
-Je faisait partie du clan d’humain qui domine la région. » Commencé-je lentement.
–Faisait ? » Me coupe immédiatement Mathias
Iris râle.
-Mais tu ne peux pas le laisser en placer une ?! » S’énerve-t-elle contre lui. Le regard qui lui rend m’aurait donné envie de m’enfuir à toutes jambes, mais elle l’ignore superbement et s’adresse à moi gentiment. « Vas-y Vic. Continue. »
Je toussote pour me donner une contenance.
-Je me suis fait passer pour un humain toutes ses années. » Dis-je d’une traite. « Mais ils ont fini par s’en rendre compte… » Je secoue la tête, le souvenir douloureux du visage de Sabine à la découverte de mes cicatrices me revenant en mémoire. « Et maintenant, je suis considéré comme l’ennemi public numéro un. »
Mathias souffle lentement par les narines.
-ça veut dire qu’ils peuvent venir ici à tout moment ? » Me demande-t-il d’un air sévère.
Je hausse les épaules.
-C’est une possibilité… » Avoué-je.
Il lève les yeux au ciel.
-Génial… » Murmure-t-il pour lui-même.
-Je me suis dit que si je parvenais à passer la frontière… Peut-être qu’ils n’iraient pas jusqu’à me chercher au-delà. » Me justifié-je.
-Quelle frontière ? » Me demande soudain Valentin. « L’Allemagne ou la suisse ce n’est pas tout à fait par ici non ? » S’étonne-t-il en se tournant vers les autres.
Je secoue la tête.
-Non, je parle de la frontière de la grande éveillée. » Expliqué-je. « C’est elle qui tient ce territoire avec la colonie. »
Le visage d’Iris s’éclaire brusquement et elle tape dans ses mains d’excitation.
-La grande éveillée tu as dit ! » S’exclame-t-elle, l’air aux anges en me prenant le bras. « C’est elle ! C’est elle qu’on va aller voir ! » Elle se tourne vers Mathias. « Je t’avais bien dit que c’était ici ! »
Ce dernier l’observe un moment sans rien dire avant de lâcher.
-Y a pas moyen que j’y aille. »
Et il retourne vers leurs affaires, se saisit brusquement d’un sac en fermant d’un geste sec la fermeture éclair avant de le placer sur son épaule et de se diriger d’un pas vif vers la sortie du magasin.
Iris le rattrape par le bras et tente de l’arrêter.
-Mais qu’est-ce que tu fais Mat ! Tu peux pas nous lâcher maintenant ?! »
Il se dégage d’un geste.
-Oh que si ! » S’exclame-t-il « Aucune chance que je vous suive jusque là-bas… »
Il tente à nouveau une sortie mais Iris se place devant lui.
Les morceaux commencent tout doucement à s’assembler dans mon esprit alors que les explications de Sabine me reviennent en mémoire.
-Tu sais, ils ont fini par parler. » M’avait-elle annoncé un soir.
-De qui tu parles ? » Lui avais-je demandé, un peu distrait alors que je tentais d’enlever une tache récalcitrante sur mes vêtements à l’évier de la salle de bains commune.
-Les gosses. Ses gosses. » Et j’ai fini par comprendre qu’elle parlait des enfants de la grande éveillée. « Noémie m’a dit qu’ils s’étaient fait kidnapper par des éveillés et qu’ils s’étaient servis d’eux comme monnaie d’échange pour obtenir quelque chose… » Elle a secoué la tête, perplexe. « J’ai du mal à croire qu’elle se soit attachée à eux à ce point… »
Je lui ai jeté un bref coup d’œil.
–Qu’est-ce que tu veux Sabine… Ce n’est sûrement pas pour rien qu’elle nous protège depuis tant d’années. Elle n’est peut-être pas aussi mauvaise que les autres. »
Elle a hoché la tête de droite à gauche, pas vraiment en accord avec ma conclusion.
-Ils se sont fait attraper par un téléporteur. » A-t-elle repris pour changer de sujet. « Un téléporteur capable d’utiliser son pouvoir avec des objets et des êtres vivants ! Tu te rends compte Victor ?! » S’était-elle exclamée, horrifiée. « Je ne sais pas si elle s’est occupée de lui, mais j’espère vraiment qu’elle n’a pas laissé une telle pourriture en vie… » Elle a eu un frisson avant de conclure. « Je ne les supporte pas ceux-là… »
Et je savais parfaitement pourquoi elle disait ça.
-Je croyais que tu voulais te trouver un nouveau clan ! » S’écrie Iris en le retenant encore.
-Alors c’était toi. » Lâché-je soudainement, ce qui a au moins pour effet de le faire se stopper net. « Le téléporteur qui a enlevé ses enfants… »
Iris se tourne vers moi sans comprendre tandis que Mathias se retourne lentement. Il me fixe en plissant légèrement les yeux.
-Et je peux savoir comment tu es au courant de ça toi ? » Me dit-il sur la défensive.
Je hausse les épaules, comme si cette information ne changeait rien à ma façon de le considérer.
-Elle nous les a amenés après les avoir récupérés. » Lui expliqué-je. « J’imagine qu’elle ne voulait pas qu’une telle situation puisse se reproduire. »
Iris s’apprête à rejoindre la conversation, ouvrant la bouche, sauf que c’est un miaulement qui en sort. Je fronce les sourcils et baisse les yeux vers une petite forme noire et élégante qui se met tranquillement à frotter son pelage contre mes jambes.
-Il faut partir. » Annonce soudain Valentin. « Bastet a senti un groupe d’hommes qui se dirigent vers nous. »
J’ai l’impression que mon cœur descend brusquement au niveau de mon estomac, se mettant à battre de manière anarchique tout en secouant mes intestins au passage.
-Merde. » Lâche instantanément Mathias.
J’approuve silencieusement son juron.
-Il faut aller la voir ! » S’exclame Iris. « C’est notre seule chance ! »
-Putain Iris ! » S’énerve Mathias, manquant de la prendre par les épaules pour la secouer. « T’as pas encore compris ?! Ambre et la grande éveillée c’est qu’une seule et même personne bordel ! Je peux pas me pointer chez elle comme une fleur alors que c’est moi qui aie enlevé ses gosses ! »
La lumière semble se faire dans son regard et elle hausse les sourcils de surprises.
-Tu veux dire que c’est elle qui a tué Anna ? » Réalise-t-elle, écarquillant les yeux. « Et tous les autres membres de mon clan ? »
-Ouais. » Lui répond sèchement Mathias. « Ça te donne toujours autant envie d’aller la voir ? »
Je sens que Valentin derrière moi, commence à angoisser, changeant rapidement d’appui sur ses jambes.
-On peut pas reparler de ça plus tard ?! » Demande-t-il d’un ton urgent. « Ils vont finir par nous trouver… »
Mathias lâche un profond soupire avant d’approuver.
-Le gosse a raison. Faut se barrer d’ici. »
Valentin et Iris retournent rapidement chercher leurs affaires avant de rejoindre Mathias devant la porte d’entrée.
-Heu… » Hésitais-je en les regardant faire. « Est-ce que… Je peux venir avec vous ? »
Iris se retourne et me fait un grand sourire.
-Bien sûr Vic ! » S’écrie-t-elle, ravie.
Mais c’est l’assentiment de Mathias que je recherche, tournant mon regard vers lui en priant pour qu’il ne décide pas de me tuer en fin de compte.
-Bah… Un bras cassé de plus ou de moins. » Lâche-t-il en haussant les épaules.
Il prend la tête du groupe, sortant en premier tandis que Valentin s’accroupie pour permettre à son chat de grimper sur ses épaules.
Je relâche lentement l’air de mes poumons.
Au moins, je ne suis plus seul à fuir…
Même si ça ne veut pas dire que j’ai vraiment trouvé une solution à mon problème.
-Fais chier putain. » Lâche Mathias en réapparaissant auprès de nous alors que nous l’attendons depuis plus d’une heure, cachés dans une ancienne maison de retraite. « Merde Vic ! Qu’est-ce que tu leur as fait pour qu’ils te cherchent comme ça ? T’as buté leur chef ou quoi ? »
Je le regarde en haussant les sourcils.
-Certainement pas ! » M’indigné-je. « J’ai toujours eu énormément de respect pour Pascal. Pourquoi ? Où sont-ils ? »
Il lève rageusement un bras.
