Hors série n°6

Chroniques du clan

Valentin

 

Son regard me transperce, comme à chaque fois. Des iris marron sombre, de fines rides autour de ses yeux, sur son front, de part et d’autre de ses lèvres.

Et comme à chaque fois, je suis terrifié.

Elle s’apprête à nouveau à me torturer. C’est devenu une habitude depuis qu’elle est arrivée dans notre clan, un peu malgré elle.

Comme moi.

Et tout comme moi, elle doit régulièrement subir les sombres désirs des autres membres de notre groupe.

Ensuite, elle règle ses comptes.

Sur moi, puisque, contrairement aux autres, je n’ai aucun moyen de riposter.

Elle me sourit comme elle me souriait toujours avant de me faire souffrir. Passant sa frustration d’être la plus faible sur encore plus faible et fragile qu’elle. Le seul éveillé à n’avoir aucun pouvoir.

Ou presque.

Elle continue de me sourire alors que je la vois plaquer le canon de son pistolet sur sa tempe. Et j’ai beau désirer sa mort depuis tout ce temps, la voir accomplir ce geste me brise l’esprit, me torture le cœur.

Parce que c’est moi qui la force à le faire.

Et qu’elle n’a aucun moyen de riposter.

Elle tire, d’un tir étrangement silencieux, son sourire toujours figé sur ses lèvres alors que des morceaux de son crâne se détachent au ralenti et que son sang macule mon visage.

 

Je me réveille en sursaut, ayant l’impression d’entendre le coup de feu avec un temps de retard.

Et puis je découvre Bastet, debout sur mon torse, qui tente de me réveiller en me miaulant dans les oreilles.

Je comprends qu’elle a senti la présence de quelqu’un. Une personne est en train de chercher des vivres dans le village où je me trouve.

Mon cœur se met à battre à tout rompre et je me redresse d’un coup. Cette personne, c’est un éveillé, ou plutôt une éveillée.

Et qui dit éveillé…

Dit potentiellement odorat développé…

Et bien qu’elle soit seule, dans tous les cas, si elle me trouve, je ne fais pas le poids.

Parce que je ne fais jamais le poids…

Je tente de me rassurer en me rappelant que, contrairement à la grande majorité de mes semblables, mon odeur corporelle est quasiment inexistante.

Bien sûr, ça n’avait pas empêché mes précédents tortionnaires de me trouver la dernière fois mais… J’avais fait l’erreur d’avoir fait confiance à ma propre espèce.

Une erreur que j’ai payée durant trois ans.

Une erreur que je ne risque pas de refaire de sitôt.

Ça fait près de deux ans que je me débrouille seul depuis que je suis parvenu à me sauver. Il y a bien des moments où je me demande ce qui me pousse ainsi à rester en vie. Mais le fait est que je n’ai pas le choix.

Je sors du lit que j’ai emprunté pour la nuit et me dirige rapidement vers la fenêtre dont je tire un coin du rideau pour regarder discrètement au travers.

Il n’y a plus trace de l’éveillée en question. Elle est certainement partie à la recherche des précieuses denrées alimentaires dans la petite supérette, ce qui fait que j’ai probablement de longues minutes devant moi pour me permettre de fuir en toute discrétion.

Je ne perds pas de temps, rassemblant en quelques minutes mes maigres affaires et place mon sac sur mes épaules avant de descendre silencieusement les escaliers vers le rez-de-chaussée, prenant garde à ne pas percuter les ossements des derniers propriétaires des lieux.

Bastet me suit distraitement. Je lui propose mon épaule à plusieurs reprises pour nous permettre de fuir plus rapidement mais elle refuse systématiquement, me faisant silencieusement comprendre qu’elle ne saisit pas mon empressement à vouloir quitter les lieux.

-Bon sang Bastet ! » M’exclamé-je en chuchotant, à la fois surpris et excédé qu’elle se fasse autant désirer. « C’est une éveillée ! On a dit qu’on fuyait les éveillés ! Et les humains aussi d’ailleurs… Et les animaux… » Je secoue la tête. « Arrête de faire ta tête de mule et monte ! » Et je m’abaisse une énième fois à son niveau.

Elle me regarde d’un air hautain, le bout de sa queue battant l’air d’un geste nerveux, avant de s’élancer au dehors de la maison et de rejoindre l’entrée de la supérette.

-Bastet non ! » je m’écris en silence, ma bouche formant les mots sans sortir de véritables sons.

Je suis à deux doigts d’exploser de rire en la voyant partir, en bon félin suicidaire, vers son futur bourreau, et seul mon instinct de survie me permet de me contrôler suffisamment pour ne pas partir en fou rire.

J’hésite une seconde à partir sans elle et à la laisser dans cette situation périlleuse, une seconde seulement, avant de me souvenir que c’est elle qui m’a sauvé la vie et que je lui dois bien ça.

-Bastet… » Tenté-je une dernière fois de la rappeler.

Juste avant qu’elle ne passe la porte, m’ignorant comme les chats savent si bien le faire, la queue bien droite et la tête haute.

Je me force à respirer lentement et avance, pas à pas, longeant le mur jusqu’à rejoindre les portes vitrées.

Je remarque immédiatement qu’elles sont ouvertes proprement, les vitres toujours intactes, ce qui signifie que l’éveillée qui s’y trouve est une électrokinésiste.

Je souffle lentement par la bouche.

Au moins ne peut-elle pas me supprimer d’un simple coup d’œil, et je ne compte pas lui laisser le loisir de me toucher.

Je glisse un bref regard à l’intérieur de la boutique. J’entends que l’on fouille dans les entrailles du magasin et je sais d’avance qu’elle ne trouvera pas les vivres qu’elle cherche. Je suis parvenu à y entrer en passant par une porte arrière qui était restée ouverte et j’ai pu récupérer les derniers restes.

Bastet n’est pas visible dans les environs immédiats et je n’ose plus l’appeler pour tenter de la faire revenir. J’ôte silencieusement mes chaussures que je pose avec soin à l’entrée, puis pénètre à l’intérieur, rejoignant discrètement les premiers rayonnages.

L’éveillée se met soudain à râler, me permettant d’avancer un peu plus vite sans risquer de me faire entendre.

-Aaaaahhh… Mais c’est pas vrai ! Y a quand même bien une malheureuse conserve qui traîne quelque part ! » S’exclame-t-elle, rageant de ne rien trouver, comme je m’en doutais déjà.

Lorsqu’un miaulement de chat l’interrompt brusquement.

Oh non…

Bon sang Bastet ! Tu sais bien ce que tu risques pourtant !

J’ai largement eu l’occasion de constater que les éveillés sont souvent aussi cruels avec les animaux qu’avec les propres membres de leur espèce. Et c’est aussi vrai pour les chuchoteurs, qui n’hésitent pas à faire se sacrifier leurs propres créatures lorsqu’ils en ont besoin pour sauver leur peau.

L’éveillée est immédiatement intriguée par le bruit et semble chercher son origine avant de le trouver assez rapidement.

-Tiens ? » S’étonne-t-elle. « Qu’est-ce que tu fais là toi ? Tu t’es perdu ? » demande-t-elle naïvement.

Le ton de sa voix me fait étrangement penser à une maman s’inquiétant d’un enfant retrouvé seul dans la rue. Je m’étonne de la gentillesse que je perçois mais ravale vite les maigres espoirs d’avoir trouvé quelqu’un de normal.

Ça n’existe plus depuis la catastrophe. Je l’ai suffisamment expérimenté ces dernières années.

Je me rapproche de leur rayon, faisant preuve de toute ma discrétion et parviens à les observer à travers celui des produits ménagers.

Je manque de tomber à la renverse en reconnaissant le visage de mon tortionnaire, celle dont je rêvais encore il y a moins d’une heure.

Et je me mets à glousser sans le vouloir.

Je plaque mes deux mains sur ma bouche alors que la femme redresse brusquement la tête, tous ses sens en alerte.

Oh non…

-Bouge pas, je m’en occupe. » Chuchote-t-elle à Bastet avant de se redresser tout à fait. « Il y a quelqu’un ? Qui est là ? » Demande-t-elle.

Et malgré l’assurance qu’elle tente de faire percer dans sa voix, son odeur ne trompe pas.

Elle est au moins aussi apeurée que moi.

Mon rire s’arrête de lui-même et je fronce les sourcils.

D’habitude les éveillés ne réagissent pas comme ça. Encore moins mon ancien bourreau.

Je la détaille plus amplement et réalise que son visage est bien loin de ressembler à celui que je pensais en fin de compte. C’est vrai que sa peau naturellement hâlée, me la rappelle, mais elle n’avait pas ses tâches de son. Et si le regard de cette éveillée et aussi sombre, il est aussi bien plus chaleureux, comme si elle avait vécu des choses terribles elle aussi et qu’elle luttait encore pour conserver son humanité malgré tout.

L’espoir que je nourrissais il y a tout juste quelques secondes se ranime soudain.

L’éveillée se rapproche lentement de ma cachette et je fais le tour du rayon pour l’éviter. Je l’entends se saisir d’un objet, peut-être une bouteille de désinfectant pour toilette, comme d’une arme.

-J’ai une arme ! » Dit-elle, d’ailleurs, pour tenter de me faire fuir. « Et je n’hésiterais pas à m’en servir ! »

Alors qu’elle s’éloigne définitivement de son lieu de recherche, je cours vers Bastet, tranquillement assise au sol et la prends dans mes bras dans la foulée.

Mais elle ne se laisse pas faire.

Elle se met à feuler et à grogner, me traitant d’idiot dans son langage alors que je la serre contre moi.

Mais lorsque je me retourne pour partir, l’éveillée me fait face, un désodorisant pour toilettes dans la main, avec lequel elle me met en joue.

-Lâche-là ! » M’ordonne-t-elle en me visant. « Ou je jure que je tire ! »

J’ai un temps d’arrêt, la fixant elle, puis ce qu’elle considère comme une arme à feu.

Bastet en profite pour s’échapper, me griffant allègrement le dos au passage.

-Aïe ! Bastet ! » M’écrié-je en tentant de la récupérer.

Voyant que je suis déconcentrée, l’éveillée se met à m’asperger de son produit, cherchant à viser mes yeux et je me mets à hurler de douleur alors qu’une brûlure intense inonde mes globes oculaires, le tout, accompagné d’une fragrance artificielle de menthe extra-fraîche.

-Viens le chat ! » S’écrie-t-elle. « Il faut partir ! »

Et je l’entends faire quelques pas en courant vers la sortie tandis que je m’accroupis au sol, la paume de mes mains sur mes yeux pour tenter de limiter la douleur.

