Hors série n°8

Maëva

 

-Ils l’ont trahi Maëva. »

Je fixe mon chuchoteur, retenant tant bien que mal la vague d’excitation qui menace de me submerger.

Alors je n’aurais même pas besoin de sacrifier mes précieuses créatures ?

Quel soulagement !

-Dans quel état est-elle ? » Lui demandé-je immédiatement, me doutant déjà qu’elle a eu le dessus sur les humains.

Comment aurait-il pu en être autrement ?

-Mal. » Me répond-il avec une pointe de déception. « L’un d’entre eux est parvenu à lui injecter quelque chose. Je ne sais pas si elle va s’en tirer… »

Après l’excitation c’est une déferlante d’angoisse qui m’envahit.

-Angelo ! » M’écrié-je. « Il faut y aller ! »

Il se retourne et se dirige vers moi, laissant ses deux éveillés, les deux seuls à ne jamais avoir profité de mon pouvoir, achever seul la préparation de leurs armes.

Avant de me répondre, il se tourne vers mon chuchoteur.

-Tu es bien sûr de ce que tu dis ? Ce n’est pas un piège ? »

Mon éveillé se met à rire.

-Si c’est un piège, alors ils se sont amusés à sacrifier beaucoup des leurs… Je ne vois pas vraiment l’intérêt. »

Après une minute de réflexion, Angelo hoche la tête et tourne son visage vers moi, haussant ses sourcils sombres.

-Alors on y va. » Conclu-t-il enfin.

Un large sourire étire mes lèvres et je m’élance vers lui, faisant mine de l’embrasser.

Il se retient de reculer, sachant que je n’oserais pas le toucher de la sorte et risquer de tout gâcher. Surtout pas maintenant.

Alors que nous sommes si proches du but.

Je reste quelques secondes, mon visage à quelques centimètres seulement du sien, profitant de son odeur, unique parmi mes créatures puisqu’il est presque le seul à être dépourvu de mes propres fragrances, puis je me permets de lui caresser tendrement la joue de ma main gantée.

-On y va. » Lui chuchoté-je sensuellement.

Il me sourit et se dégage gentiment de mon étreinte avant de lancer le signal du départ.

 

Ma future éveillée a fait un sacré massacre. Des corps ensanglantés jonchant le sol de toute part.

Quel gâchis…

Toutes ses créatures potentielles perdues… Juste par peur de la voir se retourner contre eux.

Je soupire et avance dans la ruelle ou elle se trouve, prostrée au sol.

Je donne silencieusement l’ordre à mes créatures de rester un peu en arrière, et m’avance seul avec Angelo. Il est évident désormais que je ne risque plus rien.

Elle semble si fragile ainsi. Sera-t-elle seulement capable de survivre à mon pouvoir lorsque je l’exercerais sur elle ? Je ne prendrais pas le risque de la perdre…

Pas après tout ce temps passé à la chercher.

Je m’approche à moins d’un mètre et me penche vers son corps frêle et recroquevillé dans la souffrance.

Elle parvient encore à me fixer, ses yeux d’un bleu intense ressortant particulièrement bien sur son visage si pâle.

-Va-t-elle mourir ? » Demandé-je à Angelo, inquiète à l’idée de ne rien pouvoir tenter.

Il s’éloigne sans me répondre, se dirigeant vers l’endroit où l’humain est parvenu à lui injecter le produit.

En attendant qu’il me délivre son verdict, je m’accroupis auprès d’elle et la détaille longuement.

Si seulement…

Si seulement tu avais accepté de te rendre ma belle, tu n’en serais pas là aujourd’hui.

-La seringue n’est pas tout à fait vide. » Me répond-il après plusieurs interminables minutes d’attente. « Il est possible qu’elle survive, mais il vaut sans doute mieux que tu ne la touches pas tout de suite, ou tu risquerais de la tuer. »

Je parviens à comprendre, avec le peu de français que je connais.

Alors il y a une petite chance…

Je souris chaleureusement à ma future créature.

-On va bien s’occuper de toi tu verras… » Lui dis-je avec le meilleur accent que je puisse faire.

Je vois son regard se faire lointain et je prie pour que sa perte de connaissance ne soit que temporaire.

Lorsqu’un homme apparaît soudain au-dessus d’elle, me bouchant la vue. J’ai à peine le temps de me rendre compte de sa présence qu’il disparaît aussitôt.

Avec elle.

Un téléporteur…

Si puissant qu’il peut prendre des personnes avec lui…

Je n’en reviens pas et n’ai même pas le réflexe de me relever.

