Frank
Elle s’approche de nous, passant, sans vraiment s’intéresser à eux, devant les membres de la colonie dédiés à l’agriculture.
Je suis déçu.
Je ne sais ce pas à quoi je m’attendais mais je suis déçu.
De loin, comme ça, on dirait presque une gamine avec sa façon de marcher bien trop rapide sur ses courtes jambes.
Une gamine qui a déjà massacré pas mal de monde d’après ce que m’a expliqué Pascal. Des éveillés principalement, selon lui, mais je suis certain que ce ne sera pas la première fois qu’elle s’attaque à des êtres humains.
J’en mettrais ma main à couper.
Elle s’approche et nous toise froidement.
Là, je reconnais bien le regard propre à son espèce.
Je décide de parler le premier, histoire de lui montrer qu’elle n’est pas chez elle ici et que ce n’est pas elle qui mène la danse.
-Alors c’est toi la Grande Éveillée ? » Je lui demande de façon rhétorique. Elle se contente de hausser un sourcil sans prendre la peine de me répondre. « Je t’imaginais avec quelques centimètres de plus. » Conclus-je avec simplicité.
Une façon comme une autre de lui faire comprendre ma déception.
Elle ne semble pas s’offusquer de ma remarque et me répond sur le même ton.
-Ce n’est pas moi qui ai choisi ce nom. Et toi, comment on t’appelle ici ? »
Je réajuste la position de mon arme. Ça me dérange de devoir lui donner mon nom alors qu’elle-même refuse de nous livrer le sien.
Comme si nous ne méritions pas de le connaître.
-Frank. » Finis-je par lui répondre.
Elle semble déjà lasse de notre échange.
Saloperie d’éveillée prétentieuse.
-Bien. Alors, Frank, si tu voulais bien envoyer un de tes ‘gugusses’ prévenir Pascal que je suis arrivée. Non pas que notre discussion ne présente pas d’intérêt mais… »
Je conserve mon flegme malgré son évidente tentative pour me déstabiliser et choisis même de me faire passer pour un idiot.
Faire en sorte que son adversaire nous sous-estime. Une stratégie de combat qui a fait ses preuves.
-Prouves-moi qui tu es. Si tu es vraiment une éveillée, tu dois avoir des cicatrices. Montre-les. » Lui demandé-je après un court instant.
Je vois ses sourcils se froncer et son impatience grandir devant mon apparente stupidité.
Je profite intérieurement de cet instant sachant par avance qu’elle choisira l’affrontement.
Ce qu’elle dit ensuite confirme mes prédictions.
-Et pourquoi je n’éliminerais pas plutôt un de tes collègues ? Ou deux… Ou trois peut-être. Pour être bien sûr… »
Je me prépare à riposter au cas où elle choisirait effectivement de s’en prendre à nous, espérant en partie qu’elle le fasse même si je sais bien que ce serait stupide sans avoir rien préparé à l’avance.
Après quelques secondes de réflexion et un soupir de lassitude, elle finit par s’exécuter.
Elle écarte légèrement le col de son sous-pull révélant un nombre impressionnant de fines cicatrices blanches formant de délicates arabesques.
-Alors… Heureux ? » Me dit-elle d’un ton à la fois las et énervé.
Ce n’est pas vraiment le terme que j’utiliserais. Je ne le montre pas mais je n’aime pas beaucoup ce que je viens de voir.
Je me contente de faire un signe de la tête à Laurent, l’un de mes plus proches soldats mais me garde bien de perdre l’éveillée des yeux.
Je l’aurais à l’œil celle-là.
Parce que je ne crois pas un seul instant à sa supposée fidélité à l’espèce humaine.
Après tout, elle n’a aucune raison de nous préférer à ses semblables.
Aucune.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours su que j’étais fait pour l’armée.
Ça me faisait déjà rêver, petit. Et puis, il faut bien dire que c’était une institution dans ma famille. Pas vraiment le choix de faire autre chose en réalité. Mais ça ne m’a jamais dérangé, j’étais bien trop fier de reprendre le flambeau.
Contrairement à mon frère qui était un peu considéré comme un raté, je dois bien l’admettre.
Tout de suite après mon bac et mes deux années d’étude en fac de sciences, j’ai intégré la prestigieuse école militaire de Saint-Cyr.
En étant parmi les premiers au concours, évidemment.
J’ai poursuivi mes études avec facilité. C’est comme si j’avais pris tous les bons côtés de la famille, l’intelligence, la force physique, l’agilité, pour ne rien laisser à Jérémy, mon petit frère avec lequel je n’avais pas un seul trait de ressemblance.
Alors, bien sûr, quand notre mère a fini par lui cracher à la gueule qu’il a été le fruit d’une relation non consentie avec un collègue de notre père, on a compris la raison de ses différences.
Et ça lui a fait un sacré choc.
Je l’ai regardé sombrer de loin, pendant que je réussissais ma vie, sans vraiment chercher à l’aider, ni à l’enfoncer non plus. Je pense qu’à cette époque, j’avais peur qu’il gâche ce que j’avais entrepris de faire. Puis un jour, on l’a tout à fait perdu de vue, et ça a été un soulagement pour tout le monde.
Jusqu’à ce que je le retrouve, plusieurs années après la catastrophe.
Avec de longues cicatrices blanches parcourant ses bras.
J’ai vite compris… Lorsque j’ai vu toutes les personnes autour de moi s’écrouler au sol. J’ai vite compris qu’on avait basculé dans un monde d’horreur ou il faudrait se battre pour survivre.
Mais je ne pensais pas devoir le faire avec mon petit frère.
Surtout dans les circonstances où je l’ai trouvé.
Et ou je l’ai perdu.
J’avais rejoint Paris après plusieurs mois à défendre ma vie dans ma région d’origine, dans l’espoir de trouver plus de survivants et, peut-être, encore quelques élites capables de nous répondre ou de nous guider.
J’ai vite été déçu.
Mais j’ai fini par trouver d’autres hommes et d’autres femmes qui avaient réalisé qu’il fallait s’entre-aider pour survivre. J’avais déjà amené quelques armes avec moi et nous en avons récupéré d’autres pour pouvoir nous défendre contre des ennemis toujours plus effrayants et nombreux.
Puis, ma rencontre avec le général a définitivement scellé mon engagement à sauver ce qui restait de l’espèce humaine.
Un groupe de plus en plus important d’éveillé s’est formé dans la capitale et nous avons été contraints de fuir notre repaire en laissant bon nombre de provisions sur place. Mais ce qui nous a inquiétés le plus, c’est qu’il y avait également des humains qui se battaient à leurs côtés.
Et nous avons fini par reconnaître certains des nôtres parmi les ennemis.
Nous avons mis plusieurs semaines à comprendre, qu’en réalité, un seul et unique éveillé était à l’origine de ce groupe et que son pouvoir consistait en la possession pure et simple de l’esprit de ses victimes. Sous son influence, n’importe qui, même les plus endurcis, devenait de simples marionnettes qu’il utilisait à sa guise sans même avoir besoin d’être présent à leur côté.
Ce qui a rendu sa traque particulièrement difficile.