-Mais qu’est-ce que tu fais ? » S’étonne-t-elle d’un peu plus loin. « Dépêche-toi ! Faut pas rester là ! »

Je comprends vaguement qu’elle s’adresse toujours à Bastet, mais celle-ci, qui avait pris un malin plaisir à me lacérer l’omoplate, se frotte désormais contre mes jambes en ronronnant.

Je finis par m’asseoir par terre, de grosses larmes s’écoulant de mes yeux pour tenter de chasser le produit toxique qui s’y est logé.

Bastet se place entre mes jambes, ronronnant encore plus fort.

Un bruit de pas venant dans notre direction m’indique que l’éveillée revient lentement vers nous.

-C’est ton ami ? C’est ça que tu essaies de me dire ? » tente-t-elle de traduire du comportement étrange de mon félin. « Comment tu t’appelles ? » Me questionne-t-elle ensuite, conservant tout de même une certaine distance de sécurité.

La douleur commence tout juste à s’atténuer et j’hésite une seconde avant de lui répondre.

Mais Bastet me fait comprendre que si je veux trouver des alliés, c’est le moment ou jamais.

Et c’est bien la seule créature en qui j’ai toujours pu avoir confiance.

-Valentin. » Lâché-je en clignant des yeux à répétition.

Elle semble immédiatement rassurée au son de ma voix et s’empresse de me répondre.

-Moi c’est Iris. » M’annonce-t-elle sans hésitation.

Elle fait un pas supplémentaire pour se rapprocher de moi et je relève la tête pour pouvoir la surveiller.

Elle m’apparaît floue à travers mes larmes, comme auréolée d’un brouillard apaisant ou seul son visage demeure parfaitement net.

Et je me rends compte à quel point je me suis trompée lorsque j’avais cru la reconnaître au premier abord.

Elle est tellement belle…

Elle me sourit avant de s’approcher encore et de me tendre la main.

La peur qu’elle ressentait l’a tout à fait quitté.

Quant à moi, mon cœur bat la chamade.

Mais ce n’est plus par crainte cette fois.

 

-Je ne sais pas si c’est une bonne idée Iris. » Lui dis-je alors que nous approchons sensiblement du but.

De son but, puisque c’est elle qui a insisté pour venir jusqu’ici. Mais j’avoue que la perspective de rencontrer une autre éveillée, si puissante qu’elle ferait fuir tous les membres de mon espèce, ne m’enchante guère.

-Mais bien sûr que si ! Et puis Bastet est d’accord avec moi de toute façon ! Hein Bastet ? »

Et elle se met à lui gratter gentiment derrière les oreilles. En réponse, celle-ci ronronne bruyamment dans ma capuche.

Nécessairement, si Iris l’achète de cette façon…

Je ne peux pas vraiment rivaliser à ce tarif-là.

-Mais qui te dit qu’elle ne va pas nous tuer ? Comme elle le fait avec tous les autres ? » Je lui demande une énième fois, toujours aussi peu emballé par son projet.

Elle râle de devoir se justifier encore une fois.

-Parce qu’elle est différente ! » Insiste-t-elle en appuyant particulièrement sur le dernier mot. « Comme nous, tu vois. » Et elle nous désigne tous les deux du doigt.

Je me retiens d’argumenter qu’elle tient ces informations d’un clan humain. Et même si je ne vois pas pourquoi ils l’auraient envoyée se faire tuer à des kilomètres de chez eux alors qu’ils auraient parfaitement pu le faire eux-mêmes, je me demande tout de même s’ils ne nourrissaient pas d’autres projets.

-De toute façon, on ne trouve plus rien à manger ou à boire ces derniers temps. » Me fait-elle remarquer. « Il va bien falloir qu’on trouve une solution et je suis certaine qu’elle a pu faire le plein contrairement à nous. »

Je hoche la tête en silence, mon ventre se mettant à gargouiller bruyamment au simple énoncé de cette idée.

Des vivres…

Des montagnes de vivres…

Je ravale ma salive et Bastet en fait de même dans mon dos, partageant les mêmes rêves que moi.

Bien que pour elle, ce soit bien plus simple.

Je souris alors qu’elle s’ébroue dans ma capuche et se repositionne, mécontente, me faisant silencieusement savoir que ce n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît.

Il reste toujours de la pâtée pour chat dans les magasins. Lui fais-je comprendre. Alors que de la pâtée pour humain…

Elle me fait savoir qu’elle est parfaitement prête à partager et que c’est moi qui fais ma fine bouche et je secoue la tête en réponse.

Nous passons sur un passage clouté pour rejoindre le trottoir d’en face, Iris insistant pour ne pas déroger aux anciennes règles de la circulation (« au cas où »), lorsqu’une odeur parvient soudain jusqu’à mes narines.

Je sens Bastet relever elle aussi la tête pour mieux la sentir et je ne mets pas longtemps à en reconnaître les effluves.

Deux éveillés. Deux mâles cette fois.

Je prends la main d’Iris et l’arrête net dans son mouvement.

-Quoi ? » Me demande-t-elle, alarmée par mon comportement. « Qu’est-ce qui se passe ? »

Je parviens par miracle à refouler mes gloussements.

J’y arrive de mieux en mieux depuis qu’Iris m’accompagne.

Mais ça ne suffira peut-être pas à nous sauver.

-Il faut faire demi-tour. » Chuchoté-je. « Il y a des éveillés dans cette ville. »

Mais Iris n’a pas la réaction logique que j’attendais.

Elle se met presque à crier d’indignation.

-Ah ça non ! » Lâche-t-elle d’une voix forte. « Hors de question qu’on fasse un détour ! S’ils veulent se battre qu’ils viennent ! On les attend ! »

Mon sang se retire tout à coup de mon visage.

Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?!

Comment ça, on les attend ?!

Avec quel pouvoir ?!

Avec quelle arme ?!

Et elle se met à marcher d’un pas vif, se dégageant de ma main avec colère.

Je la rejoins en trottinant le plus silencieusement possible, ce qui est bien inutile puisqu’elle fait volontairement claquer ses pieds sur le bitume, le bruit de ses pas résonnant dangereusement dans toute la rue.

-Iris ! » L’appelé-je à voix basse. Je lui saisis le bras et elle me toise méchamment. « Mais qu’est-ce que tu fais ?! »

-Est-ce que tu es un lâche Valentin ? » me demande-t-elle d’une voix horriblement puissante, me forçant à regarder tout autour de moi au cas où nous nous serions déjà fait repérer.

-Iris je… »

-Tu n’est pas un lâche Valentin ! » Me lance-t-elle sans me laisser le temps de répondre. « Crois en toi ! Parce que, moi, je crois en toi ! »

Je la fixe, sans plus oser esquisser le moindre geste.

Mais de quoi elle parle ?!

C’est à cet instant que Bastet me signifie qu’Iris n’a pas le même genre d’instinct de survie que moi. En réalité, elle pense que cette capacité est tout à fait absente de sa personnalité.

Je manque de m’étrangler et lâche un ricanement nerveux qui risque de bientôt se transformer en un vrai et bruyant rire si je ne trouve pas rapidement une solution.

Tu n’aurais pas pu me le dire avant Bastet ?!

Elle avoue qu’elle ne pensait pas que ça poserait problème.

Je ne parviens même pas à lui répondre et tente de trouver une parade pour ramener Iris à la réalité.

-Mais Iris… Nous n’avons pas d’armes… Tu as… Tu as jeté ton désodorisant hier… » Tenté-je, désespéré.

Mais mes paroles ne semblent que la renforcer davantage dans sa décision.

-Je suis une éléctrokinésiste, moi, Monsieur ! » Me dit-elle en mettant ses mains sur ses hanches. « Je peux parfaitement me défendre ! »

-Ça tombe bien que tu le dises ! » Entends-je soudain une voix masculine qui me hérisse les poils de la nuque. « Ça nous évite d’avoir à faire des suppositions ! »

Et cette fois je ne parviens plus à me contrôler.

Je me retrouve plié en deux de rire en voyant les deux éveillés s’approcher tranquillement de nous. Bastet ne perd pas de temps et quitte ma capuche, sauvant sa propre vie puisqu’elle ne peut plus rien faire pour moi. Les hommes se trouvent encore à une dizaine de mètres et je fais une dernière tentative pour nous donner une chance de survivre, saisissant la main d’Iris, en riant toujours à gorge déployée, je tente de l’entraîner avec moi pour fuir.

Mais elle résiste.

-Qu’est-ce qui te prends Valentin ? C’est pas le moment de se marrer ! » S’énerve-t-elle contre moi.

Les gloussements deviennent si intenses que je peine à rester debout.

Je sais…

Je sais que ce n’est pas le moment.

Mais je ne peux pas… Je ne sais plus faire autrement.

J’entends qu’ils se mettent à rire eux aussi, mais l’expression de leur affect n’a rien à voir avec le mien.

Ils sentent ma terreur, voilà pourquoi ils sont si joyeux.

-Bon sang Val ! Reprends-toi ! » Commence à angoisser Iris à côté de moi.

Un coup de télékinésie me percute violemment l’arrière des genoux et me fait tomber au sol.

Iris me rejoint moins d’une seconde plus tard en lâchant un cri de douleur qui accroît encore mon hilarité et l’excitation des autres.

Lorsque l’un de leur rire cesse soudain suivi d’un bref cri de surprise.

Puis le silence se fait.

Je cesse moi-même de glousser, ce qui me permet d’entendre un bruit étrange, un bruit de chute suivi de vêtements qui frottent sur le sol.

Mais ce qui m’interpelle le plus c’est l’odeur du sang.

Je redresse la tête pour découvrir les corps sans vie des deux hommes, leur tête sectionnée. L’une d’entre elle est encore en train de rouler à quelques mètres tandis que l’autre se trouve dans la main d’un homme, un grand noir assez baraqué, à moins de trois mètres de nous.

Iris s’est elle aussi redressée et, pour une fois, ne trouve pas les mots devant le spectacle.

L’homme lâche son trophée d’un air dégoûté avant de se diriger vers les cadavres encore tremblants et de fouiller les sacs qu’ils portaient sans même nous jeter un regard.

Ce qui a immédiatement le don d’agacer Iris.

-Hé ! » L’interpelle-t-elle en se relevant. L’éveillé ne lui accorde pas la moindre attention et récupère deux bouteilles d’eau et plusieurs boîtes de conserve. « Hé attends ! Elles sont à nous ces vivres ! On les a vues avant ! »

Je n’en crois pas mes oreilles.

Et je ne suis pas le seul.

Le type se retourne enfin vers elle et la jauge, d’abord surpris puis amusé.