Heureusement Angelo a gardé la tête sur les épaules, il me rejoint en quelques pas alors que les cadavres des humains autour de nous s’animent soudain.

Un piège…

Alors finalement, c’en était un.

Angelo me force à me relever et me prend dans ses bras avant de déployer ses ailes. Nous nous élançons tous les deux dans les airs et une intense tristesse m’envahit.

Mes créatures…

Je vais en perdre aujourd’hui, c’est certain.

Je serre les dents, le visage contre le torse de mon ange déchu.

Mais ça en vaut la peine si je parviens à l’avoir.

 

J’ai toujours aimé mon pays d’origine. Je m’y sentais chez moi, j’avais des amis, une famille… Mais pas d’avenir.

Ou pas celui auquel je me destinais en tout cas.

Très jeune, j’ai compris que mon physique était un atout avec lequel de nombreuses portes pouvaient s’ouvrir et, à l’adolescence, j’ai commencé les concours de beauté avant de fréquenter les photographes les plus renommés de Varsovie.

Mais ce qui me faisait rêver, c’était l’Europe de l’ouest. Londres, Berlin, Paris, Rome, Madrid… Toutes ces capitales qui semblaient tellement plus riches et sophistiquées que la mienne.

De loin tout du moins.

Mais la catastrophe a rapidement anéanti tous mes projets.

Je me souviens de ce réveil douloureux dans ce studio de photographie. J’avais un mal de tête atroce et une sensation étrange sur la peau. Comme si elle était recouverte d’un film odorant, une sorte de fine et discrète pellicule qui m’a donné la chair de poule pendant un moment.

Je me suis relevé lentement, en me tenant à un pied d’éclairage et me suis rendue compte que je n’étais pas la seule à avoir chuté au sol.

Excepté que les autres, eux, ne bougeaient plus, leurs yeux grands ouverts ou à demi fermés. Leur corps inerte bien que je tente de les réveiller en les poussant du pied.

J’ai mis un temps fou à comprendre qu’ils étaient morts.

À comprendre que j’étais seule.

Je me suis passé la main dans les cheveux, prise d’angoisse. Mais lorsque je l’ai retiré, de longues mèches de ma belle tignasse blonde y sont restées, se décrochant sans douleur de mon crâne.

J’ai eu du mal à respirer sur le coup, puis je me suis mise à pleurer.

J’ai couru, manquant de m’étaler par terre en trébuchant sur les cadavres et me suis rendue dans la loge que l’on m’avait réservée, me plaçant devant le miroir sans en croire mes yeux.

Mon visage était strié de sang, comme si de longues coulures s’étaient échappées de mon crâne et avaient poursuivi leurs courses sur mes joues et mon front durant ma période d’inconscience.

Puis j’ai regardé mes cheveux.

Un hurlement étranglé m’a échappé et je suis tombée à genoux avant de passer à nouveau, nerveusement ma main dans mes boucles souples.

Pour en décoller encore. Par paquets sanglants.

J’ai stupidement cherché à les recoller, ce qui n’a fait qu’aggraver le phénomène, et je me suis rapidement retrouvée presque complètement chauve.

Je suis restée un long moment, prostrée, de longues mèches blondes plein les mains et réparties tout autour de moi comme si je m’étais soigneusement épilé le crâne.

Jusqu’à ce qu’un homme, sans doute attiré par mes cris de détresse, ne me rejoigne dans la pièce.

Je l’avais déjà croisé celui-là, sans vraiment faire attention à lui. C’était un stagiaire, rien de plus.

Je l’ai fixé, tellement soulagée de voir enfin un être vivant, les yeux pleins d’espoir.

Mais son regard à lui, avait une lueur folle.

Il ne m’a même pas adressé la parole et s’est contenté de m’approcher et de me forcer à m’allonger au sol.

Je me suis débattue et l’ai frappé à plusieurs reprises sur son torse sans que ça le fasse réagir.

Jusqu’à ce que ses lèvres rencontrent les miennes, m’embrassant de force.

Il s’est immédiatement arrêté, comme pris de vertiges. Et moi j’ai ressenti…

Tout…

Tout ce qu’il y avait en lui.

Une peur panique m’a saisi et j’ai violemment plaqué ma main sur son visage pour le forcer à reculer.

Il a lâché un râle d’extase avant de s’effondrer au sol.

Mort.

Cette fois je l’ai compris immédiatement, les sensations que j’avais partagées avec lui s’éteignant brusquement.

Je me suis reculée, rampant plus ou moins sur le parquet puis je suis restée assise contre le mur à le regarder, mes genoux repliés contre ma poitrine, mes bras les entourant et mon menton reposant sur mes jambes.