-Partout ! Bordel de merde ! Partout ! » Il s’assied lourdement sur l’un des fauteuils de la salle commune, me fusillant du regard. « Y a pas moyen de mettre un putain d’orteil en dehors de leur foutu territoire ! Et ils sont en train d’organiser la battue pour te trouver. » J’avale ma salive avec difficulté. « Et évidemment, s’ils te trouvent, ils nous trouvent aussi… »
Un silence de mort s’abat dans la pièce. Seul le crissement du fauteuil roulant de Valentin se fait entendre alors qu’il le fait nerveusement rouler d’avant en arrière.
-Tu peux pas arrêter de faire ça ?! » S’exclame Mathias à son encontre, toujours aussi furieux.
-Pardon. » Lâche timidement Valentin en cessant immédiatement ses mouvements répétés.
Nous attendons encore quelques minutes en silence, lorsque Iris se met à nous fixer tour à tour. Elle se lève d’un air décidé.
-Bon. Vous faites ce que vous voulez, mais moi, je vais chez la grande éveillée. » Assène-t-elle soudain.
Mathias râle, exaspéré.
-On va pas recommencer Iris ! C’est du suicide ! T’auras même pas le temps d’en placer une qu’elle t’aura découpée en petits morceaux… »
-C’est pas ce que m’ont dit les humains sur Paris ! » Se défend-elle, la colère rosissant ses joues et faisant ressortir ses tâches de son.
Mathias fait rouler ses yeux dans ses orbites.
-Mais ils t’ont tendu un piège bordel ! Ils voulaient juste que tu te fasses buter ! Par elle ou même sur le chemin pour venir jusqu’ici ! »
Valentin prend soudain la parole.
-Je ne vois pas vraiment pourquoi ils auraient fait ça. » Dit-il avec une sagesse inattendue. « Ils pouvaient la tuer tout de suite… » Il se tait soudain devant le regard noir que lui lance Mathias.
-Ah ! Tu vois ! » S’exclame Iris d’un ton victorieux. « Moi je tente ma chance ! Tu viens Val ? » Lui demande-t-elle en lui tendant la main.
Il hoche simplement la tête et se lève.
-Pourquoi vous tenez tellement à la rejoindre. » Demandé-je soudain, m’étonnant de voir à quel point ils tiennent à rencontrer une éveillée qui n’aurait, a priori, aucun mal à les éliminer.
-Parce que ce sont des boulets, comme toi. » Réponds brutalement Mathias à leur place.
Je fronce les sourcils alors qu’Iris ne met pas longtemps à répliquer.
-Mais de quoi tu te mêles toi ?! » S’exclame-t-elle indignée.
Mais Valentin prend la parole, baissant la tête.
-Il n’a pas tout à fait tort Iris… »
-Qu’est-ce que vous voulez dire ? » Lui demandé-je intrigué.
Iris lève les yeux au ciel.
-Ce sombre énergumène prétend qu’on n’est pas de vraies éveillés parce qu’on n’a pas des pouvoirs comme lui… » M’explique-t-elle avant de se désigner. « Je suis une électrokinésiste ! C’est pas parce que je ne peux pas tuer que je ne suis pas une vraie éveillée pour autant ! » S’énerve-t-elle.
Mathias se contente de secouer la tête sans répondre.
-Et toi ? » Demandé-je à Valentin.
-Moi je suis comme vous. » Me dit-il d’une traite en regardant ses pieds.
-Ah… » Dis-je en hochant la tête. « Donc si vous allez la voire… C’est dans le but qu’elle devienne votre protectrice ? Un peu comme elle le fait déjà avec la colonie… »
Iris me fait les gros yeux.
-Rien à voir ! On n’est pas des nuls ! » Mathias ricane et elle se tourne vers lui, rageuse. « On veut fonder un clan d’éveillés. Un clan moins stupide que les autres et qui ne massacrent pas tout ce qui bouge juste par principe ! »
-C’est beau les principes… » Ironise Mathias.
Je fixe le fauteuil désormais vide de Valentin, pensif.
Et si…
Si c’était ça la solution ?
Après tout, la grande éveillée… Ambre, a prouvé très récemment qu’elle était capable de s’attacher à d’autres êtres humains. Et elle protège bien la colonie depuis toutes ses années.
Bien sûr, il va falloir la convaincre que nous sommes différents des autres éveillés qu’elle a pris l’habitude d’éliminer pour nous protéger.
Mais… Avec un peu de chance…
-Ce n’est pas une si mauvaise idée. » Annoncé-je à voix haute alors qu’Iris et Valentin préparent leurs affaires.
Mathias lâche une exclamation dédaigneuse.
Je me tourne vers lui, sincère.
-Mathias, réfléchis. Je connais bien cette éveillée puisqu’elle protège la colonie depuis des années. Je sais qu’elle peut se montrer conciliante et presque humaine parfois. Je suis sûre de pouvoir trouver les mots pour la convaincre. » Je hausse les épaules. « Après tout, je faisais partit des personnes qu’elle protégeait jusqu’à récemment… »
Le visage de Mathias se ferme.
-Super. » Déclare-t-il en tentant de prendre un ton neutre. « Amusez-vous bien alors… »
Et il se lève.
Je me lève en réponse et m’approche de lui.
-Tu devrais venir avec nous. » Lui dis-je en lui prenant l’épaule. Il me fixe un peu surpris, mais ne va pas jusqu’à se dégager. « D’après ce que je sais, tu les as aussi sauvés ses enfants non ? » Lui rappelé-je. « Je suis certain qu’on peut la convaincre, avec les bons mots. » Puis je lui fais un petit sourire entendu. « Après tout, tu es le seul d’entre nous à ne pas être un boulet. Je suis certain qu’elle sera sensible à ça. »
Il semble réfléchir à ce que je viens de lui dire, son visage se crispant comme s’il était la proie d’un dilemme cornélien.
-Au pire… Tu peux toujours t’en aller instantanément. » Lui rappelé-je pour le rassurer.
Après une longue minute de réflexion, il finit par hocher la tête.
Lorsque Bastet nous rejoint en miaulant particulièrement fort.
La pâleur sur le visage de Valentin suffit à me renseigner sur ce qui se passe au dehors.
-Ils sont là. » Lâche-t-il, terrorisé.
-Alors on y va. » Conclu Mathias avec l’aplomb d’un homme habitué au danger.
Je me retiens tant bien que mal de montrer ma peur.
Au moins, ai-je un but désormais.
Et c’est bien ce qui importe le plus.
Mathias arrête brusquement la voiture devant sa grille nous faisant tous glisser sur nos sièges.
Une peur panique me noue les entrailles mais je tente de me contrôler, n’en laissant rien paraître ou presque pour ne pas inquiéter les autres davantage.
Après tout, nous sommes tout de même parvenus jusqu’ici. C’est donc que la chance est avec nous, d’une certaine façon.
La chance et le pouvoir de Mathias bien sûr, puisque c’est bien grâce à lui si je suis encore en vie. Le tir de sniper de Franck m’ayant raté de peu alors que nous récupérions notre véhicule de fortune.
Je me suis demandé, une fois assis sur le fauteuil passager à côté de lui, la raison qui l’a poussé ainsi à me sauver la vie alors que nous nous connaissons à peine.
D’autant qu’il a tout de même tenté de me tuer au premier regard lors de notre rencontre.
Puis, je me suis dit que cette question pouvait bien attendre que nous soyons définitivement en sécurité.
Nous sortons rapidement du véhicule avant d’escalader le portail puisqu’aucun de nous n’est doté du pouvoir nécessaire pour l’ouvrir.
Seul Mathias, bien sûr, n’a pas besoin de se contorsionner pour passer de l’autre côté et se contente plus simplement de disparaître pour réapparaître quelques mètres plus loin.
-Dépêchez-vous ! » Nous intime-t-il alors que je passe péniblement au-dessus de la grille. « Faut qu’on se bouge de rentrer dans sa maison où on va se faire bouffer par ses bestioles ! »
Une fois de l’autre côté, je reprends mon souffle et lui fais signe d’attendre une seconde.
-Putain Vic ! Qu’est-ce que tu branles ?! » S’énerve-t-il rapidement.
-On ne doit pas… Rentrer Mathias… » Parvins-je à articuler, encore essoufflé par mon escalade forcée. « Elle pourrait le prendre comme une agression. »
Il me regarde d’un air halluciné.
-Non mais tu déconnes là ?! » S’énerve-t-il, commençant à perdre ses moyens.
-Fais-moi confiance Mathias. Il vaut mieux qu’on reste dehors… »
Il lève les yeux au ciel mais n’argumente pas et nous rejoignons l’avant de sa maison, restant prudemment à l’extérieur.
-T’es sûr que les autres cons vont pas nous suivre jusqu’ici ? » Me demande-t-il en regardant tout autour de lui d’un air inquiet.