-Tu plaisantes là ?! » S’étonne-t-il en haussant les sourcils, mais voyant qu’elle ne bouge pas d’un centimètre, il finit par les froncer. « Tu veux finir comme eux ? » La menace-t-il.

Je me redresse d’un coup et saisis le poignet d’Iris avec force.

Je ne la laisserais pas nous mettre en danger cette fois.

-Non non ! Pas du tout ! » Je réponds en ignorant le oh d’indignation sur la bouche d’Iris. « On s’en va. On ne cherche pas les problèmes… »

Elle tente à nouveau de se dégager mais je maintiens ma prise cette fois et parviens à l’entraîner de force.

Elle se débat comme une déchaînée et parvient tout de même à tourner la tête vers l’homme.

-Tu pourrais nous en laisser ! C’est quand même grâce à nous s’ils ne se sont pas méfiés ! » S’écrie-t-elle.

Bastet choisit cet instant pour réapparaître, ce qui me déconcentre un instant, trop heureux de la voir me rejoindre la queue toujours bien haute et Iris en profite pour se défaire de mon étreinte.

-T’es gonflée ! » Entends-je l’autre se justifier derrière nous. « Je te signale que vous seriez morts tous les deux si je n’étais pas intervenu ! Et tu veux quand même ta part ? » Je me retourne pour constater qu’Iris s’est approchée de lui à moins de trois mètres et qu’elle croise les bras d’un air revêche.

Il se relève, la fixant une minute alors qu’il tient une conserve partiellement rouillée dans les mains.

Il jette un bref regard sur sa pitance avant de l’envoyer en direction d’Iris.

-Tiens. J’ai horreur des raviolis de toute façon. » Lui lance-t-il.

Elle la rattrape adroitement au vol et il ne peut s’empêcher de lui jeter un coup d’œil appréciateur.

Elle ne se laisse pas amadouer par son regard et poursuit son improbable négociation.

-Je veux une bouteille d’eau aussi. » Exige-t-elle. « Et n’essaie pas de m’arnaquer sur la qualité hein ? Elle ne doit pas avoir été ouverte. »

Cette fois, il lâche un éclat de rire franc. Ses yeux passent de moi, qui reprends Bastet sur mon épaule, à Iris, l’air particulièrement têtue avec sa boîte de conserve abîmée.

-Vous êtes de drôles d’oiseaux vous deux hein ? » Remarque-t-il. Il choisit ensuite l’une des deux bouteilles, contrôle l’état du plastique avant de la faire rouler au sol jusqu’à Iris. « L’a pas été ouverte, c’est promis. »

Iris prend le temps de la ramasser et de vérifier qu’il dit la vérité avant de hocher la tête.

Puis nous l’observons tous les deux en silence alors qu’il remplit son propre sac avec ce qui reste.

-Pourquoi tu viendrais pas avec nous ? » Lâche soudain Iris.

Je me tourne vivement vers elle, une peur viscérale reprenant soudain le contrôle de mes muscles.

L’autre semble tout aussi étonné que moi par sa proposition.

Je me rapproche rapidement d’elle.

-Iris… » Commencé-je mais elle plaque vivement sa main sur ma bouche sans même prendre la peine de se retourner vers moi.

L’homme la fixe un moment, semblant jauger s’il s’agit d’une proposition sérieuse.

-Et qu’est-ce que j’y gagne ? » Demande-t-il, suspicieux.

Elle retire sa main de ma bouche et souffle bruyamment, exaspérée.

-Des amis idiots ! » Lui répond-elle. « Tu vas quand même pas passer ta vie tout seul ! »

Je me crispe de plus en plus, n’appréciant vraiment pas l’idée de faire alliance avec un autre éveillé. Encore moins doté d’un tel pouvoir.

Mais Iris ne semble pas mesurer le danger.

Et Bastet non plus, puisqu’elle descend brusquement de mon épaule pour rejoindre l’homme, se plaçant négligemment à moins d’un mètre en le fixant de ses yeux jaunes.

Le type fait un pas en arrière, semblant bien plus effrayé par elle que par n’importe quelle autre personne présente, y compris les deux éveillés, désormais à l’état de corps sans tête.

-Rappelle ton truc toi et on va en discuter. » Me dit-il en gardant les yeux fixés sur Bastet.

Cette dernière n’attend pas ma demande pour me rejoindre et je m’abaisse pour qu’elle puisse à nouveau s’installer dans ma capuche.

-C’est pas un truc ! » Le reprend immédiatement Iris. « C’est une chatte et elle s’appelle Bastet ! » Elle replace ses mains sur ses hanches. « Va falloir que tu revoies tes manières si tu veux faire partie de notre clan ! »

L’homme se tourne vers moi tout en désignant Iris.

-Elle est toujours comme ça ? » Me demande-t-il, semblant soudain compatissant sur ma condition.

Iris se tourne vers moi en haussant les sourcils et je me demande soudain si je ne ferais pas mieux de partir très loin en fin de compte et d’oublier cette histoire de clan.

Je les regarde tour à tour, apeuré, avant de me tourner vers l’homme.

-Je m’appelle Valentin. » Lui dis-je pour tenter de changer de sujet et pour sauver ma peau.

Il me sourit, d’un vrai sourire sincère bien qu’il soit un peu moqueur, rien à voir avec les rictus froids et sans vie des éveillés habituels.

-Et moi c’est Iris. » S’empresse-t-elle d’ajouter, vexée de ne pas avoir été la première à se présenter. « Pour ceux que ça intéresse en tout cas. » Marmonne-t-elle d’une manière tout à fait audible.

L’homme semble hésiter encore un moment, nous observant tour à tour avant de soupirer.

-Mathias. » Dit-il simplement avec un geste vague de la main.

Iris se tourne vers moi et me fait un grand sourire.

-Tu vois ? » Me dit-elle en me prenant pour témoin. « C’est aussi simple que ça de se faire des amis. »

Et elle rejoint Mathias en quelques pas pour faire l’inventaire de sa collecte.

Aussi simple…

Ce n’est pas vraiment le mot que j’aurais employé.

 

Un puissant hurlement de rage me réveille, nous réveille, en sursaut Bastet et moi.

Je me redresse dans mon sac de couchage et attends, le cœur battant, de comprendre ce qui se passe à l’extérieur de ma tente sans oser en sortir.

Je ne mets pas longtemps à reconnaître la voix d’Ambre, à quelques mètres.

-MATHIAS ! » s’égosille-t-elle. « SORS DE LA ! »

Oups…

Alors il a fini par se faire choper…

Je n’ai pas besoin de le voir pour comprendre qu’elle utilise ses pouvoirs pour tenter de le trouver parmi notre campement et j’espère de tout mon cœur qu’elle n’arrivera pas jusqu’à ma tente.

Heureusement pour moi, Mathias a choisi quelqu’un de plus courageux pour le protéger de la fureur de notre chef de clan.

-Victor. » Parvient-elle à dire d’une voix tout juste sous contrôle « Je vous jure que si vous ne vous poussez pas maintenant, je vous tue tous les deux. »

-Attendez, on peut peut-être discuter… » Lui propose lentement Victor, conservant un calme olympien malgré le danger imminent qu’elle représente.

-NON ! » Se remet-elle immédiatement à hurler. « J’ai été très clair ! Vous trois pouvez rester, mais lui, il se barre ! Et où est-ce que je le retrouve ce matin ? » Aïe, c’est bien ce que je craignais… « Dans MON LIT ! »

En y réfléchissant bien, je me demande comment il a fait pour ne pas se faire attraper plus tôt, Ambre étant dotée d’un excellent odorat elle aussi.

Mais peut-être est-il parvenu à camoufler ses fragrances…

Je secoue la tête, imaginant mal comment il aurait pu atténuer une telle odeur corporelle.

Mathias semble marmonner quelque chose en réponse et je décide de sortir prudemment la tête de ma tente. Après tout, Ambre a une cible bien définie pour le moment et il y a peu de chances qu’elle en change…

Bastet profite de mon ouverture pour s’éclipser et je glisse une petite partie de mon corps à l’extérieur, histoire de mieux comprendre ce qui s’y passe.

Je me fige en découvrant la scène.

Mathias s’est placé derrière Victor, se faisant aussi petit que possible malgré sa taille et sa carrure imposante. Victor se tient bien droit, la paume de ses mains en direction d’Ambre pour tenter de l’apaiser, tandis qu’elle-même…

Elle-même est tout à fait nue. Nue et trempée malgré la température extérieure. Une fureur bouillonnante au fond de ses iris, ses poings serrés contre ses jambes alors que le reste de son corps frissonne de froid.

Mais ce qui m’empêche de détourner le regard, ce sont ses cicatrices, si nombreuses sur le haut de son corps qu’on n’en distingue à peine la peau au-dessous.

Je savais qu’elle était puissante. Iris me l’avait dit. Mais je n’imaginais pas que ce soit à ce point…

Bon sang… Si elle décide un jour qu’elle en a assez de notre présence…

-Ecoutez » Reprends Victor, ce qui, à mon grand soulagement, m’empêche de me mettre à glousser. « C’est grâce à Mathias si je suis en vie aujourd’hui. Alors non, je ne peux pas me permettre de le laisser froidement se faire tuer. Si vous voulez l’éliminer, alors nous mourrons ensemble. »

Je la vois hésiter, se demander s’il ne serait pas plus simple en fin de compte de tous nous massacrer. Mais elle ne semble pas convaincue par cette décision et reste ainsi, tremblant de plus en plus, durant une longue et interminable minute.

Victor se racle la gorge, tentant de garder son regard posé sur son visage, bien qu’il ne soit inévitablement attiré plus bas.

-Vous… Vous devriez peut-être enfiler quelque chose. Vous tremblez. » Finit-il par lui dire d’une voix douce.

Cette dernière remarque lui permet enfin de prendre une décision.

-Qu’il ne bouge pas d’ici. » Ordonne-t-elle d’un ton sec. « Je reviens. »

Elle se retourne brusquement, nous présentant son dos et la seconde face de ses impressionnantes marques blanches.

Je ne peux m’empêcher de les fixer jusqu’à ce qu’elle disparaisse, retournant dans son salon d’un pas vif.

Victor se met soudain à jurer en alsacien.

-Mathias ! Je peux savoir ce que tu as dans le crâne ?! » S’en prend-il à lui, conservant une voix basse pour qu’Ambre ne puisse pas l’entendre. « On avait dit que tu me laissais négocier les choses en douceur ! Pas que tu t’invitais chez elle comme un… Comme un… »

Mathias, qui a rapidement effectué une téléportation dans la tente de Victor pour récupérer des vêtements alors que celle-ci commence sérieusement à brûler, se tourne vers ce dernier tout en enfilant un jean.