-Il faut à tout prix qu’on le fasse sortir de son trou. » A finit par lâcher le général lorsqu’une de nos équipes de ravitaillement est revenue bredouille, nous annonçant la perte de trois de nos membres.
Mes mâchoires se sont contractées en pensant à eux, au fait que nous allions bientôt les retrouver en face de nous, sans espoir de pouvoir les ramener à la raison.
-Comment veux-tu que l’on fasse ? Il ne prendra certainement pas le risque de se montrer… »
J’ai repensé à notre dernière tentative pour l’avoir et ai soufflé lentement par le nez pour me calmer. Elle s’est soldée par un échec cuisant ou nous avons perdu plus d’une dizaine de personnes.
Des gens bien, dévoués. De bons combattants.
Et cet enfoiré d’éveillé s’est amusé à nous les renvoyer pour qu’on assiste, impuissant, à leur suicide collectif lorsqu’il leur a ordonné de se donner la mort.
Putain…
Et dire que ce connard était un être humain avant… Parfois, j’ai du mal à croire qu’un monde antérieur à la catastrophe a bel et bien existé. Comment expliquer qu’ils aient à ce point perdu toute humanité ? Toute notion du bien et du mal ?
Perdu dans mes sinistres pensées, j’ai à peine remarqué le regard soudain plus vif du général.
-Tu te souviens de ce que nous a expliqué Cathia ? » M’a-t-il dit soudain.
J’ai froncé les sourcils en cherchant dans ma mémoire le contenu de cet entretien. Cathia était l’une des rares personnes que nous étions parvenues à récupérer…
Et la seule à avoir survécu à la désintoxication. Ce passage de l’autre côté avait laissé un impact non négligeable sur son comportement.
C’est elle qui nous a appris comment le collectionneur s’y prenait pour les soumettre, en les rendant accro à sa propre personne, comme si sa peau sécrétait une sorte de drogue particulièrement addictive, capable d’asseoir son influence.
Elle nous a expliqué comment il communiquait avec ses esclaves, la manière dont il s’en servait. La différence de traitement entre les humains et les éveillés. Leurs sens, émoussés à l’extrême, qui les empêchaient de ressentir le froid et la douleur et diminuaient même l’odorat des éveillés.
Et le fait que cet enfoiré de collectionneur prenait régulièrement une femme avec lui dans son appartement qui en ressortait systématiquement les pieds devant.
-Overdose. » Avait simplement conclu Cathia sans plus d’émotion.
J’ai fixé le général d’un air las.
-Je ne vois pas vraiment de quoi vous voulez parler. »
Il m’a rendu mon regard, conscient que j’étais à deux doigts de baisser les bras malgré les quelques âmes que nous avions encore à protéger.
-Il préfère capturer des éveillés. » A-t-il repris, le regard intense. « Et lorsqu’il en trouve, il essaie toujours d’être présent à proximité. Pour les soumettre le plus rapidement possible. »
J’ai secoué lentement la tête, commençant à entrevoir là où il voulait en venir.
-il est entouré d’une armée dans ce cas-là. » Je lui ai répondu, toujours aussi négatif. « Et il faudrait pouvoir prévoir le moment où il en capturera… »
-Pour ça, j’ai ma petite idée… » A-t-il conclu, mystérieux.
Son plan était relativement simple en réalité.
L’ennui c’est qu’il reposait sur un élément particulièrement bancal…
Faire alliance avec des éveillés…
-Je n’arrive pas à croire que je fais ça. » Ai-je maugréé alors que nous attendions un petit groupe de ces monstres dans une banlieue parisienne suffisamment à distance du territoire du collectionneur.
-Nous n’avons pas le choix. » M’a répondu le général. « C’est notre meilleure chance de nous en sortir. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser cet éveillé continuer d’agrandir son armée. »
Je me suis retenu de râler à nouveau. Je savais qu’il avait raison. Même si nous avions décidé de fuir, ce qui n’a jamais été dans mes habitudes, il aurait pu devenir bien trop dangereux avec le temps et aurait sans doute fini par nous rattraper en fin de compte.
Les éveillés que nous étions parvenus à contacter pacifiquement ont fini par s’approcher.
C’est nous qui avions choisi le lieu de la rencontre, Un terrain de foot qui permettait d’avoir une vue d’ensemble assez dégagée.
Et qui donnait aussi la possibilité de mettre des tireurs embusqués tout autour au cas où les choses tourneraient mal.
Ce n’est pas moi qui avais été chargé de contacter les éveillés, ce qui explique que je n’avais aucune raison de m’attendre à le voir…
Mon frère…
Il m’a reconnu avant moi et nous nous sommes fixés une bonne minute avant de comprendre ce que nous avions sous les yeux.
-Frank ? » A-t-il lancé le premier. « C’est toi ? »
J’ai vu son regard glacial d’éveillé se mettre à fondre avant qu’il ne reprenne contenance.
-Tu connais ce type ? » Lui a demandé son acolyte.
Au même moment, le général m’a posé une question semblable.
-Qui est-ce ? » S’est-il interrogé sans quitter les éveillés des yeux
J’ai mis une seconde à lui répondre le regard toujours vissé à celui de Jérémy.
-Mon frère. »
Ce dernier m’a immédiatement corrigé.
-Demi-frère. » A-t-il lâché, une touche d’amertume dans la voix.
J’ai cillé à cet instant, le souvenir de ces dernières années passées en pointillé avec lui me revenant soudain en mémoire. Je n’ai jamais osé imaginer ce qu’il était devenu, une petite partie de moi espérant secrètement que je ne le reverrais jamais.
Pour éviter de me confronter à ma culpabilité.
-Génial. » A lâché l’autre éveillé, un homme plus jeune, presque un adolescent à mes yeux bien qu’il dût probablement avoir la vingtaine. « Si on a en plus le droit à une réunion de famille… »
Il s’est mis à ricaner.
La mâchoire de Jérémy s’est contractée et j’ai repositionné mon arme pour me donner une contenance.
-Peu importe qui nous avons été par le passé. » L’a brusquement coupé le général. « Nous sommes là pour trouver un moyen d’éliminer le collectionneur. »
Le dernier éveillé de la bande semblait ne pas pouvoir rester en place.
-Ou… ou… ouais » a-t-il bégayé. « Cet enf… enf… enfoiré nous a pris Emily. »
Le deuxième a levé les yeux au ciel.
-On s’en fout de ta gonzesse putain ! » Puis il s’est tourné vers nous. « Mais plutôt crever que de se retrouver dans ses sales pattes. »
-Nous avons un plan. » A alors commencé le général. « Mais il va falloir accepter de prendre certains risques. »
J’ai vu, du coin de l’œil, Jérémy hocher la tête d’un air sombre, puis son acolyte a mis les choses au clair.
-N’imaginez pas qu’on va devenir les meilleurs amis du monde après ça. » A-t-il prévenu. « Une fois que ce connard sera éliminé, on repart chacun de notre côté. Et si on est amené à se recroiser… »
-On se fera un plaisir d’entraîner nos recrues sur vous, c’est bien noté. » L’a coupé le général.