-Certain. » Le rassuré-je immédiatement. « Je suis déjà surpris qu’ils nous aient poursuivis aussi loin… »
Valentin semble particulièrement mal à l’aise lui aussi. Il s’est mis à rire à plusieurs reprises dans la voiture alors que nous échappions à nos poursuivants et j’en ai rapidement conclu que c’était sa manière à lui d’exprimer sa peur.
Quant à Iris…
-Elle est belle cette maison ! » S’exclame-t-elle en détaillant les lieux, le regard émerveillé.
Lorsque des hurlements de loups se font soudain entendre au loin.
-Putain. Ça pue. » Conclu immédiatement Mathias alors que nous nous rapprochons sagement les uns des autres.
Je tente de les rassurer.
-Ils ne viendront pas jusqu’ici… » Commencé-je.
-Je te dis que ça pue Vic ! » Répète Mathias, et cette fois Valentin hoche la tête pour l’approuver.
Une impressionnante meute de loups d’une vingtaine d’individus se met soudain à nous entourer, leurs larges pattes s’appuyant souplement sur le sol sans faire le moindre bruit.
-Ne leur faites pas de mal. » Prévins-je mes tout nouveaux acolytes. « Ils sont avec elle. »
Mathias lâche un rire nerveux.
Je commence à me dire qu’il n’avait peut-être pas tort lorsque la grande éveillée nous rejoint soudain, passant la grille en la poussant à l’aide de ses pouvoirs.
Je la regarde s’avancer lentement vers nous et je garde la tête levée pour la toute première fois depuis que je la connais.
Elle nous détaille les uns après les autres, son regard glissant sur moi en s’y arrêtant peut-être, une seconde de plus que pour les autres, signe que mon visage doit bien lui rappeler quelque chose.
Quant à savoir s’il s’agit d’une bonne ou une mauvaise nouvelle, ça…
L’avenir nous le dira bien assez tôt.
Dans tous les cas, je considère le fait qu’elle ne nous ait pas déjà éliminés d’office comme un encouragement et je m’avance d’un pas dans sa direction.
-Si vous voulez mourir, continuez. » Calme-t-elle immédiatement mes ardeurs.
Bon…
C’est le moment ou jamais de démontrer mes talents de négociateur…
J’angoisse comme un gamin à l’idée d’y aller, mais je sais qu’il le faut.
Je dois pouvoir lui expliquer, plus calmement que la première fois. Lui raconter.
Tout.
Elle doit savoir, comprendre que je ne suis pas un monstre.
Et ce n’est pas cette saleté de cicatrice sur le nombril qui doit changer quelque chose.
Comme à chaque fois que je suis nerveux, je me dirige vers le grand piano du salon. Ambre doit m’y rejoindre dans quelques minutes pour sa leçon du jour. Autant en profiter pour me dérouiller un peu avant son arrivée
Mathias apparaît dans la pièce alors que je m’installe sur le tabouret.
-Où est Iris ? » Me demande-t-il tout en guettant les alentours, l’air de pouvoir se téléporter à nouveau à tout moment.
Je souris devant son comportement, comme s’il la craignait vraiment, d’une certaine manière.
-A l’étage avec Ambre. » Le rassuré-je rapidement et je l’entends soupirer de soulagement. J’ouvre le clavier, prenant mon temps pour réhabituer mes mains aux délicates touches recouvertes d’ébène. « Elle lui coupe les cheveux donc tu es encore en sécurité pour quelques minutes… »
Une fois rassuré, il se tourne vers moi et m’observe alors que j’effectue quelques enchaînements simples pour me réhabituer à l’instrument.
-Tu nous joue un petit morceau d’encouragement ? » Me propose-t-il.
Je souris discrètement en réponse, me contentant de poursuivre mes exercices.
Attiré par la musique, Valentin nous rejoint dans la pièce.
-Merde Val ! Elle t’a eu aussi ?! » S’exclame Mathias en le voyant.
Celui-ci se passe vivement la main dans les cheveux.
-Pourquoi ? C’est pas bien ? » Demande-t-il d’un ton angoissé.
Je décide de répondre avant Mathias, qui ne perdra pas cette occasion de l’ennuyer.
-Si c’est très bien Valentin. » Le rassuré-je. « Iris est une bonne coiffeuse, c’est un fait. »
Mathias croise les bras en signe de protestation silencieuse à ce que je viens d’énoncer.
-Alors ce morceau ? » Me lance-t-il, un peu plus sèchement.
Je m’arrête de jouer et place mes mains sur mes jambes.
-Qu’est-ce que tu veux entendre Mathias ? » Lui demandé-je, curieux de connaître ses goûts en matière de musique.
Il hausse les épaules en réponse.
-Je m’en fous. Demande à Val. » Répond-il en le désignant du menton.
Je me tourne vers ce dernier qui ne semble pas beaucoup plus inspiré, écarquillant les yeux de surprise.
Mais si je ne connais pas les préférences de Mathias, je suis à peu près certain de ce qui peut faire plaisir à Valentin.
Je me mets à jouer ce morceau que j’avais appris uniquement dans le but d’encourager l’un de mes élèves récalcitrants et, d’un bref regard en direction de Valentin, je sais que j’ai visé juste.
Son visage semble surpris, réfléchissant à un air qu’il semble reconnaître avant de s’illuminer lorsque les souvenirs lui reviennent.
J’entends les pas d’Ambre dans les escaliers alors que Valentin lâche une exclamation de surprise.
-Hé mais attends… Je le connais ce morceau. Mais c’est la musique de Bioshock ! »
Je souris intérieurement devant son intonation joyeuse alors que la musique lui rappelle probablement de bons souvenirs.
C’est ce que j’adore lorsque je me mets à jouer pour un public. Leur faire vivre des sensations, des émotions, des sentiments.
Qu’ils ont oublié, parfois.
-De bio quoi ? » Demande Mathias, surpris que Valentin puisse reconnaître le morceau et pas lui.
-Bioshock ! C’est un jeu vidéo. Tu connais pas bioskock ?! » S’étonne Valentin.
-J’ai jamais été très jeux vidéo… » Répond-il, hésitant.
Mes mains courent sur le clavier alors que les notes s’emballent et j’en oublie la présence des autres membres du clan.
C’est le plus beau cadeau que m’a offert Ambre à mon arrivée.
Me permettre de jouer. De renouer avec ma passion, ma vie. Une chose que j’avais totalement perdue dans la colonie de Pascal.
Bien que ce soit cette même passion qui m’ait brisé avant la catastrophe.
Au moins je suis certain de ne jamais pouvoir refaire les mêmes erreurs, maintenant que mon publique se résumera pour toujours à ces quelques personnes.
Je le regrette parfois.
Et puis je me souviens de ce que mon art m’a fait perdre. Et je me dis que ce n’est pas une si mauvaise chose en fin de compte.
La musique emplit la pièce alors que je m’apprête à faire résonner les toutes dernières notes. Puis les applaudissements et les sifflements enthousiastes d’Iris me ramènent à la réalité.
Je me lève, un sourire extatique aux lèvres, et m’incline devant eux, individuellement, remarquant au passage que Mathias a choisi de s’éclipser, probablement à l’arrivée d’Iris.
-Hé Vic ! » M’interpelle Valentin. « Tu fais les musiques de jeux vidéo alors ? »
Je fais signe à Ambre de s’installer, n’ayant tout de même pas très envie d’approfondir le sujet au cas où l’on s’approche de la partie de mon passé que je préfèrerais oublier, mais prends le temps de lui répondre.
-Juste celle-là. Un de mes élèves avait tendance à sécher les cours. » Je lui explique « Il m’a mis au défi d’apprendre ce morceau en une semaine et, si j’y parvenais, de ne plus en manquer un seul. » Je ris à l’évocation de ce souvenir. « Je n’ai pas beaucoup dormi cette semaine-là mais il a été très assidu après ça. »
Valentin émet un sifflement et me fixe un bon moment, le regard rêveur.
Ce qui ne plaît pas beaucoup à Ambre, attendant avec impatience son départ.
-Valentin, va aider Iris à chercher Mathias. » Finit-elle par lui dire d’un ton sévère d’enseignante stricte.
Mais le pauvre gamin ne réalise pas immédiatement ce qu’elle lui demande de faire.
Elle finit par lui faire ce regard glacial, typique des éveillés, surtout lorsqu’ils sont puissants, et Valentin comprend enfin, s’éloignant brusquement.
Elle se tourne ensuite vers moi, adoucissant la lueur froide de ses iris.
-Bon… Que fait-on aujourd’hui ? » Me demande-t-elle d’une voix plus chaleureuse que d’habitude.