-Un quoi ? » Lui demande-t-il ironiquement. « Vas-y Vic ! Lâche-toi ! Traite-moi d’immigré clandestin ! » Il se désigne, son T-shirt en main. « C’est parce que je suis noir hein ? Espèce de vieux blanc raciste…»

Victor râle dans sa barbe alors que Mathias finit de s’habiller.

-Je dis juste que tu aurais pu attendre quelques jours avant de t’inviter de cette façon… » Lui dit-il plus calmement. « Ce n’était quand même pas si terrible de partager ma tente… »

-Tu plaisantes ?! » S’exclame le téléporteur avec un éclat de rire nerveux. « Je te jure que je sais pas comment ce truc fait pour tenir en place avec tes ronflements !… » Ils se tournent tous les deux mécaniquement vers cette dernière, semblant soudain se rendre compte de sa destruction imminente.

Et jurent en même temps, l’un dans le patois local, l’autre en français, avant de s’élancer vers la toile en feu pour tenter de limiter les dégâts.

Je trouve la situation tellement drôle que je ne peux m’empêcher de rire, un vrai rire cette fois, non pas une expression d’angoisse.

-Et Catman qui se bidonne encore… Tu sais faire que ça toi ? » Me lance Mathias tout en tapant du pied sur les flammèches restantes tandis que Victor s’occupe de la toile, étouffant les flammes avec la terre humide du sol.

Il m’aurait certainement adressé son regard assassin si Victor ne s’était pas à nouveau approché de lui pour lui parler plus discrètement.

-Ecoutes Mathias. » Commence-t-il à voix basse, sentant certainement qu’Ambre ne va pas tarder à réapparaître. « Si Ambre t’ordonne de partir, obéis, ne fais pas le malin. Reste à proximité et je t’assure qu’il y aura bien un moment où elle finira par avoir besoin de tes services… »

-Mais de quoi tu parles Vic ? Tu sais bien que ça n’arrivera pas… » Lui répond Mathias d’une voix bien moins confiante que d’habitude.

Victor balaie ses doutes de la main.

-Laisse les choses se faire… » Puis il semble hésiter un instant, réfléchissant. « À moins que… Tu n’as qu’à faire le tour de son territoire. Je suis certain que tu pourrais ramener des informations qui pourraient lui être utile… »

Constatant les inefficaces tentatives de Victor pour venir à bout des flammes, Mathias part chercher une couverture dans la tente d’Iris et étouffe le reste du feu avec.

-Je suis pas un chien Vic. » Finit-il par lâcher.

-Bon sang Mathias ! Ce n’est pas la question. » Il entend la baie vitrée du salon s’ouvrir, signe du retour imminent d’Ambre et glisse un bref regard vers elle avant de se tourner vers Mathias. « Fais ce que je te dis. Ne la provoque pas et essaie de te rendre utile… »

Ils se retournent ensuite ensemble pour l’accueillir.

-Mathias ! » Appelle-t-elle d’une voix dure. « Tu fous le camp maintenant ou tu es mort. »

-Non mais sérieusement… » Essaie encore ce dernier d’alléger la situation. « Juste pour une fois où j’ai dormi dans ta chambre ?  C’est pas un peu exagéré ? »

Malheureusement pour lui, je ne parviens pas à me contrôler et me mets à rire franchement devant son évident mensonge qu’elle va sentir de toute façon.

-Juste une fois ?! » Dis-je pour justifier mon fou rire. « Le menteur ! Tu y es allé toutes les nuits cette semaine ! »

Je sais bien que l’information que je viens d’énoncer ne va pas franchement l’aider à faire partie de notre clan, mais une partie de moi préférerait qu’il ne devienne jamais l’un des nôtres.

Et serait plus tranquille de le savoir loin d’Iris.

Mathias soupire et se tourne vers moi. Je m’attendais à ce qu’il me fusille du regard mais il semble plus las qu’autre chose.

-Tu pouvais pas te taire sale petit con ? » Me lance-t-il.

Mais Ambre le rappelle à l’ordre.

-Mathias ? » L’interpelle-t-elle à nouveau et il se retourne vers elle. « Casse-toi. »

Il lève les mains en signe de reddition, se recule puis disparaît.

Victor soupire à son tour.

-Vous savez… Il pourrait nous être utile. » Tente-t-il de la convaincre maintenant que Mathias n’est plus là pour aggraver les choses. « Après tout, c’est le seul éveillé du clan à avoir un pouvoir. À part vous bien sûr. »

Elle le fixe un long moment en silence, l’air pas vraiment en accord avec ce qu’il vient de lui rappeler, puis se retourne et s’éloigne, rejoignant à nouveau l’intérieur de sa maison d’un pas vif.

Victor se tourne vers moi et m’observe de longues secondes.

-Tu ne m’aide pas beaucoup Valentin. » Finit-il par me dire.

Je me contente de hausser les épaules et retourne sous ma tente.

Je n’y peux rien si Mathias est stupide et qu’il fait tout ce qu’il faut pour se faire détester.

J’espère juste secrètement qu’il ne m’en veut pas au point de venir se venger en se téléportant dans ma tente une de ces nuits…

 

Nous nous réunissons dans le salon avec Victor et Iris après avoir achevé notre matinée de travaux. Iris est la première à me rejoindre tenant un large bout de papier dans ses mains et un crayon dans la bouche.

-Qu’est-ce que tu fais avec tout ça ? » Lui demandé-je, surpris de la voir équipée de la sorte.

-y ‘aut ‘ien un ‘an ‘ou’ ‘é’ini’ ou est ‘ ‘on ‘a ‘ormi’ ! » S’exclame-t-elle en s’installant au sol, son crayon toujours entre les dents.

Je la rejoins et m’assois sur le parquet à côté d’elle, une jambe repliée que je retiens avec mes bras.

-J’ai rien compris Iris. » Lui avoué-je, d’un ton amusé.

Elle retire enfin le crayon de sa bouche.

-J’ai dit qu’il faut bien un plan pour qu’on puisse choisir nos chambres et définir ou on va dormir ! » Et elle commence à représenter grossièrement les différentes pièces de la maison sur sa feuille. « Heureusement que j’avais commencé une formation d’architecte… » Soupire-t-elle.

Je jette un œil sur son dessin et éprouve quelques difficultés à y reconnaître l’agencement des lieux. Je penche ma tête d’un côté puis de l’autre pour changer d’angle sans que ça ne change grand-chose à l’aspect de sa représentation.

Je sens l’odeur de Victor agrémenté d’une douce fragrance de savon alors qu’il nous rejoint, la chemise encore partiellement ouverte sur son torse.

-Tu voulais me voir Iris ? » Lui demande-t-il tout en boutonnant son vêtement.

Je remarque un large hématome sur son thorax alors qu’il termine.

-Victor ! » S’écrie Iris en faisant le même constat que moi. « Mais qu’est-ce qui t’es arrivé ?! »

Il balaie sa question de la main et lisse sa chemise.

-Ce n’est rien Iris… Qu’est-ce que tu voulais ? » Tente-t-il de changer de sujet.

Elle le fixe scandalisée.

-Si c’est Mathias qui tente de t’impressionner… » Commence-t-elle, une colère que j’adore dans la voix. Surtout lorsque celle-ci est destinée au téléporteur.

-Mathias n’a rien à voir là-dedans. » La coupe-t-il en s’installant en face de nous. Puis il soupire devant le regard têtu d’Iris. « C’est Ambre. » Lâche-t-il avant d’ajouter rapidement. « Mais ce n’était pas volontaire. Je l’ai surprise et elle n’a pas eu le temps de contrôler sa télékinésie. »

Iris semble soudain bien plus conciliante avec notre chef de clan.

-Ah, si vous ne savez pas vous y prendre… » Conclut-elle avant de reporter son attention sur son dessin. « Je vous ais demander de venir pour qu’on choisisse nos chambres ! Maintenant qu’elles sont à peu près habitables… »

Il hoche la tête et je tente encore une fois de reconnaître quelque chose sur les lignes tracées par l’éléctrokinésiste.

-Il y en quatre ou même cinq si on compte la petite pièce du fond. Trois à l’étage et deux au rez-de-chaussée… »

Mais Victor tourne la tête vers les escaliers.

-Nous ne sommes pas censés décider de ça avec Mathias Iris ? » Demande-t-il. « Il est encore là-haut, je peux aller le chercher… »

Mais Iris le retient d’un ton précipité.

-Pas la peine Victor, je suis déjà allée le voir et il s’en fout. » Puis elle ajoute pour elle-même en grommelant. « Et comme il refuse d’aller à la soirée de toute façon… »

Victor l’observe d’un air soupçonneux mais il choisit de ne pas la contredire.

Iris place ses mains de part et d’autre de son plan.

-Bon, moi j’aimerais bien la deuxième chambre de l’étage. Celle au fond à gauche… »

Je hausse les sourcils de surprise.

-Mais pourquoi ?! » Demandé-je, surpris et un peu inquiet qu’elle ait des vues sur cette pièce. « Tu ne l’aimais pas au début… C’est moi qui l’ai entièrement refaite ! »

Je n’accorde pas beaucoup d’importance aux choses habituellement, mais il se trouve que Bastet est très attachée à cette chambre et à la luminosité qui la baigne une grande partie de la journée.

Et je ne veux pas la décevoir.

Iris se tourne vers moi, surprise par mon ton possessif alors que, traditionnellement, je ne donne jamais mon avis.

Ou seulement pour la soutenir éventuellement.

-Bon, mettez-vous d’accords tous les deux. » Déclare Victor en se tenant volontairement loin du conflit. « Moi je préfère prendre celle du rez-de-chaussée de toute façon. »

Iris se tourne vers lui, un sourire taquin sur le visage.

-Papi Victor ne veut pas fatiguer ses genoux ? » Lui dit-elle en réutilisant à son profit l’expression de Mathias.

Je lâche un éclat de rire, rassuré qu’elle n’ait pas changé d’humeur à cause de notre conflit d’intérêts.

-Papi Victor se fiche des escaliers. » Répond-il du tac au tac. « Mais il veut avoir la paix sans devoir vous supporter sans arrêt tous les trois. »

L’odeur de Mathias me parvient soudain quelques secondes à peine avant qu’il ne prenne la parole, signe qu’il s’est sans doute téléporté jusqu’ici.

Et je me crispe involontairement.

Si seulement il n’était pas resté avec nous celui-là…

J’ai vraiment cru qu’il allait finir par craquer avec toutes les corvées qu’Ambre lui a fait faire. Mais il a été plus têtu que prévu.