Ils ont tous hoché la tête, les humains comme les éveillés.
Excepté moi et Jérémy.
-Prends ça. » Ai-je lancé à mon demi-frère en lui tendant une arme de poing.
Il a froncé les sourcils et m’a congédié d’une main, un air de dégoût sur le visage.
-Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? » M’a-t-il répondu sèchement. Puis il m’a montré ses bras dénudés, présentant ses nombreuses marques sous la lumière crue du néon de notre salle de réunion. « J’ai toujours mes armes sur moi et elles n’ont pas besoin qu’on les recharge. »
Il avait été décidé que ce serait lui notre interlocuteur principal.
Ce qui ne m’arrangeait pas vraiment.
J’ai soupiré.
-Ecoute Jérémy… »
Mais il m’a immédiatement coupé.
-Quoi ? » M’a-t-il dit d’un ton dur. « Tu veux qu’on discute maintenant ? C’est un peu tard pour ça non ? » Nous nous sommes fixés un instant avant qu’il ne détourne les yeux, un triste sourire sur le visage. « Laisse tomber Frank. Tu n’as jamais été doué pour les excuses. » Il a eu un bref ricanement. « C’est peut-être la seule chose que tu ne sais vraiment pas faire. »
Je n’ai rien pu lui répondre et me suis contenté de préparer le reste de mes affaires avant notre opération.
-Tu écoutes toujours ta musique américaine ? » Je lui ai demandé pour tenter d’alléger l’atmosphère.
-Anglaise. » M’a-t-il corrigé instantanément d’un ton agacé. « Et toi, tu mets toujours tes trucs militaires à fond dans les enceintes de ta caisse quand tu pars en mission ? »
Je lui ai jeté un bref regard et me suis contenté de secouer la tête.
-Wouaou ! On s’est enfin trouvé un point commun ! » A-t-il ironisé avant d’étudier avec attention ce que j’étais en train de faire.
Il m’a regardé prendre en main un sombre objet longiligne avec deux interrupteurs de chaque côté. J’ai pris mon temps pour vérifier que chacun d’entre eux fonctionnait, l’un après l’autre.
Surtout l’un après l’autre.
Puis je l’ai rangé avec précaution dans une des poches de mon uniforme. Elle devait absolument rester accessible à tout moment.
-Qu’est-ce que c’est ? » M’a-t-il demandé, curieux malgré tout.
-Une bombe. » Lui ai-je répondu d’un ton neutre. « Si notre plan ne fonctionne pas comme prévu. »
Il a haussé les sourcils de surprise.
-Et tu la gardes comme ça ? Dans ta poche ? » M’a-t-il demandé en me regardant comme si j’étais devenu fou.
J’ai pris le temps de compléter l’un de mes chargeurs avant de lui répondre.
-Aucun risque. Il faut appuyer sur les quatre interrupteurs simultanément pour l’activer. »
-Ah. » S’est-il d’abord contenté de répondre. « Et combien de temps on a pour se barrer ensuite ? »
J’ai laissé un court temps de silence.
-On n’en a pas. » Ai-je simplement conclu.
-Ah. » A-t-il répété d’un ton moins léger. « Une arme de la dernière chance donc…» Il a semblé réfléchir avant de poursuivre. « Et c’est toi qui la portes ? Tu es censé te sacrifier pour la cause alors ? »
J’ai pris mon temps avant de lâcher sans le regarder.
-C’est ça l’idée. »
Il a souri, de ce sourire froid et sans âme que portent tous les éveillés.
-C’est… Amusant. » A-t-il dit lentement. « Tu as toujours été prêt à tout pour les autres. Mais jamais pour moi. » Je me suis retourné d’un coup, prêt à lui rétorquer ce que j’avais sur le cœur lorsqu’il a brutalement conclu. « Ah oui, c’est vrai. Je ne veux pas qu’on en parle. »
Et il s’est éloigné, me plantant là avec tous ces non-dits qui nous ont poursuivis depuis notre enfance.
Le piège que nous avions préparé pour le collectionneur s’est bel et bien refermé sur lui. L’éveillé bègue servant d’appât alors que nous attendions patiemment sa venue aux quatre coins d’une usine déjà désaffectée bien avant la catastrophe.
Nous avions camouflé au maximum nos odeurs corporelles bien que les éveillés soumis au collectionneur perdent en grande partie leur odorat, nous ne voulions prendre aucun risque. Puis nous avons attendu, peut-être quelques heures, que son armée finisse par arriver.
L’éveillé bègue a tenté de se défendre comme il l’aurait fait en temps normal. Le pauvre a sacrément morflé quand ils s’y sont mis à trois pour le mettre à terre et le battre suffisamment pour que la douleur l’empêche d’utiliser ses pouvoirs.
Il gémissait encore quand le collectionneur est arrivé, un type assez petit avec une fine couronne de cheveux tout autour du crâne, le reste de son cuir chevelu recouvert de fines cicatrices blanches, peut-être la cinquantaine bien tassée. J’ai eu du mal à croire que ça puisse être lui, l’origine de tout ça. Mais il correspondait parfaitement à la description qu’en avait faite Cathia.
Le genre de mec qui avait dû se faire maltraiter par les autres dès la classe primaire.
On a attendu qu’il soit suffisamment occupé avec le bègue.
Puis, on a lancé l’assaut.
Les éveillés avec qui nous avions fait alliance ont permis de dégrossir le terrain, puis nos meilleurs tireurs ont tenté d’atteindre directement le collectionneur.
Un, puis deux, puis trois… Plus d’une dizaine d’esclaves se sont sacrifiés pour lui alors qu’il tentait de s’échapper.
Jusqu’à ce que le plus gros de ses troupes le rejoigne.
J’étais aux prises avec tout un groupe d’humain assujettit au collectionneur lorsque j’ai compris que nous n’y arriverions jamais de cette façon.
J’ai fait un signe à mon groupe pour qu’il enclenche le plan de secours qui consistait à me faire un passage jusqu’au collectionneur et me permettre d’enclencher la bombe pour le tuer lui, mais aussi éliminer un maximum de ses alliés.
Nous ne savions pas, à l’époque, qu’ils se retourneraient tous les uns contre les autres après la mort de leur maître.
J’avais presque atteint mon objectif, en ayant perdu une bonne partie de mes armes au passage lorsqu’un télékinésiste est parvenu à me projeter plusieurs mètres en arrière.
J’ai atterri dans ce qui ressemblait à un tas de ferrailles et quelque chose m’a empêché de me relever.
J’ai passé ma main sur l’arrière de mon épaule gauche pour sentir une large tige de métal, en partie enfoncée dans ma chair.
J’ai regardé mes équipiers se faire mettre à terre les uns après les autres.
Et dire que nous avions fait tout ça pour rien.
Jusqu’à ce que mon frère me rejoigne en courant.
Nos regards se sont croisés
Juste une seconde.
Une seconde seulement.
Avant qu’il ne saisisse la bombe dans la poche de ma tenue et qu’il reparte en courant.
Je n’ai pas esquissé le moindre geste, pas prononcé la moindre parole, jusqu’à ce qu’une explosion retentisse à une vingtaine de mètres.