Je l’observe une minute. Ça fait un moment que j’hésite à lui proposer un nouvel exercice plus motivant que les précédents. J’y ai presque renoncé après la façon plus que brutale avec laquelle elle m’a repoussé lorsque je l’ai frôlé.
Mais peut-être, aujourd’hui…
Après tout, Iris a bien réussi à la coiffer non ?
Advienne que pourra.
Je m’approche du tabouret et m’apprête à m’asseoir.
Comme je m’y attendais, Ambre fait mine de vouloir se lever mais cette fois je la retiens d’un geste ferme de la main.
-S’il vous plaît, Ambre » Commencé-je avec un sourire. « Faites-moi plaisir et ne bougez pas. C’est promis, nous allons éviter les contacts directs. Je n’ai aucune envie de me retrouver dans la situation de l’autre jour. » La rassuré-je, voyant que son visage se crispe instantanément.
Elle me fixe un instant, semblant hésiter à m’envoyer balader.
J’ignore ce qui l’a poussé à craindre les contacts physiques à ce point, surtout alors qu’il s’agit de l’éveillée la plus puissante que j’ai jamais vu. Une partie de moi aimerait comprendre alors que l’autre sait bien qu’il est sans doute plus sage de rester dans l’ignorance.
D’après Pascal elle a toujours été aussi distante. Peut-être est-ce dû simplement à son éveil, à moins que ça ne remonte à des évènements antérieurs à la catastrophe.
Impossible à dire.
Et je ne me risquerais certainement pas à lui poser la question.
Ambre finit par se décider et se décale largement sur le tabouret, se plaçant tout à l’extrémité.
-Merci. » Lui dis-je avec sincérité, m’asseyant tout en respectant la distance de sécurité qu’elle a choisi d’instaurer. Je place ensuite une main sur le clavier. « Maintenant, nous allons jouer ensemble. » Lui expliqué-je. « Placez votre main deux octaves au-dessous et faites comme moi. »
Je joue quelques notes avant de la regarder faire.
Il n’y a rien de plus difficile pour un professeur que de rattraper les erreurs de l’un de ses pairs auprès d’un élève.
Et c’est d’autant plus dur lorsque c’est l’élève en question qui s’est lui-même utilisé comme formateur.
Mais peu à peu, nous finissons ensemble par obtenir des résultats. Et je dois bien admettre qu’Ambre est assez patiente.
Pour une éveillée en tout cas.
-Parfait. » M’exclamé-je à la fin de l’exercice. « Je crois que l’on passe un palier. »
Je l’entends expirer de soulagement à mes encouragements et un timide sourire se dessine sur son visage.
La satisfaction que je ressens est bien plus profonde que lors de ma propre interprétation.
Et c’est bien pour cette raison que je m’étais finalement consacré à l’enseignement dans mon autre vie.
Ambre semble hésiter une fois sortie de la voiture, comme si elle se rendait compte qu’elle avait fait une grave erreur en acceptant l’invitation de Pascal.
Bien qu’elle l’ait elle-même exigée.
Je me doute bien de ce qui doit l’inquiéter, maintenant qu’elle se trouve au pied du mur. Le monde, la foule, dans un endroit exigu…
Mais il ne faut surtout pas qu’elle revienne en arrière maintenant que nous sommes là, alors je choisis discrètement de l’encourager, la plaçant volontairement dans son rôle de chef de clan.
-Ambre ? » Je l’interroge, sous-entendant que c’est à elle de nous précéder.
Elle se tourne vers moi et je lis une profonde angoisse dans ses yeux avant qu’elle ne s’applique avec soin à remettre son masque froid d’éveillée. Elle se détourne rapidement et se met en marche, rejoignant l’entrée du bâtiment.
Je fixe les cicatrices de sa colonne vertébrale sans les voir vraiment. Lorsque je l’ai vu descendre habillée de cette façon, j’ai été un peu surpris. Elle qui cache toujours soigneusement ses nombreuses marques sous ses vêtements. Mais j’imagine que la force persuasive d’Iris a été une fois de plus efficace.
Mais maintenant que je les vois devant moi, elles me rappellent douloureusement la mienne. Celle que j’ai cachée pendant si longtemps…
Et que Sabine a fini par découvrir.
Sabine…
Si seulement tu pouvais comprendre.
Le tempo de mon cœur s’accélère, passe d’andante en allegro alors qu’Ambre ouvre la porte et que nous pénétrons à l’intérieur. Je sais que Sabine se trouve ici, quelque part parmi la foule. Nous discutions déjà de cette soirée tous les deux lorsque j’étais encore considéré comme un humain à la colonie. Et elle avait tellement hâte d’y participer à l’époque.
Ce n’était pas mon cas, mais pour elle j’aurais pu tout supporter.
Même de me faire lyncher si ça avait pu servir à quelque chose.
A mille lieues de mes pensées, Iris pousse une exclamation de joie et fonce dans la foule pour se joindre aux danseurs qui s’écartent sur son passage.
Elle ne semble pas se rendre compte que sa présence dérange. Ce qui est certainement une force, d’un certain point de vue.
Ambre semble s’en inquiéter un instant avant de décider de la laisser faire en fin de compte.
Je comprends son raisonnement. Après tout, si elle a choisi de nous accompagner malgré ses réticences, c’est sans doute aussi pour nous protéger.
J’en suis presque certain.
Nous la suivons avec Valentin, ce dernier évitant soigneusement de croiser le regard des autres humains. Pour ma part, je tente de paraître à l’aise sans être irrespectueux.
Après tout, j’ai quand même fait partit des leurs durant un bon moment.
Je remarque l’ancien groupe de militaire de Frank un peu à l’écart des danseurs, dont Laurent semble avoir pris la tête.
Je fronce les sourcils, un peu inquiet de le voir prendre cette place si rapidement. Si je n’ai jamais apprécié Frank ni ses hommes depuis leur arrivée, Laurent est sans doute celui pour lequel j’ai le plus de crainte. C’est un homme imprévisible et violent. Parfois avec ses propres recrues, comme s’il avait quelque chose à se prouver. J’ai déjà vu Frank le remettre à sa place à plusieurs reprises, mais Laurent est un excellent tireur, et on ne peut pas vraiment se passer de ce genre de don dans ce monde.
L’arrivée de Pascal me ramène au moment présent. Je remarque qu’il évite mon regard, ce qui m’étonne un peu puisque nous avions réussi à nous reparler presque normalement lors de la réfection du barrage et de la prise d’otage d’Ambre. Sans doute regrette-t-il d’avoir paru si faible à nos yeux.
-Ambre. Bienvenue. » Accueille-t-il notre chef de clan en nous ignorant volontairement moi et Valentin. « Vous désirez boire quelque chose ? »
Ambre se retourne vers nous, nous incluant judicieusement dans la conversation tout en évitant elle-même de se prononcer.
Ce qui n’a pas l’air d’être du goût de Pascal.
-Heu… » Hésite Valentin, paniqué à l’idée de devoir prendre une décision.
Je décide de prendre les choses en main afin de faciliter les choses pour tout le monde.
-Une boisson sans alcool si vous avez pour moi. » Je lui réponds, n’ayant aucune envie de me confronter à mes vieux démons ce soir. « Et peut-être, une coupe de champagne pour Ambre et Valentin ? »
Si Valentin acquiesce, visiblement soulagé, Ambre garde le silence. Sans doute souhaitait-elle ne rien consommer ce soir de peur de se faire empoisonner.
Même si, selon moi, il n’y a aucune chance pour qu’une telle chose puisse se produire. Encore moins après ses exploits au barrage, où elle a pleinement montré son attachement à la colonie.
Pascal se contente de hocher la tête en réponse et nous laisse pour chercher les boissons.
Nous prenons place sur l’un des canapés installés dans un coin de la pièce, faisant littéralement fuir les autres personnes qui s’y trouvaient. Je croise des regards hostiles ou surpris qui me sont spécifiquement destinés et j’entends chuchoter sur notre passage sans parvenir à définir ce qui se dit vraiment.
Je n’ai pas encore vu Sabine depuis notre arrivée et je n’ose pas la chercher avec trop d’insistance. Peut-être notre simple présence l’aurait déjà fait fuir de la soirée ?
Non…
Impossible…
Sabine est bien trop tête brûlée pour ça.
-Bon, j’espère que vous êtes satisfaits. » Conclu Ambre une fois que nous sommes installés. « Mais ne vous attendez pas à ce qu’on y reste toute la nuit. Une ou deux chansons et on repart… »
Valentin suit l’évolution d’Iris au milieu de la foule. Je l’imite même si mon regard glisse bien vite sur le visage des autres danseuses, tentant de repérer Sabine dans la masse.