Mon cerveau a fini par se remettre à fonctionner et j’ai établi une liste de chose à faire avant de m’aventurer au dehors.

Me laver.

Me changer.

Comprendre.

Si les deux premières ont rapidement été expédiées, bien que ce soit dans la douleur surtout lorsque je me suis lavée le crâne et que j’ai découvert les cicatrices immondes qui le recouvraient de toute part, la troisième a mis plusieurs longs mois avant de s’accomplir tout à fait.

Je me contentais de tuer au début, ne sachant pas encore que je pouvais faire bien plus que ça, et l’avantage étant que les agresseurs cherchaient spontanément le contact physique.

Puis j’ai fini par étudier un peu plus profondément la question.

Mes premières créatures ont été des humains, puis je me suis mise à soumettre des éveillés.

C’était plus compliqué chez eux, le processus étant plus long, plus fastidieux.

Plus risqué aussi.

Mais j’ai fini par me constituer un petit groupe et je me suis dit que mon rêve n’était pas inaccessible finalement.

D’accord, le monde avait changé, je ne serais jamais la mannequin vedette que j’avais espérée, mais je pouvais toujours rejoindre ces villes qui me faisaient tellement envie.

Plus rien ne pouvait m’en empêcher…

 

À mesure que j’avançais, franchissant les frontières européennes qui n’avaient plus aucun sens et agrandissant mon groupe, un autre rêve s’est lentement imposé à moi.

Maintenant que je n’avais plus d’exigence sur mon corps, puisqu’il ne me servait plus de gagne-pain, je me prenais à rêver d’être mère.

Je n’avais pas besoin d’un père, un géniteur me suffisait amplement, et j’ai tenté d’utiliser mes créatures mâles pour ce faire.

Quel ne fut pas ma frustration de découvrir que mon pouvoir les avait rendus impuissants.

Quant à faire cette proposition à d’autres humains que je n’avais pas encore possédés… Je l’ai fait à quelques reprises.

Sans succès.

Ils sont tous morts les uns après les autres, le contact avec mon corps étant bien trop puissant pour leur permettre d’y survivre suffisamment longtemps.

Et, cette fois, j’ai vraiment haï mon pouvoir.

Que faire alors ? J’étais condamnée à la stérilité ? Juste parce qu’ils n’étaient pas capables de supporter quelques malheureuses minutes en ma compagnie ?

C’est la rage qui m’a conduite à agrandir mes troupes, prenant le moindre être vivant sous ma coupe sans vraiment réfléchir à son utilité.

Puis nous sommes arrivés à la frontière nord de l’Italie.

Et c’est là que tout a changé.

Il m’a tout de suite tapé dans l’œil. Lui, son regard de braise…

Et ses lames.

J’ai perdu un grand nombre d’humains et même quelques éveillés avant de parvenir à le capturer. Mais mes créatures ont fini par l’avoir, mon fidèle téléporteur, le seul que j’ai trouvé capable de transporter de petits objets avec lui, lui assénant le coup de grâce en lui plantant un cutter dans la cuisse.

Il a rentré ses ailes, ou plutôt, elles se sont rétractées d’elle-même, lui occasionnant de fâcheuses blessures dans le dos et il s’est écroulé.

Mes éveillés l’ont installé dans une des chambres de l’hôtel de luxe que nous avions choisi. Ils l’ont entravé au lit, les bras en croix, et j’ai attendu qu’il se réveille pour commencer.

Lorsqu’il m’a vu, il a compris. J’avais commencé à me faire une petite réputation dans la région et j’étais facilement reconnaissable, il faut bien le dire.

Il a tenté de se redresser, tirant inutilement sur ses liens pour chercher à s’en défaire alors que j’approchais lentement ma main de son visage.

-Attendez ! Attendez ! » M’a-t-il supplié en anglais avec un accent qui n’avait rien à voir avec cette langue.

Je n’ai jamais été très douée pour les langues étrangères, mais heureusement pour lui, j’avais bien été obligé de me mettre un peu à l’anglais dans mon métier.

-Ca va aller. » Lui ai-je répondu avec douceur, en anglais également, en continuant de m’approcher.

-On peut faire ça autrement ! ATTENDEZ ! » S’est-il écrié, le visage de côté pour tenter de se soustraire à mon contact, en tentant désespérément de m’arrêter.

Et, j’ignore pourquoi, mais il y est parvenu, ma main stoppée net à tout juste un centimètre de son visage.

J’ai attendu dans cette position de longues secondes, contemplant son visage crispé aux yeux fermés et écoutant sa respiration précipitée.