Et c’est Ambre qui a lâché prise en fin de compte.

-T’exagère Vic. » Lui répond-il. « On n’est pas si chiants. »

Victor se tourne vers lui et l’observe par-dessous ses sourcils.

-Oui… » Lui répond-il. « Surtout toi Mathias. Tu es un vrai amour d’éveillé. »

Je me mets à rire à nouveau, heureux que Victor lui fasse cette remarque alors qu’il était lui-même le premier à vouloir qu’il reste.

Mais Mathias se tourne instantanément vers moi, ce qui me calme d’un coup.

Victor en profite pour se relever et détendre ses muscles, étirant ses bras vers l’arrière.

-Bon, papi Victor va se reposer une heure. » Nous annonce-t-il d’une voix fatiguée. « Alors ne faites pas de bêtises les enfants. »

Et il s’éloigne de notre petit groupe.

Iris ne perd pas de temps et se tourne immédiatement vers moi.

-Et si on la jouait à Chifoumi ? » Me propose-t-elle avec une lueur malicieuse dans le regard, comme si elle était certaine de gagner. « La vraie règle hein ? Sans le puit. »

-Heu… » Hésitais-je. Si Bastet avait été là, il est clair que je l’aurais battu sans aucun problème mais sans elle…

Iris n’attend pas que je me décide.

-Allez Val ! » Et je la vois serrer le poing juste devant moi. Je me résous à la suivre, espérant ne pas perdre pour une fois et elle déclame les mots traditionnels du jeu. « Chi-fou-mi ! »

Elle place sa main à plat, représentant une feuille alors que je sépare mon index et mon majeur pour faire les ciseaux.

-Oh… » Lâche-t-elle d’un ton horriblement déçu « Et si on le faisait en trois manches ? »

-L’écoutes pas Val. » L’interrompt Mathias, prenant ma défense pour la toute première fois que l’on se connaît. « Elle voudra recommencer tant qu’elle n’a pas gagné. »

Les jolis traits d’Iris se contractent de colère.

-De quoi tu te mêles toi ? » Lui dit-elle méchamment.

Mais Mathias l’ignore superbement, toujours aussi peu touché par les affects d’autrui.

-Qu’est-ce que vous avez mis en jeu ? » Demande-t-il, curieux.

Je n’y peux rien mais tout m’énerve chez lui. Son ton supérieur lorsqu’il fait semblant de prendre ma défense. Le fait qu’il s’immisce ainsi dans une conversation qui ne le concerne pas. Sa façon de regarder Iris puis de lui parler, toujours sûr de lui, toujours persuadé qu’il peut l’avoir en claquant des doigts…

Alors tant pis pour Bastet, elle se satisfera de l’autre chambre, à côté de celle d’Iris et je décide de faire plaisir à cette dernière, montrant ainsi à Mathias qu’il ne mène pas son monde comme il le veut.

-La grande chambre, côté sud. » Lui dis-je en me tournant vers lui mais en évitant son regard. Je me retourne rapidement vers Iris. « Mais c’est bon Iris. Je plaisantais tout à l’heure, je te la laisse si tu veux… »

Je sens que mes joues s’embrasent avant même qu’elle ne se retourne vers moi m’adressant un sourire magnifique.

-Merci Val. » Me dit-elle, son regard doux et rieur plongé dans le mien. Je me noie dans ses yeux, mon cœur battant à me casser les côtes alors qu’elle approche son visage du mien et pose ses lèvres sur ma joue pour m’accorder un vif baiser.

Iris…

Si seulement…

J’aurais aimé que cet instant n’appartienne qu’à nous mais Mathias est toujours là, un rictus moqueur sur le visage.

Je baisse les yeux et me lève, évitant à nouveau de croiser son regard.

Je sais bien que je ne fais pas le poids. Il est clair que si Iris doit choisir entre nous deux, je sais très bien lequel aura sa préférence.

Mais… Je ne sais pas, quelque chose dans sa façon de me regarder, de me parler, m’enjoint à garder espoir.

Si seulement j’avais un autre pouvoir que celui que la catastrophe m’a donné. Quelque chose d’aussi impressionnant que celui de Mathias ou d’Ambre. Quelque chose qui me permette de la protéger…

Au lieu de quoi…

Je quitte la pièce et sors rapidement pour faire un tour, cherchant Bastet à l’extérieur pour lui annoncer la mauvaise nouvelle.

Iris ne m’a pas suivi. J’ai cru entendre Mathias la retenir pour je ne sais quelle raison. Sans doute va-t-il la draguer, lui montrer ses gros muscles, lui parler comme un homme, un vrai.

Quelque chose que je suis bien incapable de faire.

Je soupire en jetant un coup d’œil à la maison, espérant la voir rapidement me rejoindre sans tenir compte des atouts de ce bellâtre d’ébène.

Mais, comme je m’y attendais, il n’en est rien.

Bon sang Iris… Il veut juste coucher avec toi c’est tout.

Alors que moi…

Moi…

Mais ça ne compte pas, sans doute.

Je donne un coup de pied dans le sol, chassant quelques minuscules cailloux avec ma chaussure.

Ce sont bien les seules choses qui ne me font pas peur dans ce monde. Les cailloux et la terre.

Quelle pitié…

Je ne fais vraiment pas le poids avec lui.

Avec personne…

 

Devant le miroir de la salle de bains, je tente une énième fois de préparer mon discours.

-Il faut que je te dise quelque chose Iris. » Récité-je d’une voix sombre. Je secoue la tête. Je ne vais quand même pas prendre le même ton que si je lui annonçais la mort de Bastet… « Iris, j’aimerais t’expliquer… » Je souffle. Non non, trop administratif, j’ai l’impression que je vais lui faire un cours. « Iris, J’ai vraiment besoin de te parler de quelque chose. » Je râle. Non trop suppliant.

Je tente de réunir tout mon courage. Il faut absolument qu’elle sache, qu’elle comprenne pourquoi c’est si compliqué pour moi. J’ai eu tellement d’occasions durant ces derniers jours pour l’approcher… Pour l’embrasser, puisque Mathias l’évite le plus possible depuis qu’elle tente de le convaincre de venir avec nous à la fête de la colonie. J’ai lu sa déception dans ses yeux alors que je restais à chaque fois les bras ballant sans oser faire plus.

Mais voilà, avec mon pouvoir, je ne peux pas risquer de lui faire du mal et tant que je ne le lui ai pas expliqué, elle ne peut pas comprendre.

Et il y a un risque…

Je ne veux… Ne peux, pas en prendre. Pas avec elle.

Pour rien au monde je ne la salirais de cette façon.

L’ennuie, c’est que je suis terrifié. Et si mon pouvoir la dégoûtait ? Qu’elle me repoussait définitivement à cause de ce que je suis, de ce que je peux faire ? Pour l’instant elle ne me voit que comme le petit Valentin timide et gentil, celui qui adopte des chats et éclate de rire au moindre problème parce qu’il n’a pas les capacités pour y faire face.

Elle ignore ce que je suis vraiment. Un monstre capable de prendre le contrôle des autres, de les forcer à tuer leurs propres alliés, de provoquer leur suicide…

Je soupire en fixant le lavabo.

Je m’apprête à faire une énième tentative lorsque sa voix retentie juste derrière la porte.

-Tu es là Val ? » Me demande-t-elle d’une voix joyeuse mais elle entre avant que j’ai eu le temps de lui répondre. Elle me fait son plus beau sourire. « Alors on y va ?! » Et elle me présente ses ciseaux de coiffeuse, visiblement toute excitée à l’idée de les tester pour la toute première fois sur quelqu’un.

Je ne suis pas très à l’aise à l’idée qu’elle se fasse la main sur mes cheveux avant de se mettre à coiffer le reste de notre bande, mais…

Mais je ne peux rien refuser à Iris.

Et tant pis si je ne ressemble à rien après ça.

J’ai à peine le temps de hocher faiblement la tête, un peu tendu malgré tout, qu’elle ramène la chaise de bureau à l’intérieur de la salle bain et m’intime de m’y installer d’un geste théâtral.

-Toi, au moins, tu sais reconnaître le talent Val. » Me dit-elle tout en préparant son matériel. « Et dire que les autres là, ne veulent pas s’y mettre tant qu’ils ne m’ont pas vu à l’œuvre… » Elle fait claquer sa langue d’agacement. « Quelle bande de lâches… »

Et elle se met au travail, m’appuyant sur l’arrière du crâne pour me faire placer les cheveux sous le robinet de l’évier avant de les laver énergiquement.

« Il faut que je te dise Iris… » Me répété-je mentalement. « Iris, tu dois savoir quelque chose sur moi… »

Je tente de trouver la bonne intonation malgré son « massage » du cuir chevelu qui me fait plus penser à un passage de savon.

Ce qui n’augure rien de bon pour la suite…

-Aller ! C’est parti ! » Lance-t-elle en me tirant par la tignasse pour me faire redresser la tête après me l’avoir rincée.

Et elle se met instantanément au travail.

-Woua ! T’as une de ces touffes ! » Me dit-elle en cherchant son angle d’attaque. « Va falloir dégrossir tout ça ! »

Je pâlis malgré moi, m’imaginant sortir de cette pièce avec la boule à zéro.

Peu importe, ce n’est pas ça qui a de l’importance aujourd’hui.

-Euh… Iris ? » Commencé-je, hésitant sur la meilleure manière pour poursuivre.

-Aaaahh ! » S’exclame-t-elle, ce qui manque de me faire sursauter sur mon siège. « Ne me déconcentre pas Valentin ! Je suis en pleine création là ! Et arrête de bouger ! On dirait un vrai asticot ! »

Je me mue en statue, fixant le miroir en face de moi avec angoisse alors que je la vois s’activer tout autour de ma tête.

Elle me raccourcit largement ma tignasse et j’observe mes mèches s’égrener sur le sol alors qu’elle les sectionne les unes après les autres.

Puis je me mets à la regarder, elle.

Et le reste n’a plus d’importance.

Elle me sèche encore les cheveux, puis éteint son appareil.

-Iris, je… »

-Tada ! » S’exclame-t-elle en attirant mon attention sur ma coupe. « Elle n’est pas géniale ? »

Je tente d’apprécier sincèrement son travail.

-Si… » Dis-je simplement avant que son regard courroucé ne m’oblige à jouer un peu mieux la comédie. « Si c’est super Iris ! »

Mon ton, bien qu’il soit un peu forcé semble la satisfaire et elle reprend soudain son air de femme d’affaires me tapotant le bras pour m’encourager à me lever.