-Elle a l’air de bien s’amuser. » Lâche Valentin avec une évidente envie de la rejoindre. Mais leur différence d’âge et sans doute le comportement toujours très expressif de l’électrokinésiste le retient vissé à son fauteuil.
Je tente de l’encourager, certain qu’Iris ne verrait aucun inconvénient à ce qu’il lui fasse la cour.
-Tu peux la rejoindre tu sais… » Je lui propose gentiment.
-Moi ? Oh non… Non, je ne sais pas danser de toute façon… » Me répond-il gêné, se dévalorisant comme tous les ados savent le faire.
Je m’apprête à réitérer mes encouragements lorsque Pascal nous rejoint, nos boissons à la main.
Ambre nous fait passer les nôtres avant de prendre la sienne, se gardant bien du moindre contact physique et se contentant de garder sa flûte en main sans même faire mine de vouloir y goûter.
Pascal s’installe ensuite en face d’elle, nous ignorant toujours, Valentin et moi.
-Je suis très heureux que vous soyez présente ce soir. » Lui dit-il avec un sourire très politique. « Je fais un discours dans une heure. Vous pourrez rester jusque-là j’espère ? »
Un discours ? Ou il espère sa présence ?
Il ne faut surtout pas rater ça…
Le seul moyen de nouer des relations stables et durables avec la colonie étant de faire partit de leur projet autant que possible.
Et si Pascal va effectivement remercier publiquement Ambre comme je le soupçonne…
-Nous avions prévu de… » Commence déjà Ambre, s’apprêtant à refuser poliment sa proposition.
Je prends la liberté de l’en empêcher, m’insérant dans la conversation alors que je n’y suis même pas convié.
-Rester un petit moment. » La coupé-je un peu brusquement. Elle se retourne vivement vers moi, avec une probable envie de meurtre à mon encontre, mais les enjeux sont trop grands et j’évite son regard pour ne pas lui laisser l’opportunité de m’empêcher de parler. « Bien sûr, nous assisterons à votre élocution. » Conclus-je avec un sourire chaleureux.
Pascal n’apprécie pas vraiment ma prise de parole mais il n’est pas idiot.
Il sait pertinemment ce que je tente de faire.
Rapprocher notre clan et sa colonie… Autant que possible et malgré nos différences…
-Parfait. » Reprend-il. « Je vous souhaite une bonne soirée. » S’excuse-t-il ensuite en se levant, comprenant que je ne compte pas me laisser évincer de ses projets ce soir. « Je repasserais vous voir un peu plus tard. Si vous le permettez. »
Ambre attend tout juste son départ pour me sauter à la gorge.
-Je peux savoir à quoi vous jouez ? » Aboie-t-elle à mon encontre, une lueur mauvaise dans le regard.
Je ne me démonte pas et la fixe avec bienveillance.
-De toute évidence, il va parler de vous Ambre. » Lui expliqué-je calmement. « Il vaut tout de même mieux que nous soyons là pour savoir ce qu’il dit non ? »
Après encore quelques secondes de menaces silencieuses, elle se résigne à mes arguments et secoue simplement la tête, reposant bruyamment son verre pour me montrer son mécontentement.
Je savais bien qu’elle était raisonnable.
C’est bien la seule raison pour laquelle nous sommes encore tous en vie aujourd’hui.
Iris ressort soudain de la foule pour nous rejoindre et prends un air étonné en nous découvrant ainsi installés.
-Ben, qu’est-ce que vous faites ? » Nous demande-t-elle, visiblement déçue de nous avoir attendus inutilement dans la foule.
Et elle tente de saisir la main d’Ambre dans la foulée.
Je retiens mon souffle en la voyant faire, m’attendant à tout moment à la voir se faire violemment éjecter contre la table basse, mais Ambre se contrôle mieux qu’avec moi et parviens à éviter le contact.
Elle ne perd pas de temps pour lui faire savoir son avis en revanche.
-Continue Iris et je jure que tu ne danseras plus jamais de ta vie ! » La menace-t-elle instantanément.
Mais Iris ne semble pas se rendre compte du risque qu’elle vient de prendre.
Elle se tourne vers nous et saisit la main de Valentin pour le forcer à se lever.
-Allez ! Tout le monde en piste ! » Déclare-t-elle alors qu’il se lève, pas très à l’aise.
Je tente de décliner poliment son invitation en gardant ma main près de moi, mais elle me la saisit sèchement, plaçant son autre main sur mon poignet.
Une désagréable décharge électrique me parcourt le corps et je tressaute involontairement sur le canapé.
-Aïe ! Iris ! » Tenté-je de la supplier.
Mais elle ne cesse ses attaques sournoises qu’une fois debout et prêt à la suivre.
-Je n’ai peut-être pas beaucoup de puissance mais ça chatouille quand même hein ? » Me dit-elle avec un sourire sadique.
Ça… Pour chatouiller, ça chatouille…
-Je croyais que tu n’avais aucun pouvoir ? » S’étonne Ambre en fronçant les sourcils.
Je me sens un peu gêné par sa question. Il est vrai que j’avais quelque peu raccourci la vérité lorsque j’avais défendu notre cause pour qu’elle nous accepte, mais Iris lui répond tout naturellement.
-Oh… Ça ne vaut pas grand-chose comparés aux autres éléctrokinésistes mais bon… Ça sert parfois. » Elle nous pousse ensuite, moi et Valentin, et je me résigne à les suivre, regrettant un peu de ne pas pouvoir utiliser la menace comme moyen de dissuasion, à l’image d’Ambre.
Nous rejoignons la foule des danseurs qui ne semble pas vraiment apprécier notre intrusion, mais peu importe, je cherche des yeux des traces de Sabine et finis par deviner sa chevelure à plusieurs mètres de nous. Je m’arrête involontairement alors qu’Iris tente d’entraîner Valentin dans la danse, mais Sabine ne se retourne pas vers moi.
Et je n’ai aucun doute sur le fait que ce soit volontaire.
Je baisse les yeux un instant, ravalant péniblement une boule volumineuse au niveau de mon sternum. Mais je n’ai pas le temps d’analyser plus longuement mes sentiments.
Iris me prend la main et s’acharne à me prendre pour cavalier. Pour me donner une contenance, je lui souris et lui fais même le plaisir des quelques rares pas de danse que j’avais appris du temps de ma jeunesse.
Elle semble apprécier mon implication et me gratifie d’un clin d’œil.
Mais mes pensées sont toujours bien loin de ce que je fais.
Pascal finit par faire son allocution et je profite du calme retrouvé pour glisser plusieurs regards en direction de Sabine.
Elle est accompagnée d’un homme qui lui tient la main comme si elle lui appartenait. Un certain Bertrand ou Bernard…Peu importe.
Je n’aime pas ça.
Comme prévu, Pascal finit son discours par ses remerciements envers Ambre. Iris est toute excitée à l’idée que notre chef de clan soit ainsi gratifié et me pose une question à laquelle je réponds machinalement.
Lorsque Sabine finit enfin par tourner les yeux vers moi.
Nos regards se croisent une seconde. J’ai du mal à définir les sentiments qui passent dans ses yeux durant ce bref instant.
Du dégoût ? De la colère ?
De la tristesse ?…
Puis elle détourne la tête, mais contrairement aux autres membres de la colonie, ce n’est pas Ambre qu’elle semble fixer. Son regard porte bien loin de la scène et elle contrôle soigneusement l’expression de son visage qu’elle tente de rendre neutre, malgré une contracture un peu trop importante au niveau de sa mâchoire.
Je me détourne également, imitant ceux qui m’entourent.
Sabine…
Un coup de coude d’Iris me ramène au moment présent et je me mets à applaudir Ambre lorsque Pascal achève ses remerciements.
Je tente à nouveau de repérer Sabine alors que la musique retentit.
Pour la voir tenter de s’échapper, laissant son cavalier sur place.
C’est le moment ou jamais.
Je rassemble les morceaux tremblants de mon courage et m’éclipse, laissant Valentin et Iris seuls sans les prévenir de mon départ.
Ils seront sans doute bien trop occupés d’ici quelques minutes de toute façon.
Je me fraie un chemin parmi la foule, évitant les croche-pieds que certains n’hésitent pas à me faire lorsqu’ils me reconnaissent.
J’ai l’atroce sensation de me retrouver dans un cauchemar, suivant sa belle chevelure et son dos sans parvenir à la rejoindre, ou même à me rapprocher.
-Sabine ! » Je me mets à l’appeler pour tenter de l’arrêter. « Attends ! »
Mais Laurent et son groupe se placent soudain sur mon chemin, me bouchant la vue.