Puis j’ai lentement retiré ma main.

Il a senti que je m’éloignais et s’est lentement tourné vers moi.

-Qu’est-ce que tu veux dire ? » Suis-je parvenue à lui demander, finalement intriguée.

Il a avalé sa salive avant de poursuivre.

-Je peux vous obéir sans avoir besoin de ça. » M’a-t-il expliqué dans une formulation parfaite malgré son accent approximatif.

J’ai légèrement penché la tête de côté.

-Est-ce que j’y gagne vraiment quelque chose ? »

Il m’a fixé, bien dans les yeux.

-Un allié. Un vrai, pas un esclave. C’est le genre de chose qui coûte cher ces temps-ci… »

Je me suis surprise à réfléchir à sa proposition.

Et s’il disait vrai…

Alors j’avais peut-être une solution à mon problème de maternité.

Je lui ai souri, pensive, avant de plisser les yeux, cherchant à savoir s’il allait accepter mon marché.

Il a attendu, contemplant mon changement de physionomie avec une certaine angoisse.

-Je suis d’accord. » Ai-je commencé. « Mais j’ai une demande à te faire… »

Là encore il s’est contenté du silence pour toute réponse.

Je me suis appuyée sur son torse, les bras croisés sur son vêtement, mon visage posé sur mes mains.

-Fais-moi un bébé. » Lui ai-je murmuré.

Et il a haussé les sourcils de surprise.

 

Je me suis installée confortablement sur mon lit pour en profiter.

Comme à chaque fois.

Angelo a rapidement accepté ma proposition une fois que je lui ai entièrement expliqué mon projet.

Avec du recul, je me suis demandée comment il aurait bien pu refuser.

Il a rejoint l’une de mes créatures, parée pour l’occasion de ses plus beaux atours et je me suis concentrée sur elle afin de ressentir au maximum toutes les sensations qu’il allait lui procurer.

L’amour par procuration…

C’est tout de même moins glauque que d’être une simple voyeuse.

J’ai fermé les yeux alors qu’il la touchait, qu’il l’embrassait. J’ai ressenti sa peau contre la sienne lorsqu’il l’a allongée sur le lit, nue contre lui. Il a pris son temps, comme je le lui avais demandé, histoire de ne pas gâcher l’expérience.

Bien sûr, l’objectif final, c’était qu’elle tombe enceinte, mais ce n’était une raison pour se précipiter.

J’ai savouré sa bouche sur son corps, puis la sensation profonde et intense lorsqu’il l’a pénétrée.

J’ai soupiré.

Et dire que mon éveillé avait à peine conscience de tout ça. Elle préférait de loin le simple contact de ma main à ces élans bestiaux de satisfaction physique.

Comme elle avait tort !

Il a accéléré le mouvement, cherchant à atteindre son plaisir à elle, puisqu’il savait qu’il en serait de même pour moi, plusieurs étages au-dessus.

Je l’ai ressenti enfin, après de longues minutes d’effort, et des larmes m’ont échappées, tant de joie que de frustration.

J’aurais tellement aimé être à la place de ma créature à cet instant…

J’avais l’impression de l’entendre, lui, alors qu’il jouissait à son tour, l’inondant de sa semence.

Je me suis passée la main sur le visage, essuyant mes yeux tout en diminuant l’intensité de la connexion qui me liait à mon éveillée.

Si seulement…

Si seulement ça pouvait marcher cette fois…

Je suis restée allongée encore plusieurs minutes, repensant à tous ces moments d’espoir et de déception. Ça faisait plusieurs mois que nous essayions d’obtenir une mère porteuse.

Sans succès.

Et j’ai commencé à me dire que les éveillés étaient peut-être des êtres stériles. À moins que ce ne soit encore à cause de mon pouvoir. Ou d’Angelo…

Comment savoir ?

Je l’ai entendu s’approcher de ma chambre et il a poliment toqué avant d’entrer.

J’ai vérifié que ma perruque était toujours bien ajustée sur mon crâne puis je l’ai autorisé à passer la porte.

-Entre Angelo. »

Il a ouvert la porte et m’a souri en s’approchant. Puis il s’est assis sur le lit à côté de moi.

-Alors ? C’était comment ? » M’a-t-il demandé d’un air coquin.

J’ai volontairement exagéré mon soupir.

-Disons… Mieux que la dernière fois et moins bien que celle d’avant. » Je l’ai fixé en haussant les sourcils. « Tu n’es pas très stable dans tes performances… »

Il a levé les yeux au ciel.