-Jérémy… » Me suis-je senti murmurer.
Puis j’ai perdu connaissance.
Ce dernier regard, je l’ai gardé en mémoire, comme un bien précieux, un cadeau qu’il m’a offert malgré nos différends.
Je ne l’ai revu qu’une fois par la suite.
Dans les iris bleus d’une autre éveillée.
Après avoir vaincu le collectionneur et avoir éliminé ce qui restait de ses esclaves, notre colonie a pu s’agrandir. Nous avons fini par nous installer à proximité de la capitale plutôt qu’à l’intérieur même de celle-ci. Au-delà du fait que l’endroit était devenu franchement glauque avec les milliers de cadavres répandus un peu partout dans les rues et les bâtiments, nous nous sommes vite aperçus que les alentours étaient bien moins recherchés par les éveillés, et donc, plus sûrs.
Après plusieurs années à survivre, notre colonie est devenue trop grande pour nos ressources, et surtout, elle a fini par attirer des ennemis, la décision a finalement été prise d’en essaimer une partie pour, dans le même temps, pouvoir se faire des alliés ailleurs.
L’un de nos membres avait pu communiquer au tout début de la catastrophe avec plusieurs personnes dans différentes centrales nucléaires réparties sur le territoire. Il a été décidé de rejoindre plusieurs de ces lieux stratégiques, à la fois pour vérifier que des colonies humaines y étaient toujours installées mais aussi pour tenter de rassembler les humains restants sur un même réseau et pouvoir s’échanger des informations.
Après plusieurs jours de réflexion, j’ai choisi de partir, moi aussi et ai accompagné la mission qui devait rejoindre Fessenheim. Au moins je me rapprochais de l’Allemagne, un pays dans lequel je m’étais fait des amis avant la catastrophe.
Qui étaient peut-être encore en vie…
J’ai été soulagé de constater que nous n’étions pas la seule colonie survivante du pays et ai même été un peu étonné de l’assurance avec laquelle Pascal, leur chef, nous a acceptés, sans nous menacer ou presque.
Jusqu’à ce que je comprenne d’où leur venait une telle confiance.
Alors que j’avais pris mon tour de garde sur les abords de la centrale dans les tout premiers jours de notre arrivée, j’ai cru voir un énorme oiseau au loin, dans le ciel. Puis j’ai fini par distinguer des bras et des jambes…
Et de longues lames blanches qui m’ont immédiatement rappelé celles de la grosse Anna sur Paris. Celle-là, nous l’évitions tout particulièrement elle et son clan. L’avantage, c’est qu’elle semblait en faire de même avec nous, comprenant sans doute qu’une bataille rangée n’occasionnerait que des pertes inutiles.
Ce qui n’était pas le cas de son… Compagnon, beaucoup plus téméraire et stupide.
Alors, lorsque j’ai compris que nous risquions d’avoir à faire à un éveillé semblable, peut-être même plus puissant, j’ai immédiatement quitté mon poste et informé Pascal du danger.
Le regard mi-amusé, mi-tendue qu’il m’a adressé m’a déconcerté.
-Ce n’est pas un ennemi… » M’a-t-il dit avec lenteur. « Ou je devrais dire, une ennemie. »
-Pardon ? » L’ai-je immédiatement coupé alors qu’il semblait prêt à m’expliquer la suite.
Il a regardé une seconde autour de lui, avant de continuer.
-Il s’agit de la Grande Eveillée. » M’a-t-il appris. « Nous avons… Une sorte d’accord avec elle. »
-Une sorte d’accord ? » Lui ai-je répondu, abasourdi. « Avec une éveillée ? Vous plaisantez ? »
Il m’a fixé bien dans les yeux, ses iris d’un bleu très clair cherchant à anticiper ma réaction future.
-Absolument pas. Et je vous conseille vivement de ne rien faire qui pourrait porter préjudice à ce contrat. » Il a froncé les sourcils et son regard s’est durci. « Cette alliance nous a permis d’éviter un nombre important de conflits et donc, de limiter les pertes. Vous n’imaginez pas la situation complexe dans laquelle nous nous trouvions avant qu’elle ne vienne s’installer ici. » Il secoue la tête en fermant les yeux comme s’il tentait de chasser de désagréables souvenirs. « Entre les éveillés de Suisse et ceux d’Allemagne… Voire, même, d’autres humains !… »
Il m’a ensuite menacé de nous chasser, moi et mon petit groupe, si nous tentions quoique ce soit contre elle.
Alors j’ai attendu, avec un brin d’inquiétude, de la rencontrer.
C’est un groupe d’esclavagiste qui nous en a donné l’occasion. Je les ai regardés de loin s’entretenir tous les deux, Pascal et ce monstre, avant qu’il ne revienne vers moi pour m’apprendre qu’elle avait accepté de s’en charger.
C’était parfait. J’allais enfin pouvoir prouver à la colonie de Fessenheim que faire alliance avec un éveillé était du suicide.
J’ai fini par convaincre Pascal de surveiller les agissements de l’éveillée et nous nous sommes placés, avec un petit groupe de mes hommes, sous le vent, camouflé sous de grandes bâches grises pour éviter que ses oiseaux ne nous repèrent, sur le toit d’un bâtiment à proximité de l’aéroport. Le groupe ennemi attendait visiblement sa venue et s’était regroupé dans l’enceinte du bâtiment principal.
Le combat a eu lieu comme prévu puis tout juste quelques minutes après la fin des hostilités, le vent nous a apporté des hurlements.
-Mais qu’est-ce que… » A commencé Pascal.
Et j’ai immédiatement éclairé sa lanterne.
-Elle les tue. » Lui ai-je dit avec raideur. « Les esclaves. ».
Il s’est tourné vivement vers moi, la peau de son visage aussi pâle que sa chemise. Puis sa mâchoire s’est contractée et il a baissé les yeux vers le sol.
-Je savais qu’elle perdait progressivement pied mais… »
Mais tu as préféré ne rien voir et ne rien entendre…
Je me suis contenté de retourner mon regard vers l’aéroport et les cris ont fini par se taire.
L’éveillée est sortie et nous avons davantage rabattu les bâches sur nous. Son oiseau préféré l’a ensuite rejointe avant de s’envoler à nouveau avec quelque chose de sombre entre ses serres.
Sûrement un message pour nous…
Puis elle a décollé et nous avons attendu encore un bon moment avant d’oser sortir de notre cachette.
Lorsque Laurent a poussé une exclamation de surprise.
-Putain ! Y a des gosses ! »
Nous nous sommes retournés comme un seul homme avec Pascal, pour constater que deux jeunes enfants s’étaient mis à courir, le plus âgé désignant du doigt l’éveillée encore visible dans le ciel.
Ils prenaient la même direction qu’elle…
Merde !
-Laurent ! Emmène Sylvain et Noémie et allez les chercher ! » Ai-je immédiatement ordonné.
Mais Pascal les a arrêtés.
-Stop ! » A-t-il crié avant de baisser les yeux, l’air de réfléchir.