-Je peux savoir ce que tu veux le monstre ? » Me demande-t-il avec un regard qui m’aurait fait reculer autrefois.
Mais voilà, aujourd’hui, j’ai quelque chose d’important à faire et je ne peux pas me permettre de me laisser impressionner. Même par des chiens enragés comme lui et sa bande.
-Je dois parler à Sabine Laurent. Laisse-moi passer s’il te plaît. » Lui demandé-je poliment mais non sans fermeté.
Il fait un pas dans ma direction, se rapprochant à moins d’un mètre alors que ses hommes m’entourent, l’air menaçant.
Mais je ne recule pas.
-Tu fait le fier parce que tu as l’autre là pour venir te sauver hein ? » Me crache-t-il en approchant sensiblement son visage du mien.
La peur commence à me nouer les entrailles mais je tiens bon et soutien son regard.
-Je ne fais pas le fier Laurent. Et tout ce que je veux c’est parler à Sabine. » Lui dis-je d’un ton neutre. « Si elle refuse, ce dont elle a tout à fait le droit, je pense qu’elle est assez grande pour me le dire elle-même. »
Il a un bref ricanement.
-C’est pas ta politesse qui va venir te sauver, Vicki, quand ta petite pétasse brune va vous laisser tomber. » Il s’approche encore de moi, son nez n’étant plus qu’à quelques centimètres de mon visage. « Et crois-moi, ça va arriver. Et quand ça arrivera… On sera tous là… » Un grand sourire découvre largement sa dentition. « Tous là pour nous occuper de votre cas. » Il approche ses lèvres de mon oreille et me chuchote ses dernières menaces avec soin. « J’ai mis une option sur toi Vic. Et sur la grande aussi. »
Il se recule enfin et malgré un goût de bile dans la boule je lui souris gentiment.
-Je ne sais pas ce que tu cherches Laurent, mais si, comme tu le dis, Ambre va finir par nous abandonner, je ne pense pas qu’elle nous laissera en vie. Ni nous, ni la colonie d’ailleurs. Dont tu fais partie il me semble… »
Ma répartie, bien que justifiée, ne semble pas lui plaire et il me pousse brusquement par les épaules, me forçant à faire un pas en arrière.
-Tu frapperais un vieillard Laurent ? » Lui demandé-je tentant de conserver les dernières parcelles de courage qui menacent à tout moment de se faire la malle.
-Tu te crois malin hein ?… » Me coupe-t-il en me poussant à nouveau. « Saloperie d’éveillé. Vous êtes tous des putains de parasites sur cette planète… »
Il s’apprête à recommencer, sans doute plus fort que les dernières fois, dans le but de me faire tomber, mais une voix de femme, Sa voix, le retient in extremis.
-Ca suffit Laurent ! » S’exclame Sabine en fendant leur petit groupe pour venir me rejoindre. Une brûlante envie de lui sauter au cou de joie m’envahit en la voyant ainsi me défendre. « C’est mon problème. Pas le tien. Va t’occuper ailleurs. »
Laurent ne prend pas la peine de lui répondre mais la fixe une minute avant de me lancer un dernier regard avec un petit sourire au coin qui n’inspire pas vraiment l’amitié.
-On s’en va. » Lâche-t-il pour que son groupe le suive alors qu’il rejoint la foule de danseurs.
Nous attendons qu’il disparaisse, puis je me tourne vers Sabine.
-Merci Sab… »
Je reçois une gifle qui me coupe instantanément dans mon soulagement.
-Je ne veux pas de merci ! » Me crie-t-elle alors que certaines personnes autour de nous se mettent à rire, certainement satisfait de me voir enfin m’en prendre une. « Je ne veux pas te voir Victor. Je ne veux pas te parler. Je ne veux pas t’entendre. »
Elle se retourne et je la retiens par le bras.
-Je t’en prie Sabine ! » Supplié-je alors qu’elle se dégage sèchement. « Laisse-moi au moins t’expliquer !… »
Elle croise les bras sous sa poitrine, le visage fermé.
-M’expliquer quoi Victor ?! Que tu es un monstre ? Comme tous les autres ?! »
Le mot qu’elle emploie pour me désigner me donne l’impression de recevoir une deuxième gifle. Bien plus violente et cruelle que la première.
Et je ne peux m’empêcher de me mettre en colère cette fois.
-Un monstre ?! » M’exclamé-je. « On n’a pas besoin d’avoir des cicatrices pour en être un ! » Lui rappelé-je en fronçant les sourcils. « Tu veux tout savoir Sabine ? Tout sur tout ? » Je la questionne alors d’une voix vibrante, enfin prêt à tout lui avouer. Et je n’attends pas sa réponse pour le faire. « Alors sache que j’ai été un monstre bien avant la catastrophe. Quand je jouais de la musique, je buvais beaucoup pour tenir sous la pression des concerts. Je buvais et je battais ma femme. » Je la fixe durement et je sens qu’elle m’écoute malgré son regard qu’elle tente de conserver aussi froid que lors de son arrivée. « Ça. » Et je désigne le plafond d’un doigt. « Ça, c’est être un monstre Sabine. Ceux qui t’ont fait souffrir après la catastrophe, c’était des monstres. » Elle secoue la tête comme si elle voulait prendre la parole mais qu’elle n’en trouvait pas la force. « J’ai perdu beaucoup en étant un monstre alors effectivement je sais ce que c’est. Mais j’ai arrêté de boire et j’ai abandonné la musique professionnelle pour me concentrer sur l’enseignement. Pour ma femme il était trop tard. Je l’ai tué à petit feu et je ne me le pardonnerais jamais. » Je lui laisse le temps d’absorber les informations avant de reprendre, faisant un pas vers elle. « Tu as le droit de m’en vouloir pour ça. Pour mon passé que je t’avais caché jusqu’à maintenant de peur que tu ne me quittes. Tu peux me détester d’avoir voulu me présenter à toi comme meilleur que je ne le suis vraiment. Mais ne dis pas que ce que nous avons vécu tous les deux, c’était monstrueux. » Je soupire alors qu’elle garde le silence devant moi, n’osant plus dire un mot. « Voilà Sabine. Si tu veux me considérer comme un monstre maintenant alors ce sera pour les bonnes raisons. Pas parce que j’ai perdu connaissance pendant la catastrophe, pas à cause de mes cicatrices, mais pour les erreurs que j’ai commises durant ma vie d’avant et qui, celles-là, méritent qu’on les considère de cette façon. »
J’attends, avec angoisse, qu’elle prenne enfin la parole mais elle secoue à nouveau la tête, les lèvres serrées.
-Sabine… » Tenté-je en approchant ma main.
L’homme avec qui elle semblait passer la soirée me coupe soudain dans mon mouvement, apparaissant brusquement à côté d’elle.
-Ah tu es là ! » S’exclame-t-il en la trouvant, puis il découvre ma présence et me lance un regard noir. « On peut savoir ce que tu essaies de faire éveillé ? » Me lance-t-il froidement.
Et dire que j’avais participé à la remise en état d’une maison à Fessenheim avec lui… Je me souviens encore lui avoir passé la truelle alors que je mélangeais l’enduit pour reboucher les fissures du bâtiment.
Il faut croire que lui non plus ne se souvient plus vraiment de mon prénom…
Je jette un regard vers Sabine qui l’évite, plaçant sa tête de côté en fixant le sol.
-J’ai fini. » Lâché-je d’une voix dont je ne peux pas tout à fait masquer la tristesse.
Il m’observe un moment et, plutôt que de me rabrouer encore, choisit de prendre doucement Sabine par le bras.
-Viens. » Lui glisse-t-il avant de l’entraîner plus loin.
Je les regarde s’éloigner. Ils passent tous les deux à quelques mètres d’Ambre, de Pascal et de Mikaël, visiblement en grande conversation, avant de sortir du bâtiment.
Voilà.
C’est fait.
J’ai dit ce que j’avais à dire. Même si ça ne s’est pas tout à fait passé comme je l’avais imaginé…
Mais est-ce que je me sens mieux pour autant ?
Nous attendons depuis plusieurs heures, espérant leur retour et en particulier celui d’Iris.
C’est sans doute la première fois depuis une semaine que j’ai à nouveau les pieds sur terre, ayant passé le reste de mon temps à tenter de lutter contre une envie irrésistible de boire jusqu’à me noyer.
Heureusement pour moi, Ambre n’a pas fait le plein de bouteilles d’alcool dans ses réserves et je suis bien trop lâche, après les menaces de Laurent, pour oser m’aventurer seul en dehors du domaine de notre protectrice.
Valentin se relève à nouveau, ne tenant plus en place.