-Si tu arrêtais de me changer sans arrêt de partenaire, ce serait plus simple de savoir comment elles réagissent… »

-Oui, sans doute… » Ai-je admis.

J’ai laissé un temps de silence, fixant le plafond et il a fini par se relever.

-Et si ça ne marche pas Angelo… » Ai-je soudain murmuré. « Si notre espèce est stérile… »

Je n’ai pas pu terminer ma phrase. L’éventualité d’une telle catastrophe me nouant les entrailles.

-On ne sait pas tout Maëva. » M’a-t-il répondu. « Peut-être nous manque-t-il une information importante… »

J’ai fermé les yeux et j’ai lentement expiré, le laissant retourner à d’autres occupations.

 

Plusieurs mois plus tard, nous avons enfin découvert cette information qui nous manquait.

Et qui allait tout changer…

Mes éclaireurs sont tombés sur un couple d’éveillés. Deux télékinésistes. Un pouvoir particulièrement utile parmi tous les autres. Raison pour laquelle j’ai rapidement rejoint les lieux pour leur donner mon premier toucher.

Mes éveillés les maintenaient à genou, au milieu du salon d’une petite maison de campagne. Le genre d’habitation où l’on se voit bien couler des jours paisibles en famille. Pendant les vacances.

Je voyais à leurs regards que ça n’allait pas être simple de les soumettre. Une puissante volonté semblant les posséder tout entier pour m’empêcher d’utiliser mes pouvoirs.

Mais je n’ai même pas eu le temps d’essayer.

Alors que j’approchais ma main du visage de la femme, un cri strident a soudain retenti dans toute la maison.

Je me suis brusquement arrêtée.

Car j’avais reconnu immédiatement le type de cris dont il s’agissait.

Des pleurs…

Des pleurs de bébé…

Le leur…

Je n’en croyais pas mes oreilles.

Je me suis lentement reculée et la femme a hurlé, tentant d’utiliser ses pouvoirs contre moi malgré ses doigts brisés.

Angelo l’a frappé au visage pour la calmer. Elle s’est mise à pleurer mais je ne faisais déjà plus attention à eux.

J’ai lentement rejoint le lieu d’où provenaient les cris. Il s’agissait d’une petite chambre avec un lit d’enfant. Mais le bébé n’y était pas allongé.

Une grande malle, au pied du lit, était recouverte de coussins et de peluches. Je les ai dégagés, les mains tremblantes.

Puis j’ai ouvert la malle.

Il était là. S’égosillant pour que quelqu’un vienne enfin s’occuper de lui. Par réflexe j’ai approché ma main de son visage, n’en croyant pas mes yeux.

Puis, je me suis souvenue de ce que je risquais de lui faire, si je le touchais ainsi.

J’ai lentement replié mes doigts, un à un. Puis j’ai sagement ramené ma main contre mon cœur.

-Tu veux le prendre Maëva ? » M’a soudain interrompu la voix d’Angelo dans mon dos.

Ma respiration s’est brusquement arrêtée.

Le prendre ?

J’ai mis plusieurs secondes à comprendre ce qu’il voulait dire par là, continuant de fixer ce petit corps gigotant, ma vision devenant de plus en plus floue à mesure que les larmes se mettaient à s’écouler.

Le prendre…

Pour que je fasse comme s’il était mien ? Pour qu’il remplace ce vide que je ne parvenais pas à combler malgré mes efforts désespérés ?

En le volant à ses parents… Les prenant sous ma coupe, les forçant à accepter cet enlèvement avec le sourire, à le voir grandir sans qu’il ne leur appartienne plus, sans que ce bébé n’apprenne jamais qui étaient ses véritables géniteurs…

Monstre…

Je me suis redressée et j’ai fui la chambre, ignorant Angelo et donnant mentalement l’ordre à mes créatures de s’en aller.

Je ne suis pas un monstre…

Je ne veux pas en être un.

Angelo m’a rejointe alors que je quittais déjà les lieux.

-Maëva ? » M’a-t-il appelé. Il m’a attrapé par l’épaule mais je me suis dégagée d’un geste sec.

-On s’en va. » Lui ai-je ordonné sans plus d’explications.

 

Je ne suis pas parvenue à retrouver mon calme ce soir-là. J’avais l’impression d’agoniser dans ma chambre, prostrée par terre à côté de mon lit, caressant avec douceur la seule mèche de cheveux que j’ai gardée après m’être rasée les malheureuses qui restaient sur mon crâne.

Elle était toujours aussi douce au toucher. Je ne m’en séparais jamais, la conservant sagement dans un petit sac en satin.

-Maëva ? » M’a soudain appelé Angelo.