-Quoi stop ? » Lui ai-je sèchement demandé, pas vraiment ravi qu’il donne des ordres à mon équipe à ma place. « On va pas les laisser dans la nature ! »
Il a relevé la tête et m’a lancé un intense regard.
-On a une chance… Elle est mince mais nous avons une chance de la ramener… »
-Qu’est-ce que tu… » Ai-je commencé, n’osant pas comprendre où il voulait en venir.
-S’ils sont vivants c’est qu’elle les a épargnés. » Il a soupiré de soulagement. « Tout n’est pas perdu. Il faut juste… » Il a pris une minute avant de poursuivre. « Il faut juste qu’elle trouve une raison pour rester humaine. »
Je l’ai fixé, abasourdi.
-Tu ne compte quand même pas… » J’ai eu du mal à trouver les mots, une colère intense commençant à me monter au visage. « Tu ne comptes quand même pas les lui offrir en sacrifice ?! »
Il a secoué la tête.
-Tu ne comprends pas. Frank, si elle passe définitivement de l’autre côté, alors tout ce que nous avons construit n’aura servi à rien. » J’ai croisé les bras sur mon torse pour éviter de lui en coller une. « Il faut absolument qu’elle reprenne conscience de l’importance de la vie… Ce sont des gosses ! » Tenta-t-il encore de m’amadouer. « Elle n’osera pas les tuer. Elle… Elle n’en est pas encore là. J’en suis certain. »
J’ai effectué une série de lentes inspirations et expirations avant de lui répondre, le ton aussi froid que la pluie qui nous trempait depuis notre arrivée.
-Elle les tuera Pascal, ou pire encore, et tu vas t’en vouloir de les avoir laissés partir. »
Il a secoué la tête comme si une partie de lui refusait cette issue.
-C’est… Un risque à prendre. » A-t-il lâché. « Mais il en vaut la peine. »
Un silence tendu s’est installé entre nous durant de longues minutes avant que Noémie ne nous interpelle.
-Et on est censé les laisser seuls la rejoindre ? » A-t-elle demandé, formulant une remarque pleine de bon sens.
-On va les surveiller… Et les guider de loin et discrètement. » Lui a-t-il répondu. « Mais il ne faut pas qu’ils se doutent de notre présence. »
J’ai soupiré.
Une mission impossible de plus.
Nous avons dû attendre plusieurs semaines avant de connaître le verdict de ce test. L’humeur de Pascal semblait de plus en plus sombre chaque jour, à mesure que le temps passait sans que nous ne parvenions à avoir des nouvelles des gamins ou de ce qu’elle en avait fait.
Nous avions été contraints de les laisser en bordure de Colmar ou il était bien trop risqué pour nous de les accompagner. Et la seule chose dont nous étions certains, c’était qu’elle était effectivement partie en chasse ce jour-là.
Quant à savoir le résultat…
Et puis un jour, elle est venue récupérer son due alimentaire.
À pied.
En passant par le portail d’entrée.
Chose que d’après Pascal, elle n’a jamais faite depuis le début de leur alliance.
C’est moi qui l’ais récupéré alors qu’elle perdait déjà patience devant les gardes, tellement surpris, qu’ils semblaient en avoir oublié à quoi ils avaient à faire.
J’en ai profité pour la titiller un peu et voir ce qu’elle avait dans le ventre. Son regard était toujours aussi froid mais elle semblait préoccupée par autre chose et a assez rapidement laissé tomber notre joute verbale.
Je les ai laissés seuls elle et Pascal, à sa demande, afin qu’il tente d’en apprendre davantage, lorsque nos sentinelles nous ont informées de ce véhicule non répertorié, abandonné sur la route.
Pascal a eu le même réflexe que moi et a tout de suite ordonné sa destruction pure et simple.
Et l’éveillée n’a pas apprécié du tout.
J’en ai fait les frais. J’ai mis trop de temps à comprendre qu’elle avait pris les gosses avec elle pour faire ses courses et elle m’a carrément mis hors-jeu. Sans même lever le petit doigt.
Pascal trépignait d’impatience lorsque je me suis réveillé et se retenait à grand-peine de sourire de toutes ses dents.
Il m’a tout de suite tendu une poche de glace avant de rompre le silence, le ton joyeux.
-Elle les a gardés. » M’a-t-il appris. « Tout ce temps, ils étaient avec elle. »
Je l’ai fixé d’un regard terne, maintenant la poche de glace sur mon crâne d’une main.
-Ça ne veut pas dire qu’ils sont bien traités. » Lui ai-je répondu d’un ton sec. « Elle s’en sert peut-être… Comme des jouets. »
Un comportement particulièrement fréquent chez les éveillés.
-Non. » M’a-t-il répondu sûr de lui. Puis il a nuancé. « Je suis presque sûr que non. »
-Presque, ce n’est pas une certitude. » Lui ai-je rétorqué.
Il a alors décidé d’aller la voir en personne pour vérifier.
Si Pascal a été pleinement rassuré par cette expérience, ça n’a pas été totalement mon cas. J’ai plus ou moins continué d’amasser toutes les informations que je pouvais obtenir sur elle. Histoire d’être prêt à l’affronter au cas où… Mais j’ai également partagé ces informations avec le général ainsi qu’avec la colonie d’Alexander, un ancien officier allemand avec lequel j’ai renoué contact de l’autre côté du Rhin.
Un jour où je réécrivais une énième fois sa fiche d’identification dans notre salle commune, Laurent, alors en jour de repos, s’est approché de moi.
-Tu crois vraiment qu’elle est comme l’autre vieux le dit ? » M’a-t-il demandé en secouant déjà la tête, désabusé.
J’ai jeté un coup d’œil vers lui, sachant exactement ce qu’il avait en tête.
-Pas vraiment. » Lui ai-je répondu, juste avant de mettre les points sur les i. « Mais il est hors de question qu’on prenne les choses en main par la force. » Il a râlé ostensiblement. « Ce n’est pas ton domaine Laurent alors laisse tomber. Je n’ai aucune envie de perdre la moitié de la colonie juste pour des soupçons. Elle n’a jamais rien fait contre nous pour le moment alors, on ne fait rien pour l’instant. » Puis je me suis retournée vers lui et l’ai fixé, droit dans les yeux. « C’est clair ? »
Il a soutenu mon regard avant de prendre les choses avec humour.
-Oui chef ! » M’a-t-il lancé en m’adressant un salut militaire.
Je l’ai regardé encore un moment, pas dupe de son changement brutal de comportement. Puis je suis retourné à mes écrits.
Il a détaillé la photo que Mikaël est parvenu à prendre plusieurs mois plus tôt alors qu’elle venait chercher des vivres. Une belle image bien nette de son visage où elle fixe l’objectif sans se rendre compte que c’en est un.
J’ai eu un sourire en y repensant, le pauvre Mikaël a failli se pisser dessus à cet instant, croyant qu’elle avait deviné son petit manège. Mais elle ne s’est jamais doutée de rien. À notre connaissance en tout cas.
-Qu’est-ce que tu écris ? » M’a demandé Laurent, curieux de me voir raturer ma ligne encore une fois.
J’ai soupiré, las de mes échecs.