-C’est ma faute ! » Me répète-t-il pour la dixième fois, l’air dévasté. « J’aurais dû prendre le temps de lui dire… »
Mais comme les fois précédentes, il n’ose pas poursuivre à voix haute.
-Je t’en prie Valentin, calme-toi. » Dis-je en levant les yeux au ciel. « Ou tu vas vraiment finir par me rendre fou à force de tourner en rond comme un lion en cage. »
Il hésite, son corps semblant vibrer de haut en bas avant de se rasseoir lourdement.
-Merci. » Lui dis-je en soupirant.
-Si jamais il lui est arrivé quelque chose… » Chuchote-t-il avant de se passer la main sur le visage.
Je l’observe avec pitié, réalisant à quel point il tenait à elle.
Sans parvenir à le lui dire vraiment. Un peu comme moi et Sabine en quelque sorte.
-Tu l’aimes Valentin ? » Lui demandé-je d’une voix douce.
Il se tourne vers moi, une douleur infinie sur le visage et je n’ai pas besoin qu’il me réponde pour comprendre.
-Alors lorsqu’elle reviendra, montre-le-lui. » Lui conseillé-je avec sagesse. « Iris est fragile Valentin. Elle a besoin de ce genre de démonstration. » Puis je lui fais un sourire entendu. « Et ça m’étonnerait beaucoup qu’elle te repousse… »
Il se passe la main dans les cheveux, gêné.
-Tu crois… » Commence-t-il hésitant. « Tu crois vraiment que je lui plais ? Je ne suis pas… Un peu trop jeune ?… »
Je ris devant cette vérité qui aurait certainement eu un intérêt autrefois.
Mais plus maintenant, de toute évidence.
-Tout ça n’a plus d’importance Valentin. Encore moins pour Iris. Je ne pense pas vraiment qu’elle soit sensible à ce genre de considérations… » Je hoche la tête pour appuyer mes dires. « Et oui, je suis certain que tu lui plais. »
Il me regarde d’un air naïf, ses narines dilatées, jaugeant certainement de ma sincérité avant de baisser la tête.
-Si elle revient… » Commence-t-il. « Si elle revient je jure que je lui montrerais… Elle saura que je l’aime. » Finit-il par lâcher avant de souffler d’un coup tout l’air de ses poumons.
Je conserve mon sourire encore quelques minutes avant que l’inquiétude ne reprenne ses droits sur mon visage et nous gardons le silence un long moment, chacun perdus dans nos pensées.
Lorsqu’un bruit de voiture nous fait brusquement redresser la tête.
-C’est eux ! » S’exclame immédiatement Valentin, courant à la fenêtre pour le vérifier. « C’est Iris qui conduit ! »
Gott zeit dang !
Nous rejoignons l’entrée d’un pas vif, Valentin prenant les devants en ouvrant la porte à la volée, mais la voiture passe sans ralentir devant notre maison, rejoignant directement celle d’Ambre.
Valentin ne ralentie pas et se met à courir pour les rejoindre. Je le suis, aussi rapidement que mes vieux muscles me le permettent.
Alors que nous les rejoignons enfin, juste devant le garage d’Ambre, nous entendons déjà leur voix, dont celle d’Iris, toujours aussi expressive.
-Non mais t’es sérieux là ? » Semble-t-elle s’indigner alors que Mathias sort quelque chose avec difficulté de l’arrière de la voiture. « Tu ne peux pas la prendre correctement non ?! »
En m’approchant, je constate que le quelque chose en question correspond au corps inerte d’Ambre que Mathias extraie péniblement du véhicule en la tirant par les bras, sans faire grand cas de sa personne.
Mais Valentin ne semble même pas s’être rendue compte de cette situation. Il s’avance à grand pas d’Iris, lui prend le visage à deux mains, et plaque ses lèvres contre les siennes.
Nous demeurons un instant immobiles avec Mathias, celui-ci tenant toujours Ambre par les bras, le reste de son corps traînant au sol.
Au moins, je ne peux pas dire qu’il ait ignoré mes conseils…
Ils se séparent enfin l’un de l’autre au bout d’une longue minute et Iris lui fait un grand sourire.
-Merci Val. » Commence-t-elle avec tendresse. « Mais tu aurais quand même pu le faire avant… »
Je me tourne vers Mathias, toujours figé dans la même position, son fardeau toujours aussi inerte, la tête d’Ambre ayant basculé vers l’arrière, la bouche grande ouverte.
-Mon dieu Ambre ! » lâché-je en constatant qu’elle est inconsciente. Je m’approche rapidement d’elle et remarque qu’une traînée de sang longe son bras droit « Elle est blessée ? » M’inquiété-je.
Mathias met quelques minutes à revenir sur terre.
-Hein ?! Ah euh non. » Et il continue de la traîner sur le béton. « Elle dort c’est tout. »
Je l’arrête.
-Tu comptes l’amener jusqu’où comme ça ? » Lui demandé-je en fronçant les sourcils devant le peu de cas qu’il fait de notre chef de clan.
Il lève les yeux au ciel.
-Il a raison Mat ! Tu vas pas la traîner par terre jusqu’à son lit ! » Renchérit Iris.
L’intéressé se met à râler mais finit par capituler.
Il lâche un peu sèchement les bras d’Ambre qui tombent au sol, inerte, sa tête heurtant le béton au passage, avant de s’abaisser pour la prendre dans ses bras.
-Voilà. C’est bon ?! Vous êtes contents ?! » Il s’avance, rageur, vers la maison d’Ambre. « Je la porte comme un connard de jeune marié. »
Et il donne un coup de pied dans la porte pour l’ouvrir en grand.
Nous l’accompagnons tous à l’intérieur.
-Où je dépose le colis ? » Demande-t-il en se tournant vers nous.
-Tu n’as qu’à l’installer dans sa chambre. » Propose Iris, Valentin lui tenant la main comme s’il ne voulait plus jamais la lâcher. « Histoire qu’elle ne soit pas trop perdue à son réveil. »
Mathias râle encore mais s’exécute et nous le suivons tous jusqu’à l’étage.
Il entre dans la chambre d’Ambre lui cognant la tête au chambranle au passage.
Got fotami !
-Bon sang Mathias ! » M’écrié-je. « Fais un peu attention ! »
Mais il semble n’avoir strictement rien à faire de ma mise en garde.
-Bah… Elle sent rien de toute façon… » Lâche-t-il d’un ton neutre.
-Ca m’étonnerais beaucoup que ce soit toujours le cas à son réveil… » Lui fais-je remarquer.
Il se retourne vers moi, la tenant toujours négligemment dans ses bras.
-Tu comptes me dénoncer ? »
-Non mais… »
-Moi oui ! » M’interrompt Iris en nous rejoignant. « Alors pose-la sur le lit et fais-le doucement ! »
Il la fixe une seconde, mais voyant qu’elle ne réagit pas, finit par se retourner et par installer Ambre sur son lit avec légèrement plus de considération.
-Voilà ! Colis livré ! » S’exclame-t-il en tentant de quitter la pièce.
Iris le retient.
-Hé mais attends ! On va pas la planter là comme ça ?! » S’indigne-t-elle.
Mathias soupire bruyamment.
-Qu’est-ce que tu veux encore faire Iris ? » demande-t-il, résigné.
Elle s’approche d’Ambre et commence à lui enlever ses chaussures.
-On va l’installer au mieux pour que son sommeil soit reposant. » Explique-t-elle. « On va bien l’installer, la mettre en pyjama… »
-Pardon ?! » S’exclame-t-il instantanément.
Iris râle devant sa réaction, retirant les chaussettes d’Ambre.
-Ca te plairait toi ? De dormir comme ça ?! » S’énerve-t-elle.
-Hors de question que je participe à ça ! » Lui répond-il juste avant de disparaître.
-Mais… » Tente Iris avant de s’apercevoir qu’il nous a déjà faussé compagnie. « Quel lâcheur ! » Elle se tourne ensuite vers nous. « Vous allez m’aider tous les deux au moins hein ? » Nous questionne-t-elle moi et Valentin.
Si Valentin s’avance, prenant son courage à deux mains, j’hésite franchement à le suivre, un peu inquiet à l’idée qu’elle se réveille en plein processus.
-Heu… Iris… On peut la laisser comme ça tu sais… Je ne suis pas certain que ça lui fasse plaisir de savoir… »
-T’es une couille molle comme Mathias Victor ? C’est ce que tu es en train de me dire ? »
Et elle me fixe d’un regard presque aussi dur que celui de notre chef de clan.
Je lève les mains en signe de reddition.