Je ne lui ai pas répondu. Je ne voulais voir personne. Aucune de mes créatures ne parvenait à consoler mon chagrin et je ne voyais pas vraiment ce que lui, pourrait bien faire.

Pour une fois, il n’a pas attendu mon autorisation et a ouvert la porte en douceur avant de me rejoindre.

-Va-t’en. » Suis-je parvenue à lui dire malgré la boule dense qui m’obstruait la gorge. « Dégage Angelo. » Ai-je insisté alors qu’il s’accroupissait juste devant moi.

J’étais à deux doigts, soit de tenter de le toucher pour qu’il m’obéisse enfin, soit de donner l’ordre à mes créatures de le chasser. Avec violence de préférence.

-Pourquoi est-ce que tu pleures Maëva ? » M’a-t-il demandé d’une voix douce. « Alors que nous avons enfin trouvé la solution. »

J’ai relevé la tête vers lui, à deux doigts de lui cracher dessus.

-De quoi est-ce que tu parles ? » Ai-je lâché, venimeuse.

-Maëva… » Et il m’a fixé intensément. « C’était deux télékinésistes… » J’ai secoué la tête sans comprendre. « Deux télékinésistes Maëva… Ils ont le même pouvoir… »

Et il m’a souri, attendant que la lumière se fasse enfin dans mon esprit.

Mes larmes se sont taries soudainement et j’ai écarquillé les yeux.

Le même pouvoir…

Comment ai-je pu ne pas comprendre ?

Le même pouvoir.

Ce serait donc ça le secret de notre fécondité ?

Seuls deux éveillés avec des pouvoirs identiques pourraient procréer…

Ce qui expliquait qu’Angelo n’ait pu féconder aucune de mes femelles.

Je n’arrive pas à y croire…

C’était si simple…

-Il faut juste trouver la bonne… » A-t-il conclu en me souriant.

La trouver…

La trouver…

Oui, c’est certain. Je la trouverais. Où qu’elle soit.

L’éveillée complémentaire d’Angelo.

 

Nous avons mis plusieurs années avant de mettre la main dessus.

Angelo avait fini par désespérer et m’avait proposé de prendre un autre éveillé avec des pouvoirs que mes femelles possédaient déjà. Mais je ne voulais pas prendre de risques.

Amener un éveillé ? Potentiellement un ennemi au sein de mon groupe ? Et risquer qu’il en tue ?

Hors de question.

Et puis, une petite partie de moi souhaitait secrètement que ce soit Angelo le père de cet enfant.

Si, moi, je ne pouvais être la mère biologique, je voulais au moins avoir le choix concernant le père.

Alors pour une fois, c’est moi qui calmais ses ardeurs.

-Nous allons la trouver Angelo. » Je lui chuchotais alors qu’il perdait patience, traçant lentement le contour de son visage de ma main gantée jusqu’à l’avant-bras. « Nous avons tout notre temps. »

Il haussait les sourcils mais n’insistait pas. Et nous avons poursuivi notre route, remontant par la suisse jusqu’à nous rapprocher des frontières françaises.

 

-On la trouvait qui rôdait tout autour. » M’a expliqué mon téléporteur. « Elle veut te parler apparemment. Mais elle ne comprend que le français. »

J’ai détaillé l’éveillée qu’ils m’ont amené. Une grande femme brune, la peau mate. Elle me fixait d’un regard noir, mais j’ai compris instinctivement que sa rage ne m’était pas destinée.

Angelo m’a rejointe rapidement après avoir été appelé par l’une de mes créatures.

Puisqu’elle ne parlait que le français, c’est lui qui a conduit l’entretien. J’avais besoin d’en savoir plus avant d’envisager de la garder avec moi. Il était tellement inhabituel que les éveillés se donnent de la sorte…

Il lui a parlé un long moment dans sa langue et j’ai attendu, m’impatientant de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin, il se soit tourné vers moi.

Il s’est retenu de sourire, mais j’ai lu dans ses yeux qu’il s’apprêtait à m’apporter une bonne nouvelle.

Peut-être la meilleure depuis la catastrophe.

Il m’a amené un peu à l’écart avant de commencer.

-On l’a trouvé. » M’a-t-il annoncé sans attendre.

Je suis resté interdite, n’en croyant pas mes oreilles.

Me parlait-il vraiment de ce que je croyais ? Cette éveillée ? Aux pouvoirs semblables aux siens ?

C’était elle ?

Et j’ai tourné mon regard vers notre intruse.

Mais Angelo a placé rapidement sa main sur mon épaule.