-J’essaye de rajouter des détails sur les cicatrices que j’ai vu, et celles que l’on m’a décrites… Mais ce n’est pas si simple sans photos… »
Il a semblé réfléchir une seconde pour s’apprêter à me proposer probablement une idée foireuse au vu de son petit sourire en coin.
Au moment où l’une des nôtres est rentrée en trombe dans la pièce.
-Il s’est échappé ! » S’est mise à gueuler Noémie.
Puis elle est rapidement ressortie.
Je me suis levée d’un coup, récupérant mon arme et Laurent en a fait de même, nous savions tous les deux exactement de qui elle parlait à cet instant.
Le seul éveillé que Pascal m’ait autorisé à garder pour tenter de faire quelques expériences avec. Un électrokinésiste récupéré en dehors du territoire de la Grande Eveillée.
En fin de compte, il ne nous a pas servis à grand-chose celui-là, Luc refusant net de pratiquer des expériences dessus. C’est à peine s’il a finalement effectué quelques prélèvements, en le droguant un maximum pour qu’il ne puisse pas utiliser ses pouvoirs, mais surtout, pour qu’il ne souffre pas.
Et maintenant, voilà qu’il nous a glissés entre les doigts…
Quelle merde…
Pascal n’a pas tardé à nous rejoindre alors qu’on rejoignait sa cellule et que je comprenais comment il avait fait pour s’échapper.
-Il est dans la centrale ! » S’est exclamée Noémie. « Il faut à tout prix l’éliminer ! »
Elle voulait que l’on y aille immédiatement et je n’étais pas contre mais Pascal nous a interdit d’intervenir.
-Si vous n’avez pas été capables de le garder, je ne vois pas comment vous aller pouvoir l’empêcher de tout détruire ! » S’est-il exclamé d’un ton rageur. « J’appelle la Grande Eveillée et ce n’est pas une option ! »
Je n’ai rien pu répliquer et elle a fini par intervenir, obéissant aux ordres de Pascal sans presque aucune remontrance.
Alors qu’on ne les voyait toujours pas ressortir, ni l’un ni l’autre, Pascal a fini par accepter que l’on pénètre les lieux, histoire de vérifier qu’ils ne se soient pas entre-tués.
C’est moi qui l’aie retrouvé, bien loin dans les profondeurs de la centrale.
À poil.
Et franchement remontée de me voir.
-N’entrez pas ! » J’ai ordonné à mes hommes. « Où est l’autre éveillé ? » Je lui ai demandé sans tenir compte de sa tenue ni de sa posture, nue et assise au sol contre l’un des murs de la pièce, la priorité étant l’élimination de l’ennemi avant toute chose.
-Là. » M’a-t-elle dit en désignant une forme allongée un peu plus loin. « Mort. » M’a-t-elle ensuite précisé.
J’ai vérifié ses dires avant de m’intéresser un peu plus à elle.
Elle s’était recouverte maladroitement de son manteau pour protéger son corps et j’ai compris instinctivement qu’elle avait dû utiliser la téléportation pour se retrouver dans cet état, un pouvoir dont Pascal ne m’avait jamais parlé…
Mais peut-être n’était-il pas au courant non plus.
Malgré sa couverture de fortune, j’ai eu tout le loisir de constater le nombre impressionnant de cicatrices qu’elle portait. Chaque centimètre carré de sa peau en était bariolé et j’ai dû prendre sur moi pour ne pas lui montrer la peur qu’elle m’inspirait soudain.
-Qu’est-ce que tu fais ? » Lui ai-je demandé d’un ton amusé pour cacher mon malaise.
-Rien… » M’a-t-elle répondu visiblement agacé par mon comportement nonchalant et par mon regard sur elle.
Elle a tenté de se couvrir du mieux possible, camouflant son flanc gauche qu’elle n’était pas parvenue à cacher dans la précipitation.
Je me suis permis une petite remarque, histoire de lui montrer, même si c’était naïvement, que j’avais bien pris conscience de son potentiel.
-Bordel ! T’en a un sacré paquet de ces saloperies ! »
Elle n’a pas relevé et je l’ai vu grimacer alors qu’elle portait sa main à sa jambe.
Et c’est là que j’ai vraiment compris, en découvrant le sang au sol et sa plaie à la cuisse, pourquoi elle n’était pas sortie d’ici une fois son travail terminé.
J’avoue que la vision de cette souffrance sur son visage m’a fait un bien fou. Enfin… Enfin elle comprenait ce que c’était que d’être en position de faiblesse.
Une chose qu’elle n’a pas dû expérimenter souvent par le passé, vu la quantité de ses pouvoirs.
-J’ai été touché. » A-t-elle admis à regret.
-Ouais ! Je vois ça ! Et tes vêtements ? Tu les as enlevés dans la bataille ? Une technique de diversion peut-être ? »
Mon amusement l’a sérieusement agacé, mais, cette fois, elle n’était pas en capacité de me faire taire comme la dernière fois. Et j’avoue que j’en ai un peu profité.
-Va donc rejoindre tes hommes. » M’a-t-elle alors demandé avec un ton bien plus las qu’en colère. « Je m’habille et je sors de cet endroit. »
Je l’ai fixé un instant, une envie profonde de faire exactement ce qu’elle me demandait en la laissant se débrouiller.
Avant de me dire que, pour ce soir, je pouvais bien enterrer la hache de guerre.
Tu risques pas de sortir seule dans cet état fillette…
J’ai rejoint mes hommes et leur ai ordonné d’aller chercher Luc, Pascal et une civière pour la blessée.
Avant qu’elle ne soit transportée à l’infirmerie j’ai à nouveau joué le jeu de l’idiot fini histoire de savoir à quel point la douleur inhibait ses capacités.
Et j’ai été horrifié de constater qu’elle parvenait encore à me désarmer malgré son état…
Puis, une fois cette affaire terminée, je suis retourné dans mes quartiers et ai à nouveau repris ma feuille. Parmi les pouvoirs qui lui étaient attribués, j’ai ajouté en lettre majuscule « TELEPORTATION » et je l’ai souligné à trois reprises.
Puis je me suis passé lentement la main sur le visage, relisant, une à une, chacune de ses capacités.
Bon sang Pascal…
J’espère vraiment que tu as raison à son sujet, parce que je n’ai aucune envie de m’y frotter avec tout ça…
Plusieurs semaines plus tard, l’éveillée est venue nous rendre les deux gamins.
Je n’étais pas présent à cet instant mais Pascal m’a parlé de déchirement. J’ai eu du mal à le croire. Qu’elle les ait récupérés et qu’elle se soit légèrement humanisée, passe encore, mais de là à dire qu’elle y tenait vraiment.
Nous n’avons pas compris tout de suite la raison de ce revirement. Pascal lui avait proposé, lors de sa visite, qu’elle nous les laisse pour qu’on puisse s’en occuper comme des humains, ce qu’elle avait refusé net à l’époque.
Alors pourquoi avoir changé finalement d’avis ?
C’est ma communication hebdomadaire avec le général qui a fini par me l’apprendre.
-Votre Grande Eveillée a fait un petit tour par chez nous. » M’a-t-il annoncé tout de go d’un ton léger.