-Allez Val ! Dépêche-toi ! » M’intime-t-elle. « J’ai du boulot moi ! Faut encore que je coiffe Victor, Mathias et Ambre… Et pour Ambre y a du boulot… » Elle me fait les gros yeux alors que j’hésite à sortir, mon plan si bien échafaudé tombant totalement à l’eau puisque je n’ai même pas pu en placer une durant ma coupe. « Va me chercher Mathias… Ou Victor à la limite… Allez ! »

Je me résigne à la quitter et descends dans le salon, espérant tomber sur Victor plutôt que sur l’autre qui ne perdra pas une minute à me ridiculiser.

Je le trouve assis dans l’un des confortables fauteuils que nous y avons installé, en pleine lecture.

Il relève la tête vers moi et retire ses lunettes qu’il n’utilise que pour lire.

-Hé bien… C’est pas mal du tout Valentin. » Me dit-il avec un regard appréciateur. Je ne pensais pas en avoir autant besoin, mais son avis favorable m’ôte un poids du thorax. « J’imagine que c’est mon tour ? » Et il se lève.

-Euh… Ouais. » Je lui réponds alors qu’il range son livre et ses lunettes. « Tu sais où est Mathias ? Elle voudrait qu’il vienne aussi. »

Il rit en s’approchant de moi.

-Certainement aussi loin d’Iris que possible. » Et il place une main réconfortante sur mon épaule. « N’essaie pas de le trouver Valentin. Il ne se laissera pas faire de toute façon. »

Et il monte à l’étage, rejoignant notre salon de coiffure improvisé.

Je me sens bien inutile maintenant que je suis seul et je balance vainement mes bras d’avant en arrière sans savoir quoi en faire.

Je ressens soudain la présence de Bastet dans les parages et lui ouvre la porte d’entrée. Elle se glisse à l’intérieur et se met à ronronner en se frottant contre mes jambes.

Je la prends dans mes bras et m’installe sur le canapé pour une longue séance de câlin comme elle aime en recevoir après ses sorties.

Elle me fixe un moment, me demandant silencieusement ce qui m’est arrivé puisqu’il me manque une bonne partie de mes poils.

Je me suis fait couper les cheveux. Tu aimes ?

Elle me répond que c’est une bien drôle d’idée et que si je m’avise de tenter de lui faire la même chose, je risque d’avoir des problèmes.

Je lui gratte la gorge et elle s’étire de tout son long sur mes jambes.

-Ne t’inquiète pas. C’est une coutume humaine. »

Elle semble ne pas comprendre tout à fait le concept, mais cette conversation ne l’intéresse pas outre mesure et elle se concentre sur sa séance de massage.

Je repense à la tentative inconfortable d’Iris sur mon crâne et souris en imaginant la réaction de Bastet face à ça.

Puis je me souviens de ce que je suis censé lui dire aujourd’hui et mon rictus disparaît.

Bastet rouvre les yeux, me fixant de ses yeux dorés aux pupilles étrécis. Elle s’étonne que je mette autant de temps à lui dire.

Ce n’est pas si simple…

Elle bâille à s’en décrocher la mâchoire, me traitant d’idiot puisque, d’après elle, il n’y a aucun risque que je me prenne un râteau.

Je comprends en partie les pouvoirs de Bastet. Je sais qu’elle est capable de discerner beaucoup de choses dans l’esprit humain. Des simples besoins immédiats aux désirs enfouis dont la personne n’a même pas vraiment conscience parfois. Mais j’ai du mal à lui faire confiance sur les affaires de cœur. C’est un sujet qui dépasse certainement les connaissances des chats.

Bastet choisit d’ignorer mes dernières pensées et s’endort sur mes jambes, ce qui me contraint à rester immobile pendant un bon moment.

Sans doute une façon de me punir pour mon manque de confiance envers elle et ses capacités de félin surnaturelles.

 

Je m’installe aux côtés d’Iris dans la petite sportive d’Ambre. Mes jambes sont tellement comprimées par le manque de place que je me demande si je ne vais pas en perdre une avant la fin du voyage.

-Hé ! C’est sacrément petit ici ! » S’exclame Iris en faisant le même constat que moi, nos têtes se retrouvant plaqués contre la vitre arrière.

-Tu préfère qu’on prenne la camionnette ? » Lui répond Ambre en la regardant à l’aide du rétroviseur central, un petit sourire au coin des lèvres.

Iris se renfrogne immédiatement à l’idée qu’on paraisse à la colonie avec un vulgaire véhicule de transport de marchandises.

-Non non… » Répond-elle instantanément. « C’est bon. »

Ambre démarre et nos crânes percutent la vitre de concert. Iris râle, comme toutes les fois suivantes ou elle ne parvient pas à anticiper la conduite d’Ambre. Je soupçonne cette dernière de faire exprès de freiner aussi brusquement, rien que pour avoir le plaisir de l’entendre pester à voix basse.

En ce qui me concerne, j’oublie vite mon espace de Lilliputien.

La main d’Iris est posée sur la banquette à moins d’une dizaine de centimètres de la mienne. Je profite d’un énième à coup pour la rapprocher encore.

J’en sentirais presque la chaleur irradier de ses doigts…

J’entends vaguement son ton impressionné devant les décorations installées par la colonie.

Décorations que je ne vois pas, bien évidemment, trop occupé à hésiter sur cette main si proche et si lointaine en même temps…

Lorsqu’elle s’éloigne soudain alors que je m’apprêtais justement à la frôler d’un doigt timide.

Je relève les yeux alors qu’elle s’extirpe de la voiture et réalise que nous sommes déjà arrivés à destination.

Victor attend patiemment que je sorte également et je me dépêche de les rejoindre au dehors, camouflant tant bien que mal ma déception.

Je n’ai pas pu avouer à Iris ce que j’avais prévu de lui dire, ayant passé sa journée à courir après Mathias ou à préparer Ambre pour la soirée.

Et ce n’est certainement pas maintenant que je vais en avoir l’occasion.

-Ambre ? » Appelle Victor alors que celle-ci semble soudain regretter sa présence ici.

Je me tourne vers Iris, à deux doigts de se trémousser dehors si on n’entre pas plus vite à l’intérieur de la salle des fêtes.

Mais Ambre se décide rapidement, avançant jusqu’à la porte et nous pénétrons ensemble à l’intérieur.

Iris ne reste pas longtemps avec nous cependant.

-C’est parti pour la plus grande soirée de votre vie ! » S’écrie-t-elle en oubliant notre existence et en partant rejoindre la piste de danse comme si elle y était déjà depuis des heures.

Je contemple les mouvements de son corps un instant, me demandant comment une telle déesse pourrait bien vouloir de moi.

Avant que je ne sois rattrapé par des sentiments bien plus primaires, me rendant compte du regard hostile des humains tout autour d’elle mais également sur nous.

Je sens mes muscles se contracter par réflexe alors que je me retiens de glousser, mais je parviens par miracle à me contenir.

Ambre est avec nous…

Et avec elle on ne risque rien.

J’expire lentement alors que nous avançons parmi la foule qui nous laisse un large passage. Je garde la tête baissée, me faisant le plus petit possible aux côtés de Victor qui ne semble pas avoir le moindre problème à se retrouver parmi d’anciens compagnons qui l’ont violemment rejeté.

Le chef de la colonie humaine nous rejoint et s’entretient avec Ambre alors que je guette des signes d’Iris parmi la foule, contrôlant que tout se passe bien en ce qui la concerne.

Ambre se tourne ensuite vers nous mais je suis bien trop préoccupé par les regards de haine tout autour et ne sais même pas ce que je suis censé lui répondre.

-Heu… » Lâché-je en priant pour qu’elle n’ait pas posé une question qui ne concerne que moi.

Heureusement pour moi, Victor joue son rôle de père protecteur.

-Une boisson sans alcool si vous avez pour moi. » L’entends-je lui répondre « Et peut-être, une coupe de champagne pour Ambre et Valentin ? »

J’acquiesce ostensiblement, soulagé qu’il ait pris les choses en main en ce qui me concerne.

L’humain s’éloigne pour nous chercher les boissons et nous rejoignons les quelques canapés installés pour l’évènement.

La simple présence d’Ambre suffit à chasser les quelques locataires et nous nous retrouvons avec un vaste et confortable espace à notre disposition.

Je me permets enfin de souffler un peu, soulagé d’avoir atteint cette oasis de paix et de tranquillité. J’observe discrètement la foule alentour alors que je m’installe à côté de Victor et me rends compte que les regards hostiles ne me sont, en majeur parti, pas destinés.

En réalité c’est Ambre et Victor que les humains dévisagent le plus. Victor en particulier semble attirer le plus d’animosité.

Et je me demande bien pourquoi.

-Bon, j’espère que vous êtes satisfaits. » Lance Ambre en s’installant. « Mais ne vous attendez pas à ce qu’on y reste toute la nuit. Une ou deux chansons et on repart… »

J’expire lentement, soulagé qu’elle n’ait pas plus envie de s’éterniser que moi.

Puis je cherche à nouveau Iris des yeux.

Elle évolue avec grâce et désinvolture au milieu des danseurs. Je remarque même que quelques hommes ne semblent plus s’offusquer qu’elle soit une éveillée et commence à la regarder avec un certain intérêt.

J’aurais tellement aimé avoir son aisance et pouvoir la rejoindre, chassant ces potentiels prétendants en dansant comme un dieu auprès d’elle. Je les aurais littéralement écrasés par mon assurance et j’aurais profité de la venue impromptue de Mathias pour embrasser Iris devant lui…

-Elle a l’air de bien s’amuser. » Soupiré-je en revenant sur terre.

Victor se tourne vers moi, me souriant gentiment.

-Tu peux la rejoindre tu sais… » Me propose-t-il, m’encourageant à sauter le pas.

-Moi ? » Je lui réponds, une chaleur bien connue inondant mon visage. « Oh non… Non, je ne sais pas danser de toute façon… »

Et je me retiens de lui dire que, non seulement je ne sais pas, mais, surtout, que je n’ai jamais dansé de ma vie, ayant plus souvent participé à des soirées de gamers qu’à des bals ou des sorties en boîte de nuit.

Je n’avais pas l’âge en plus, à l’époque…

Le chef de la colonie humaine revient avec nos boissons et Ambre se charge de nous les passer.

Je contemple ma flûte de champagne.

Je n’ai jamais bu d’alcool non plus. Mes parents étaient contre, avant la catastrophe, et je n’ai jamais eu le droit d’y goûter, même pendant les réunions de famille. Quant à piquer des bouteilles et faire mes propres expériences avec des amis…

Disons que je n’ai jamais eu beaucoup d’amis, à part ceux que je rencontrais sur mes jeux en ligne. Ce qui ne me laissait pas beaucoup d’occasions pour faire ce genre d’expériences.