-Non. Pas elle. » M’a-t-il expliqué, et ma déception a été à la hauteur de mes espoirs. « Mais elle sait où vit celle qu’on cherche. »

J’ai froncé les sourcils.

-Et pourquoi me la donnerait-elle ? » lui ai-je demandé, suspicieuse.

-Elle cherche à se venger. L’éveillée qui nous intéresse s’en est pris à elle et a tué sa sœur. Elle veut le lui faire payer. »

J’ai commencé à comprendre et j’ai hoché lentement la tête.

-Alors nous n’avons plus qu’à aller la chercher… » Ai-je dit lentement.

Il a secoué la tête.

-Ne prenons pas de risques. » M’a-t-il dit. « Apparemment, ce n’est pas son seul pouvoir » J’ai haussé les sourcils de surprise « Je propose qu’on lui offre notre soutien… Disons… Logistique. Et elle se chargera de la capturer pour nous. »

J’ai réfléchi à sa suggestion durant une longue minute. Aller moi-même à la rencontre de cette éveillée me démangeait franchement mais si elle était si puissante…

Je risquais de perdre certaines de mes créatures.

Ce dont je n’avais aucune envie.

-Tu as carte blanche Angelo. » Lui ai-je enfin répondu. « Fais ce qui te semble le mieux. »

Il a incliné légèrement le buste, pour me remercier poliment de ma confiance, avant de retourner parler à l’éveillée.

 

Les informations que nous ont rapportées mes chuchoteurs nous ont rapidement permis d’en apprendre plus sur elle.

Et de connaître ses faiblesses.

Un clan…

Un clan d’éveillé aux pouvoirs quasi inexistants dont elle serait la protectrice.

Et ce n’est pas tout. Elle aurait également choisi de prendre sous son aile toute une colonie humaine.

J’ai eu du mal à y croire lorsque nous l’avons appris, mais ça nous permettait de mettre au point un plan assez simple pour Patricia, lui permettant ainsi d’accomplir sa vengeance.

Et de me permettre d’obtenir ce que je voulais depuis tellement d’années.

Nous avons mis plusieurs jours à comprendre que ça n’avait pas marché. Plusieurs jours et une longue et pénible attente pour moi.

Angelo et un petit nombre de mes créatures ont fini par aller voir ce qui s’était passé. Et ils les ont trouvés, Patricia et les deux acolytes qu’elle s’était choisie, morts depuis quelques jours dans le petit chalet qu’elle nous avait décrit.

Lorsqu’il est revenu de cette découverte, Angelo a posé une sorte de poche de perfusion sur la table basse de ma suite avant de s’asseoir lourdement dans l’un des fauteuils.

-On a trouvé ça là-bas. » M’a-t-il expliqué. « Ils sont tout de même allés jusqu’à lui en administrer une partie. Quant à savoir ce qui s’est produit ensuite… En tout cas, elle n’était pas seule ce jour-là. J’ai repéré la trace d’au moins un autre éveillé »

Sans doute un autre des membres de son clan.

Qui ne sont donc pas si inutile que ça finalement.

J’ai pris la poche dans mes mains que l’ai longuement examiné puis j’ai saisi l’embout en plastique souple tâché de sang qui avait due lui pénétrer la peau.

-Elle a attendu. » Ai-je conclu.

Angelo m’a fixé sans comprendre.

J’ai continué de jouer avec cette fine partie plastifiée durant plusieurs secondes tout en reprenant.

-Elle tient suffisamment à eux pour avoir attendu… Jusqu‘à être certaine de pouvoir se libérer sans crainte de voir son éveillée se faire tuer. » J’ai pris le temps de poser le matériel de perfusion avant de me lever et de rejoindre Angelo, m’installant nonchalamment sur ses jambes. « Elle est vulnérable. »

Et je savais déjà comment j’allais m’y prendre pour l’avoir.

J’ai approché mes doigts gantés de mes lèvres pour y apposer un baiser, puis je les ai doucement posés sur celles d’Angelo. Il me les a embrassés à son tour avant de me les mordiller gentiment.

 

Elle est plus puissante encore… Bien plus que ce que nous pensions.

Je reprends ma mèche de cheveux et la caresse nerveusement, sentant mes créatures disparaître les unes après les autres.

Alors qu’elle en tue, sans relâche. Utilisant tous les pouvoirs dont elle dispose, s’épuisant à protéger ses alliés.

Et prenant un risque inconsidéré à le faire.

Et si elle se tuait à force ? SI elle finissait par mourir d’épuisement ?

Nous aurions fait tout ça en vain…

Je replace ma mèche dans son sachet avant de la ranger dans ma poche.