-Pardon ? » Lui ai-je répondu bêtement. « Comment ça notre Grande Eveillée ? »
Je l’ai entendu rire derrière son combiné.
Ce qui ne lui arrive jamais.
-Oui votre Grande Eveillée. » M’a-t-il confirmé. « Elle a fait alliance avec le compagnon d’Anna pour se venger d’elle. Pas longtemps, rassure-toi. » A-t-il immédiatement ajouté. « Ils sont morts tous les deux. En fait, elle a purement et simplement décimé le clan. Et elle s’est un peu acharnée sur le corps de ce pauvre Nathan. » Il s’est remis à rire. « À ça, elle a fait un beau carnage. J’imagine qu’il n’a pas tenu la promesse qu’il lui a faite. Va savoir… »
Après avoir raccroché avec le général, j’ai réfléchi de longues minutes avant d’élaborer une théorie fiable.
Qui m’a amené à une conclusion sans appel.
Elle y tenait vraiment…
Nous avons ensuite confirmé nos soupçons en interrogeant les gosses lorsqu’ils ont enfin commencé à nous parler. Ça nous a pris du temps mais un jour la gamine a fini par lâcher un mot qui a fait réagir son frère.
-Ambe… » A-t-elle pleurniché alors que je les accompagnais à l’infirmerie pour une visite de routine. L’éveillée avait tenté de les récupérer une fois et je préférais ne pas les laisser seuls au cas où elle aurait décidé finalement de venir les chercher par la force.
-Chut… » Lui a immédiatement dit son frère.
Noémie a tout de suite deviné qu’elle parlait de l’éveillée puisque Bastien a lâché son prénom au moment où elle les a abandonnés. Elle m’a fait signe de m’arrêter et s’est penchée auprès d’eux.
-Ce n’est pas grave tu sais. » Lui a-t-elle dit. « Nous sommes des amis à elle. C’est pour ça qu’elle vous a amené ici. »
Les yeux du gosse se sont remplis de larmes et cette fois, il a craqué et a cessé de garder le silence.
-Pourquoi ? » A-t-il demandé avant de répéter. « Pourquoi ? »
Leur vocabulaire était extrêmement limité à cette époque, et bien que l’éveillée semblât en avoir pris soin, elle n’avait pas vraiment cherché à les instruire et ils accusaient un retard énorme par rapport aux autres enfants de la colonie.
J’ai laissé Noémie gérer seule la conversation. Elle avait créé un lien avec les mômes et elle a toujours eu beaucoup plus de tact que moi.
-Et bien… » A-t-elle commencé avec douceur. « Elle a parfois à faire à des gens dangereux tu sais… Tu n’as jamais eu peur avec elle ? »
-Non… » lui a-t-il répondu en secouant la tête. Puis il a semblé hésiter et il a fini par ajouter. « Sauf… » avant de se taire à nouveau.
Et Noémie a pris son temps, en le faisant par étapes dans la journée, mais elle a fini par lui tirer les vers du nez.
Et nous avons enfin appris toute l’histoire. L’enlèvement des enfants, leurs séquestrations, le chantage dont ils ont fait les frais. Puis, de façon plus surprenante, leur sauvetage inopiné par leur propre ravisseur.
Là encore, j’ai eu du mal à le croire mais on dit que la vérité sort de la bouche des enfants alors… J’ai bien dû me contenter de cette version.
Pascal était enfin pleinement rassuré quant à l’humanité retrouvée de son éveillée. J’étais plus circonspect, mais je devais bien admettre qu’elle réagissait différemment des autres.
Jusqu’à ce qu’un nouvel évènement ne vienne tout faire basculer.
-Qu’est-ce qui se passe ? » Ai-je demandé d’un ton urgent à l’attroupement qui s’était formé autour de Sabine, un membre de longue date de la colonie.
Elle était en larmes et visiblement choquée.
-C’est Victor. » M’a immédiatement informé Laurent. « C’est un putain d’éveillé. »
J’ai accusé le coup une seconde avant de réaliser que je m’étais toujours instinctivement méfié de lui. Son regard soumis et presque implorant à chaque fois qu’il croisait le mien, sa façon de se tenir, toujours partiellement courbé malgré sa petite taille, et puis, son âge. C’était lui aussi un ancien membre de la colonie qui était déjà assez vieux par rapport à la moyenne d’âge des survivants. Et les autres membres s’extasiaient devant le fait qu’il ne semblait pas avoir changé d’un iota en dix ans…
On a enfin compris pourquoi.
-Qu’est-ce qu’il lui a fait ? » Lui ai-je immédiatement demandé, plus pour connaître la nature de son pouvoir que réellement par intérêt envers Sabine pour laquelle je n’ai jamais eu une grande sympathie.
-Rien. » M’a-t-il répondu. « L’a sûrement pas eu le temps. Mais il s’est barré. »
J’ai juré avant de rapidement donner des ordres à mes hommes.
On a fini par retrouver sa trace après plusieurs jours de traque. Mais il avait eu le temps de rejoindre d’autres membres de son espèce dont l’un d’entre eux était doté d’un pouvoir qui m’a fait frémir.
Nous le tenions presque alors qu’il tentait de nous échapper en compagnie de ses nouveaux alliés. Je l’avais dans ma ligne de mire à une vingtaine de mètres de là, suffisamment loin pour que la télékinésie ou la pyrokinésie ne puisse pas nous atteindre. Ça n’aurait pas été suffisant avec la Grande Eveillée, mais visiblement, ceux-là ne semblaient pas posséder beaucoup de capacités…
Excepté le noir.
Avec une rapidité inouïe, il s’est téléporté, emmenant Victor avec lui pour le soustraire de justesse à la balle qui lui était destiné.
J’ai eu un temps d’arrêt devant ce spectacle, qui m’a empêché de continuer à tirer.
Un téléporteur…
Qui peut emmener ce qu’il veut avec lui…
Le ravisseur des gosses ?
-Ils s’échappent ! » A hurlé Laurent alors que les éveillés parvenaient à s’enfuir en voiture. Sans doute l’un d’entre eux était un éléctrokinésiste.
Et nous avons fini par comprendre là où ils allaient.
Nous les avons suivis, malgré le malaise de Pascal, presque jusque devant la porte de la Grande Eveillée.
Je ne voulais pas qu’elle les rencontre. Le risque était trop grand qu’ils l’influencent dans le mauvais sens. Mais nous ne sommes pas parvenus à les avoir à temps.
Et les conséquences ont été lourdes.
-Ce sont les membres de mon clan. » A-t-elle lâché d’un trait. « Et si ça ne vous plaît pas, on peut régler ça maintenant. »
Je l’avoue, j’ai été en partie responsable de ce choix, n’étant pas parvenue à contrôler mes nerfs lorsque j’ai vu mes cibles me passer sous le nez. Mais au fond de moi, je savais qu’il était déjà trop tard.
Elle avait fait son choix.
Et il n’était pas en notre faveur.
Après cette histoire, mes relations ont été particulièrement compliquées avec Pascal. J’ai essayé maintes fois de le convaincre qu’il était temps de mettre un terme à cette alliance et de régler ce problème une bonne fois pour toutes. Après tout, le risque était bien trop grand désormais qu’elle ne revienne en arrière sur son humanité.