Je repense à tout ça alors qu’Ambre, Victor et l’humain discutent juste à côté de moi, me sentant soudain très loin d’eux.

Je n’aurais pas dû survivre. La catastrophe a tué tous les jeunes de mon âge, voire même un peu plus vieux que moi. Ce qui fait que je suis le seul à avoir eu une aussi pauvre expérience de la vie avant d’avoir dû faire face à ce nouveau monde.

Quand je pense à Iris et à toutes ses vies. Tous les métiers qu’elle a essayés, ses voyages, ses déménagements… Ses expériences avec les hommes…

Je me sens ridiculement jeune et ignorant en comparaison.

Comment pourrait-elle vouloir de moi alors que je n’ai même jamais embrassé une fille de ma vie ?

Enfin presque…

La seule à laquelle j’ai roulé une pelle, c’était pour la tuer…

Je secoue imperceptiblement la tête alors qu’Iris nous rejoint justement, me sortant de mes sinistres pensées.

-Ben, qu’est-ce que vous faites ? » Nous demande-t-elle d’un air surpris.

Et elle tente de saisir la main d’Ambre au passage.

-Continue Iris et je jure que tu ne danseras plus jamais de ta vie ! » La menace immédiatement cette dernière en s’enfonçant dans le canapé.

Comprenant qu’elle ne parviendra pas à la faire bouger, elle jette son dévolu sur Victor et moi.

-Allez ! Tout le monde en piste ! »

Elle me prend la main et je me lève.

Je ne pourrais jamais dire non à Iris. Impossible.

Encore moins avec une telle robe.

Victor tente de se soustraire à sa requête en invoquant son âge mais elle ignore sa remarque et va même jusqu’à le torturer pour le forcer à se lever.

-Je croyais que tu n’avais aucun pouvoir ? » S’étonne Ambre en constatant les capacités d’Iris.

Cette dernière tente de rester modeste.

-Oh… Ça ne vaut pas grand-chose comparé aux autres éléctrokinésistes mais bon… Ça sert parfois. » Lui répond-elle avant de nous pousser devant elle. « Allez ! En avant ! »

Et nous rejoignons tous les trois la piste de danse.

Iris nous encourage l’un et l’autre à entrer dans le mouvement. Je la regarde faire puis je tente d’imiter les humains autour de moi-même si je suis bien conscient d’être très loin d’y parvenir.

J’ai beau angoisser à l’idée d’être au milieu d’eux, à l’idée de faire quelque chose qui me dépasse, je m’amuse malgré tout.

Grâce à Iris…

L’allocution du chef de la colonie humaine nous interrompt soudain alors qu’Iris tentait de m’apprendre un pas de danse qui m’était tout à fait inconnu.

Comme tous les autres en fait…

Je garde précieusement sa main dans la mienne alors que l’humain entame son discours. Iris l’aurait certainement hué, rageant qu’il nous ait interrompus alors que nous nous amusions tellement, mais je serre sa main et lui souris, lui montrant que ça n’a pas d’importance.

Il pourrait annoncer notre mort prochaine que ça ne me ferait ni chaud ni froid, tant que je sens la peau d’Iris contre la mienne.

En bon chef de colonie, il remercie tout le monde, nomme un nouveau second puisque, apparemment, ils ont éjecté le dénommé Frank, puis fais une annonce toute particulière pour Ambre.

Je n’écoute qu’à moitié, suis Iris quand il le faut pour soutenir Ambre qui ne semble pas franchement ravie d’être soudain au centre de l’attention, et ne peut m’empêcher de penser à ses doigts que je ne lâche pas et qui ne semblent pas vouloir me quitter non plus.

La musique reprend soudain et Iris ne peut s’empêcher de tournoyer, laissant ma main vide de la sienne au passage. Je l’admire alors qu’elle envoie un message bien spécifique à Ambre qui me fait sourire.

Alors qu’elle se retourne vers moi, je la vois chercher quelqu’un des yeux. Elle s’approche, sans perdre le rythme.

-Il est parti où ? » Me demande-t-elle d’un air à la fois surpris et renfrogné.

Je comprends qu’elle parle de Victor et me rends compte qu’effectivement, il ne se trouve plus dans les parages.

Mais je ne m’inquiète pas trop pour lui. Après tout, il connaît les humains qui sont présents ici, peut-être est-il parti rejoindre un ancien ami ?

Je hausse les épaules.

-Je sais pas… »

Mais ma réponse semble soudain ne plus tellement l’intéresser.

Elle place ses bras autour de la nuque et je perçois son odeur plus précisément que jamais. Elle l’a agrémenté d’un parfum qui me pique le nez, qui me fait tourner la tête.

Je sens son corps contre le mien, ses seins, son ventre… Et j’ai beau me concentrer, je ne peux pas faire autrement que laisser l’excitation me gagner.

Pitié… Faites que ça passe inaperçu !

J’aurais eu plus confiance avec un jean mais avec ce fichu pantalon de costard…

Iris va même jusqu’à me prendre les mains pour les placer sur ses hanches et je n’ose plus bouger le petit doigt, ayant l’impression que mon cœur peut exploser à tout moment.

Et je comprends ce qu’elle attend de moi maintenant.

Une chose que je ne peux toujours pas lui donner.

Je dois lui dire bon sang !

Il faut qu’elle sache !

-Iris… » Je commence, le ton hésitant. « Je… »

Mais elle place l’un de ses doigts sur mes lèvres pour me faire taire.

-Non Valentin » Me coupe-t-elle. « Pas de longs discours ce soir. Ferme les yeux Val, et laisse-toi faire… »

J’aimerais tellement… Et si j’essayais quand même ? Peut-être… Peut-être que ça ne risque rien…

Elle ferme les yeux et approche son visage du mien.

Je suis tenté à l’idée de la laisser aller au bout, égoïstement et pour ne pas la blesser. Je sens son haleine sur mes lèvres alors que je ferme les yeux.

Et dans une brutale réminiscence, je revois ma tortionnaire alors qu’elle s’échouait au sol, le crâne défoncé par la balle qui le lui a traversé. Juste après que je lui ai donné l’ordre de tirer.

Alors que je l’embrassais, pas par amour mais par nécessité.

Je repousse Iris bien plus brutalement que je ne l’aurais souhaité.

Le regard qu’elle m’adresse calme instantanément toutes mes ardeurs, me fait mal comme si elle avait utilisé son pouvoir contre moi.

À y réfléchir j’aurais préféré ça.

-Attends Iris ! » M’empressé-je de lui dire, tentant d’atténuer mon geste par les paroles. « Il faut que je te dise… »

Elle me repousse violemment, chassant mes mains de ses hanches.

-Que tu me dises quoi Valentin ?! Tu viens de tout gâcher ! » Me reproche-t-elle avec raison d’une voix aiguë.

Elle tente de me tourner le dos pour partir mais je la retiens par le bras, désespéré à l’idée qu’on se sépare de cette façon.

-Iris ! Attends ! » La supplié-je, une douleur atroce au thorax m’empêchant presque de respirer. « Je t’en prie ! Je dois juste t’expliquer quelque chose ! »

Elle se dégage mais ne pars pas tout de suite, croisant rageusement ses bras sous sa poitrine.

Je la fixe un instant avant de détourner mes yeux des siens.

Comment faire ? Comment faire pour lui dire ? Lui raconter ?

Ça me prendrait des heures et, vu son état d’énervement, je n’ai pas plus de quelques minutes devant moi.

Sans compter le bruit ambiant et ce que pourraient entendre les humains de mon histoire s’ils voulaient écouter…

-C’est juste que… » Commencé-je, ne sachant pas quoi dire pour la faire patienter. « C’est… C’est compliqué Iris… »

-Si je ne te plais pas, ça me paraît plutôt simple en fait. » Me répond-elle soudain.

Je la fixe, interloqué.

Comment peut-elle seulement penser ça ?

-Non ! Non Iris ! Pas du tout ! Ça n’a rien à voir je t’assure ! » Je me rapproche d’elle, tentant de paraître plus sûr de moi que je ne le suis vraiment et la prends par les épaules. « C’est juste… Il me faut un peu de temps pour t’expliquer et… » Je regarde autour de moi pour désigner la foule. « Disons que c’est compliqué de le faire ici… »

Et je plonge mon regard dans le sien, priant pour qu’elle accepte de remettre cette conversation à plus tard.

Elle soupire de lassitude.

-C’est bon Val, on verra ça une autre fois… » Lâche-t-elle avec une intense déception dans la voix qui me fait mal au cœur. « Je vais chercher Ambre et la forcer à ramener ses fesses ici. » Et elle m’abandonne sans plus de cérémonie, me laissant seul et apeuré au milieu des humains.

Je la suis du regard jusqu’à ce que je la perde de vue.

Je tente de paraître à l’aise en l’attendant, espérant qu’elle ne mette pas trop de temps à revenir.

Les regards autour de moi me font baisser les yeux vers le sol et je dois me faire violence pour ne pas quitter la piste. Je reste, quasiment immobile, les mains dans les poches alors que le reste de la colonie continue à s’amuser et à danser tout autour de moi.

Iris finit par réapparaître et un soulagement puissant me fait lui adresser mon plus grand sourire.

Jusqu’à ce que je remarque Mathias, derrière elle.

Et mes traits se figent.

Il n’avait pas l’air très heureux de se trouver là au début mais son regard ne cesse de glisser sur le décolleté d’Iris, la cambrure de son dos, ses jambes…

Je hais ce type.

Mon ex-cavalière prend, en plus, un malin plaisir à ne danser que pour Mathias. Je les vois échanger quelques mots, ce dernier me jetant un autre de ses regards moqueurs avant de se mettre lui-même à danser, entraînant Iris dans la foule.

C’est bien plus que de la haine que je ressens en le voyant évoluer avec classe au milieu de la piste, les autres participants leur laissant une grande place pour permettre à Mathias de poursuivre ses enchaînements.

Je meurs littéralement de jalousie.

Et je me rends compte que ce connard a pris exactement la place dont je rêvais tout à l’heure.

Il ne manquerait plus qu’il l’embrasse devant moi…

C’est à cet instant, quand je ne pensais pas pouvoir passer une plus horrible soirée, que Laurent et tout son groupe d’homme m’ont entouré et menacé pendant de longues secondes.

Une fois libéré, j’ai rejoint Victor un peu plus loin. Puis Ambre est venue nous dire qu’elle souhaitait quitter la fête.