Être ici et ne rien pouvoir faire d’autre que de sentir le combat et les pertes… J’aurais dû m’y habituer avec le temps, mais je n’ai jamais eu d’ennemis aussi puissants et avec autant d’alliés jusqu’à présent.

Bon sang Angelo…

Je le vois à travers les yeux de mes propres éveillés alors qu’il la tient par ses ailes. Encore un peu… Juste quelques secondes peut-être et elle sera enfin à moi.

À nous…

Soudain un mouvement à la périphérie de mon champ de vision attire mon attention.

Je fronce les sourcils en découvrant un simple chat qui m’observe de son regard acéré.

Et je perçois instinctivement que celui-là n’est pas ordinaire.

-Tu t’es perdu petit ? » Je lui demande dans ma langue natale. Je me lève et m’approche de lui en douceur. Il attend patiemment, sa queue battant le sol à un rythme régulier, ses pupilles étrécis me fixant toujours, lisant en moi comme dans un livre ouvert.

-Tu n’est pas un chat normal hein ? » Lui dis-je avant d’avancer ma main vers lui.

Il choisit cet instant pour s’échapper, trottinant jusqu’à sortir de mon champ de vision.

Mais sa présence ici comme les sensations qu’elle m’a procurées ont piqué ma curiosité.

Je ne vais certainement pas te laisser partir comme ça…

Je donne silencieusement l’ordre à deux de mes protecteurs de partir à sa recherche. De toute façon, je n’ai pas besoin de plus, le seul autre éveillé intéressant du clan de mon ennemi étant désormais incapable de me faire du mal.

J’aimerais beaucoup le récupérer, celui-là aussi. J’espère que nous arriverons à l’attraper lorsque le combat sera fini.

Je regarde mes hommes chercher mon objet de curiosité, m’inquiétant de ne pas les voir revenir.

Lorsque des cris dans mon dos m’alertent que le félin n’était pas venu seul finalement.

Je me retourne et découvre une éveillée, aux prises avec l’un de mes gardes du corps. Elle est parvenue à mettre l’autre à terre et tente de faire de même avec le premier.

Je vois tout de suite que son pouvoir est faible et ne m’inquiète pas plus que ça. Je donne l’autorisation à ma créature de l’éliminer puisque j’aurais fort à faire dans peu de temps avec ma nouvelle acquisition.

Elle s’apprête à le faire, lorsque la femme lâche un cri de colère.

-Putain Val ! Qu’est-ce que tu fous ! »

Je me demande vaguement à qui elle parle et fronce les sourcils, ne sentant pas d’autres présences dans les environs.

Lorsque quelque chose attire soudain mon attention.

Un homme s’avance vers moi.

Ou je devrais plutôt dire un garçon, tellement son visage paraît jeune.

Il me fixe d’un air neutre, une lueur douce et triste dans le regard.

Une lueur qui me captive, m’empêchant de réfléchir, de raisonner.

Il s’approche de moi et son visage, à hauteur du mien, n’est plus qu’à quelques centimètres.

Et je comprends…

C’est ce qu’elles voient… Mes créatures, lorsqu’elles me regardent, comme fascinés par mon existence.

Il abaisse sa nuque et m’embrasse comme plus aucun être, humain ou éveillé, ne m’a embrassé depuis la catastrophe.

Et je réalise…

C’est lui…

Le seul capable de me donner ce que je veux, ce que je désire plus que tout…

Mon éveillé complémentaire…

Sa langue dans ma bouche est délicieuse et pourtant je sens qu’il prend peu à peu possession de moi, limitant toutes mes sensations comme si je me retrouvais brutalement plongé dans l’eau, m’ôtant mes pouvoirs, me rendant vulnérable, incapable de communiquer avec mes créatures.

Je sais ce qu’il est en train de faire.

Et j’ai envie de hurler.

Non ! Ne fais pas ça !

Tu ne comprends donc pas ?!

Je tente de poser mes mains sur son visage pour reprendre le contrôle mais il m’en empêche et un désespoir intense me saisit.

Je t’en prie !

Écoute-moi !

Mais mes appels restent vains. Je le sens, alors qu’il ordonne à ma propre créature de m’éliminer. La pauvre ne se rend même pas compte que ce n’est plus moi qui tire les ficelles et elle s’apprête froidement à obéir.

J’essaie de lui donner un ordre à mon tour, mais il se perd dans le vide et je sais que je n’ai plus que quelques secondes à vivre.

Deux larmes m’échappent et je me surprends à imaginer quelqu’un d’autre, m’embrassant à la place de mon assassin.

Angelo…

Je l’avais enfin trouvé…