-Ok ok… Mais on fait ça vite Iris. »
Elle m’adresse son plus beau sourire, satisfaite d’avoir eu gain de cause et part chercher les vêtements qu’Ambre porte habituellement pour la nuit.
Nous nous appliquons ensuite à lui retirer ceux qu’elle porte sur elle, mettant un point d’honneur pour moi et Valentin à détourner la tête lorsqu’Iris lui retire ses sous-vêtements.
Une fois rhabillée pour la nuit, Iris lui nettoie le bras avec un gant de toilette, prends même le temps de lui appliquer un pansement sur la petite plaie qu’elle porte puis la borde comme s’il s’agissait de sa propre fille.
-Et voilà ! » S’exclame-t-elle, satisfaite. « C’était pas si compliqué. »
Je me retiens de faire une remarque, espérant qu’Ambre ne nous en voudra pas de l’avoir ainsi déshabillé et mobilisé sans son consentement.
-Je vais demander à Bastet de rester avec elle. » Propose alors Valentin. « Pour vérifier que tout va bien jusqu’à son réveil. »
Je hoche la tête, approuvant sa proposition tandis qu’Iris prend encore le temps de baisser les volets.
-On y va. » Se met-elle soudain à chuchoter. « Bonne nuit Ambre… »
Elle nous fait de grands signes pour nous encourager à sortir et pousse doucement la porte jusqu’à ne la laisser qu’entre-baillée.
Je prends doucement Iris par le bras.
-Que s’est-il passé Iris ? » Lui demandé-je sérieusement, les sourcils froncés d’inquiétude.
Elle place un doigt sur ses lèvres et nous fait signe de descendre.
Nous rejoignons Mathias, déjà installé dans le canapé du salon, un verre de vin rouge à la main.
Elle trottine jusqu’à la cuisine, ramène trois autres verres et commence à servir.
-Tu n’es qu’un égoïste Mathias. » Dit-elle en tendant un verre à Valentin. « Tu aurais au moins pu nous en proposer ! » Elle m’en tend un également mais je décline poliment sa proposition.
-C’est moi qui aie piqué la bouteille et qui risque de me faire émasculer pour ça, alors j’en fais ce que je veux. » Répond-il avant de porter à nouveau le verre à ses lèvres.
Iris lui donne un coup de coude dans l’épaule qui manque de lui faire renverser son précieux breuvage.
Elle l’ignore alors qu’il se met à jurer et lève son verre vers nous.
-A Ambre ! » Trinque-t-elle avec fierté. « A notre chef de clan préférée qui nous protège et qui m’a sauvé la vie. » Et elle boit une longue gorgée.
Si Valentin l’imite avec un petit sourire, Mathias se renfrogne.
-Elle était pas toute seule, je te rappelle. » Lui signale-t-il, un brin vexé.
Son comportement infantile me fait sourire, mais le fait est qu’il n’a pas tort.
Iris se tourne vers lui toujours aussi solennel et lève son verre alors que je récupère négligemment la bouteille posée sur la table basse, étudiant l’étiquette, me félicitant au passage de n’avoir jamais eu connaissance de la présence de telles boissons aussi proches de moi cette dernière semaine.
-A Mathias ! Ma tête de mule de téléporteur favori qui m’a aussi sauvé la vie ! » Et elle boit à nouveau.
Mathias apprécie humblement sa gratitude.
-J’accepte de trinquer à ça ! À moi-même ! » Lâche-t-il avant de vider son verre d’un trait.
Je le fixe, choqué.
-Mathias ! Ça ne se boit pas comme de la piquette ! » Et je lui présente l’étiquette. « Tu te rends compte combien coûtait cette bouteille ?! »
Il hausse les épaules, indifférent à mon indignation.
-On s’en fou. » Lâche-t-il en me la prenant des mains. « Ambre en a une cave pleine. » Et il se resserre copieusement.
Iris s’installe également sur le canapé, très vite rejoins par Valentin. Je reste debout devant eux, me passant nerveusement la main sur mon crâne chauve.
-Vous allez nous dire ce qui est arrivé à Ambre ? » Demandé-je, de plus en plus inquiet.
Mathias lève les yeux au ciel.
-Détends-toi Vic. » Me dit-il en contemplant la belle couleur rouge sombre de son breuvage. « Elle les a certainement tous butés de toute façon. »
Je fronce les sourcils alors qu’il boit à nouveau, prenant le temps d’apprécier son verre cette fois.
-Comment ça certainement ? » Demandé-je « Tu n’as pas vu… »
-On a dû se séparer. » Me coupe-t-il. « Bon, écoute Vic, je veux bien te raconter, mais assieds-toi s’il te plaît, tu commences sérieusement à me rendre nerveux là. »
Je m’installe sur l’un des fauteuils, expirant lentement en attendant sa version.
Je tourne et retourne le récit de Mathias dans ma tête sans parvenir à y mettre du sens alors que j’attends péniblement le sommeil, allongé dans mon lit.
Et ce n’est pas l’éclat rapide de peur et de souffrance dans les yeux d’Ambre lorsque j’ai tenté d’en savoir plus auprès d’elle, juste après son réveil, qui va me rassurer sur la nature du danger qu’ils ont affronté.
Mathias n’est pas de mon avis et pense que le problème a été réglé.
Mais quelque chose me dit que ce n’est pas le cas.
Je finis par m’asseoir sur mon lit, l’esprit emplit de doutes, avant de me lever et de sortir de ma chambre.
Avec un peu de chance, Mathias ne dort pas encore. J’aimerais tout de même pouvoir lui faire part de mes inquiétudes maintenant que le soulagement de leur retour s’est un peu dissipé.
Je monte à l’étage et remarque immédiatement que sa chambre est grande ouverte et qu’il ne s’y trouve pas.
Puis j’entends un grognement suivi d’un juron.
Je m’approche de la salle de bains d’où proviennent les bruits avant d’entendre un cri aiguë que l’on tente de contenir suivi d’un nouveau juron.
-Aïe ! Putain ! » Lâche-t-il encore.
Je fronce les sourcils et ouvre doucement la porte.
-Mathias ? Est-ce que ça va ? »
Il sursaute en entendant ma voix, faisant tomber au sol un petit objet métallique et je le découvre, de dos, alors qu’il remonte prestement son pantalon.
Hum…
J’imagine que je n’arrive pas au bon moment…
-Ah euh… Désolé Mathias je… »
-Merde Vic ! Tu peux pas frapper non ?! » Me rabroue-t-il en refermant sa braguette d’un geste sec. « Quel pari à la con… » Murmure-t-il pour lui-même. Je m’apprête à m’éclipser, comprenant que ce n’est pas le moment mais il me retient. « C’est bon Vic reste. » Me dit-il en se retournant. « J’ai… Je… » Tente-t-il de s’expliquer, mal à l’aise. « Qu’est-ce que tu veux ? » Finit-il par me demander pour se donner une contenance.
Je remarque que l’objet métallique tombé au sol (qu’il tente maladroitement de cacher du pied) est une simple pince à épiler, mais décide judicieusement de ne pas lui poser de questions à ce sujet.
-Je voulais juste reparler de ce qui s’est passé ce matin… »
Il lève les yeux au ciel et se met instantanément à râler.
-Arrête Vic ! Je t’ai dit que c’était réglé !… » Commence-t-il, exaspéré.
-Ce n’est pas vrai Mathias ! » Le coupé-je. « Tu as bien vu comment s’est comporté Ambre ! Il se passe quelque chose… Et je pense que c’est grave. »
Il s’appuie sur le lavabo et expire lentement.
-Ecoute Vic, si vraiment il y a un problème, Ambre nous en parlera. » Tente-t-il de me rassurer. « Mais j’ai du mal à croire que ce soit quelque chose qu’elle ne puisse pas gérer… »
Je le fixe un moment, bien moins sûr que lui que les choses soient si simples.
-Tu penses qu’elle a assez confiance en nous pour ça ? » Je lui demande enfin, après quelques minutes de silence.
Il hausse les épaules.
-Elle s’est bien mise en danger pour sauver Iris alors… Oui, je pense qu’on peut parler de confiance maintenant. »
Je soupire en me disant qu’il n’a pas tort.
Et en espérant qu’il ait également raison sur le fait que le danger soit écarté.
Ne pratiquant malheureusement pas moi-même la langue alsacienne, j’espère sincèrement n’avoir pas fait d’erreur sur les expressions utilisés par Victor. Voici le site auquel j’ai eu recours pour cette épisode : http://www.orthal.fr/expressions.php. Si vous-même vous le parlez couramment et que vous trouvez des erreurs, n’hésitez pas à m’en faire par via les commentaires…