-Vous deux, allez près de l’entrée. » Nous intime-t-elle d’un ton qui interdit toute négociation. « On s’en va d’ici dès que j’ai trouvé les autres. » Nous hochons la tête de concert avec Victor, soulagés l’un comme l’autre de pouvoir nous enfuir de cet endroit. « Vous savez par où ils sont allés ? »

Je secoue la tête en me demandant s’ils n’ont pas purement et simplement déjà quitté la fête. Même si ça m’étonnerait beaucoup de la part d’Iris.

Alors qu’Ambre part à leur recherche, nous rejoignons la porte avec Victor. Par acquit de conscience, je l’ouvre et vérifie qu’ils ne se trouvent pas au dehors. Peut-être dans la voiture en train de se bécoter comme les autres humains sur le canapé.

La jalousie et la colère que je ressentais avant que Laurent ne vienne me terroriser reviennent soudain en force.

-Je vais aider Ambre. » Annoncé-je à Victor. Et je repars vers la foule sans attendre sa réponse, prenant tout mon courage pour évoluer au milieu des humains. Je me mets à suivre leurs odeurs, ayant l’avantage d’avoir celle d’Ambre qui est plus récente et donc, plus facile à repérer.

J’erre un moment avant de finir par rejoindre une porte discrète au fond de la salle.

Mon visage se crispe en imaginant Mathias entraîner Iris jusqu’ici… En imaginant qu’elle se soit laissée faire…

Je mets quelques secondes à ouvrir la porte et finis par pénétrer dans une salle de stockage comprenant le matériel de la salle des fêtes.

-Il essayait de te violer ! » Entends-je soudain la voix d’Ambre quelques mètres plus loin.

Je m’approche silencieusement, jusqu’à apercevoir Mathias, allongé dans un tas de chaises de spectacles renversées, puis Iris devant Ambre qui me tourne le dos.

Iris tente de protéger Mathias de la fureur de notre chef de clan et ce qu’elle dit pour la convaincre me donne l’impression qu’une chappe de plomb vient de s’abattre sur mon cœur.

-Non non ! Pas du tout ! Ambre ! C’était… J’étais d’accord ! Tu comprends ? »

Je mets un temps infini à pouvoir à nouveau bouger mon corps.

Et décide qu’il est temps de laisser tomber mes stupides et inutiles tentatives pour la séduire. C’était perdu d’avance de toute façon.

-Ok. » Je lâche d’une voix atone.

Et je ne perds pas plus mon temps dans la pièce.

J’entends vaguement Iris s’écrier après moi mais préfère l’ignorer. Mon ego en a déjà assez bavé aujourd’hui.

Je tente de refermer la porte derrière moi mais poursuis mon chemin d’un pas vif lorsque je l’entends me rejoindre.

Elle parvient à me rattraper devant les canapés et tente de me retenir par le bras.

Je me dégage sèchement.

-C’est bon Iris. J’ai compris. » Je me contente de lui dire avant de repartir aussi sec.

Je sors de la salle des fêtes. Victor se trouve toujours devant la porte mais le fait que je lui passe devant sans lui lâcher un mot ne semble pas lui faire grand-chose. Il ne bouge pas le petit doigt, son regard perdu dans le vide.

Je sors du bâtiment et rejoins la voiture d’Ambre désormais saupoudrée de neige fraîche.

-Valentin ! » M’appelle Iris à nouveau.

Comment peut-elle…

Comment ose-t-elle continuer à me faire souffrir comme ça ?

À me faire croire que je vaux quelque chose à ces yeux alors que, de toute évidence, ce n’est absolument pas le cas ?

Je me retourne vers elle et la fixe, bien décidé à ne pas me laisser faire pour une fois.

-Ça t’amuse de jouer avec les gens hein ? » Je lui crache aussi froidement que possible. « De leur faire croire que t’es intéressée alors que… »

Mais je ne parviens même pas à finir ma phrase, une boule énorme de rage et de chagrin m’empêchant d’aller plus loin.

-Mais non Val… » L’entends-je me dire d’une petite voix que je ne lui connaissais pas.

Je retrouve soudain mes mots alors qu’elle tente encore de m’amadouer pour mieux me fusiller ensuite.

-C’est bon Iris je te dis. » Je la coupe brutalement. « J’ai pas besoin que tu m’expliques tu sais. Je suis pas aussi attardée que tu le crois. » Je me tourne vers elle un bref instant. Elle semble souffrir de ce que je lui dis, mais c’est sans doute encore de la comédie.

Comme c’était déjà le cas depuis le début…

Mais j’étais bien trop naïf pour le comprendre.

-Tu aurais dû me dire que je n’avais aucune chance. » Dis-je pour clore la conversation et je me retourne, autant pour m’empêcher de la voir que pour éviter qu’elle puisse détecter mon chagrin.

Elle ne tente plus de me convaincre cette fois, ce qui ne fait que confirmer ce que je croyais.

Au moins les choses sont claires à présent.

 

-Iris… Il faut absolument que je t’explique quelque chose. » Me lancé-je enfin alors que je la serre contre moi.

Jamais au grand jamais je n’aurais cru avoir cette chance, surtout après avoir fini cette fichue soirée de la sorte. Mais la terreur de l’avoir perdu à jamais et le soulagement qui a suivi ont fini par débloquer une situation qui me semblait définitivement perdue.

Mais maintenant, il est temps qu’elle sache.

Je ne prendrais pas le risque de la faire fuir une seconde fois. En tout cas, pas à cause de mon comportement.

Elle se redresse dans mon lit pour pouvoir me regarder en face.

-Quoi ? » Me demande-t-elle avec un sourire. « Tu es vierge c’est ça ? »

Je marque un temps, ne m’attendant pas du tout à ce qu’elle me pose cette question qui aurait aussi dû faire partie de mes aveux, si je n’avais eu que ça à penser.

-Euh… » Je lui réponds en rougissant. « Oui c’est vrai… Mais ce n’est pas de ça que je voulais parler. »

Elle fait la moue, mais prends le temps de m’écouter cette fois, pressentant sans doute l’importance de mes futures paroles.

-Je… J’ai… » Je souffle lentement par la bouche et détourne les yeux de son regard pour faciliter la chose. « Je ne pourrais jamais t’embrasser avec la langue Iris… » Finis-je par lui dire.

Elle glousse.

-Pourquoi ? Je sens trop mauvais pour toi ? » Et elle souffle dans sa main pour vérifier l’odeur de son haleine.

Je lui prends la main, mes muscles se crispant à l’idée de mes futurs aveux, tentant de la reconcentrer et elle retourne le visage vers moi, surprise que je lui serre les doigts avec autant de force.

-J’ai un pouvoir Iris. Mais il est… Tellement horrible… J’avais peur de t’en parler… Et même d’en parler aux autres… » Elle attend la suite, attentive comme elle ne l’a jamais été jusqu’à présent. Je soupire, ne pouvant plus reculer maintenant. « Je peux prendre le contrôle des gens. » Lâché-je d’un trait. « Prendre le contrôle de leurs pouvoirs si ce sont des éveillés. Et leur forcer à faire… Toutes sortes de choses… Qu’ils n’auraient jamais fait… »

Comme se suicider par exemple…

Mais je me retiens de dire ces mots à voix haute. C’est déjà suffisamment difficile comme ça.

Elle me fixe un instant.

-C’est tout ? » Me lâche-t-elle soudain, presque déçue de mes révélations.

-Comment ça, c’est tout ? » Dis-je en fronçant les sourcils. « Ça ne te dégoûte pas ? »

Elle me regarde d’un air las.

-Mathias arrache les membres pour tuer et Ambre découpe ses ennemis en petits morceaux… Tu trouves vraiment que c’est plus propre ? »

Je comprends ce qu’elle veut dire et en même temps je ne pense pas qu’elle réalise vraiment ou est le problème.

-Mais… »

-Et qu’est-ce que ça a à voir avec le fait que tu ne peux pas m’embrasser de toute façon ? » Ajoute-t-elle à juste titre.

J’évite à nouveau son regard.

-C’est parce que ça marche avec la salive. Et je ne peux pas vraiment contrôler le phénomène… »

Cette fois, elle écarquille les yeux.

-Avec la salive ?! » S’étonne-t-elle, puis elle me fait un regard entendu. « En fait, tu es un grand séducteur Valentin… »

Et elle se met à rire.

Son comportement m’agace. Elle ne voit donc pas que je suis un monstre ? Que je pourrais lui faire du mal sans même le vouloir ? Avec un simple baiser ?

-Iris ! » Et je m’assois dans le lit, m’éloignant volontairement d’elle « j’ai déjà tué quelqu’un de cette façon ! » Lâché-je pour lui faire prendre conscience du danger. Elle cesse de glousser, surprise par mon ton plus que sérieux. « Je… J’ai… » Je me mets à trembler sur ce que je m’apprête à lui avouer. « Quand je me suis échappé de mon ancien clan… C’est comme ça que je l’ai fait… J’ai pris le contrôle de l’une d’entre elle et je m’en suis servi pour tuer les autres… Et la forcer à se tirer une balle… »

Le souvenir de cette dernière journée me revient brutalement en mémoire et je manque de fondre en larmes.

Forcer ma geôlière à tuer ses propres partenaires n’avait pas été très difficile. Un seul baiser avait suffi. J’avais dû l’embrasser à nouveau en revanche pour l’empêcher de me tuer. Je me souviens encore de ses toutes dernières sensations alors qu’elle s’apprêtait à appuyer sur la gâchette. Sa terreur, son dégoût, sa surprise…

Je secoue la tête lorsque je sens la main douce d’Iris sur ma joue.

-On vit tous avec nos démons Val… » Me dit-elle avec un sérieux qui m’est tout à fait inconnu chez elle. « Ça ne change rien pour moi… »

Et elle approche ses lèvres des miennes, m’embrassant en douceur sur les lèvres.

J’en pleurerais presque de joie…

-Viens… » Me propose-t-elle en se rallongeant et je l’imite, l’esprit tellement haut dans la pièce qu’il doit certainement toucher le plafond. « Bon, je t’aurais bien proposé de perdre ta virginité ce soir, mais je suis épuisée… »

Cette fois c’est moi que met à rire. Un peu nerveusement d’ailleurs.

-Bonne nuit Iris… » Lui dis-je simplement.

-Bonne nuit Val. » Me répond-elle d’une voix déjà endormie.

Sa respiration se fait vite plus profonde contre mon épaule.

Perdre ma virginité…

N’y a-t-il pas un risque pour elle ?

Mais peut-être qu’avec un préservatif…

Je sens le sommeil m’emporter en me disant que ce n’est pas plus mal si on attend encore un peu pour ce genre de chose…

Mais demander de la patience à Iris…

Tout un programme…