Mais il a refusé net chacun de mes projets.
-Elle vous a sauvé la vie non ? » M’a-t-il rappelé, une fois ou j’ai encore tenté de le convaincre. « Au Fort de Salbert, elle aurait très bien pu vous laisser tous vous faire tuer… Surtout qu’elle ne te porte pas dans son cœur. »
Ce qui est réciproque !
Mais j’ai à nouveau dû battre en retraite.
Laurent n’a pas cessé de me rebattre les oreilles qu’il fallait qu’on se débarrasse de Pascal, que son comportement aveugle allait détruire toute la colonie et j’ai été à deux doigts… À deux doigts de finir par lui donner raison.
Mais j’avais du mal à envisager de secouer la colonie de cette manière. Éliminer Pascal ? En le destituant de force ? Alors qu’il protégeait ces personnes depuis près de dix ans avec succès ?…
Ça n’aurait jamais marché. Pas sans morts parmi les membres de notre groupe et du sien en tout cas.
Et j’estimais que nous en avions déjà suffisamment comme ça sur les bras.
Puis une occasion en or s’est enfin présentée à moi pour montrer à Pascal son erreur. Et ce, d’une manière tout à fait inattendue.
-Pascal est avec l’éveillée. » M’a informé Laurent, hors d’haleine.
-Comment ça ? » Lui ai-je demandé, mon taux d’adrénaline augmentant brusquement.
-Elle s’est présenté à la grille d’entrée et a demandé à lui parler. »
Je n’ai pas attendu plus d’explication et me suis levée d’un coup, marchant rapidement pour sortir du bâtiment, une colère sourde me montant lentement au visage.
On avait défini que nous devions être ensemble pour chaque entretien la concernant…
Petit salopard…
-Elle est pas venue seule ! » M’a encore crié Laurent alors que je m’éloignais à grand pas.
J’ai rejoint Pascal dans un état d’énervement à peine gérable.
-Pascal ! Faut qu’on parle ! » Lui ai-je aboyé dessus.
Mon ton ne lui a pas beaucoup plu et il m’a répondu froidement.
-Plus tard Frank. Je suis occupé. »
Quel enfoiré !
Je me suis brusquement posté entre lui et les deux éveillées.
-Non. Maintenant. » Ai-je ordonné.
Il a fini par comprendre que je ne comptais pas me laisser évincer de la sorte et s’est brusquement retourné. J’ai juste pris le temps de détailler rapidement la nouvelle venue qui accompagnait la grande éveillée avant de le rejoindre pour exprimer mon ressentiment.
-Je peux savoir ce que tu fous ? » Lui ai-je demandé d’un ton brusque.
Il m’a toisé durement avant de répondre.
-Il apparaît que tu n’as pas les compétences… Sociales pour t’adresser aux éveillés. »
J’ai haussé les sourcils.
-Parce qu’eux, ils ont des compétences sociales peut-être ?! Tu veux que je te rappelle ce qu’ils font aux humains en temps normal ? On va compter ensemble les morts si tu veux… »
-Elle n’est pas comme… »
-Tu n’en sais rien ! »
-Je la connais mieux que tu ne la connaîtras jamais ! Mieux qu’aucun être humain de cette colonie ! Je t’interdis de mettre en doute… »
-C’est parce que je mets en doute ce genre de comportement que je suis toujours en vie ! Et que j’en ai sauvé d’autres ! Le jour où elle se retournera contre toi et ta malheureuse colonie tu seras heureux d’avoir quelqu’un qui sait comment s’en charger ! »
Il a serré les lèvres mais a préféré abréger là notre différend.
-Tu veux être présent ? Très bien. » A-t-il conclu. « Mais ne t’avise pas de foutre en l’air mes efforts pour rétablir une relation saine. »
Je me suis contenté de le fixer d’un regard de glace avant que nous ne retournions ensemble vers les éveillées.
-La dispute conjugale s’est bien terminée j’espère ? » A commencé avec ironie la Grande Eveillée « Parce que je n’aimerais pas que vos différends pèsent sur la décision que je vais vous demander de prendre. »
J’ai attendu la suite, me demandant ce qu’elle pouvait bien nous vouloir maintenant qu’elle avait toute une clique d’éveillée avec elle pour la servir.
-Les membres de mon clan ont choisi de s’installer dans une maison autre que la mienne. » A-t-elle fini par poursuivre. « Ils souhaiteraient bénéficier des mêmes installations que moi dans leur nouvelle demeure et, il me semble que ce type de travaux est inscrit dans notre contrat… »
Une onde de chaleur m’a traversé lorsque j’ai compris ce qu’elle voulait.
Comme si nous étions des esclaves à son service.
-Il n’a jamais été question des membres de ton clan dans ce contrat. » Ai-je répondu avec tout le tact dont j’étais capable. « Alors je ne vois pas pourquoi on s’occuperait de tes parasites. »
L’insulte était facile et je n’ai pas pu résister. Comme prévu, Pascal a tenté d’atténuer mes paroles.
-Je pense… Peut-être que ce contrat n’est plus à jour. » A-t-il lentement énoncé. « Il serait sans doute souhaitable de faire un avenant. » Un avenant ?! Et puis quoi encore ! On n’est pas dans un cabinet de notaire ici ! « Il faut qu’on y réfléchisse. » A-t-il rapidement ajouté avant que je n’aie le temps d’exprimer à voix haute le contenu de mes pensées.
Cette réponse n’a pas franchement convenu à l’éveillée et j’ai vu la colère monter sur son visage avant qu’elle ne se mette à nous menacer.
-Que vous y réfléchissiez ? » A-t-elle répondu, furieuse. « Parfait ! Mais je vous en prie, faites ! Et le jour où vous m’appellerez à l’aide je prendrais moi-même le temps d’y réfléchir. »
Elle a ensuite choisi de partir mais l’autre a alors pris la parole.
-Vous avez définitivement laissé vos couilles au placard hein ? » A-t-elle commencé, elle aussi hors d’elle. « Vous devriez voyager un peu. Sur Paris par exemple. Au moins les humains là-bas sont capables de prendre des risques et d’aider les éveillés qui le méritent. »
Ce qu’elle a dit a immédiatement fait écho à un évènement dont m’avait parlé le général et la question a franchi mes lèvres sans que je puisse la retenir.
-De quels humains tu parles ? » Ai-je demandé avant de le regretter aussitôt.
Elle m’a regardé d’un air surpris, sa colère presque évanouie.
-Qu’est-ce que ça peut te faire ? » M’a-t-elle répondu.
J’ai ignoré sa question pour lui en poser une autre. Puisque j’avais commencé, autant en avoir le cœur net.
-Leurs chef, c’est un type d’une soixantaine d’années aux cheveux blanc et le visage ridé ? »
Elle a hoché la tête et j’ai utilisé toutes mes ressources pour contrôler mon apparence.
Mais Pascal avait compris.
-Le général ? » A-t-il demandé d’une façon presque rhétorique.
J’ai croisé son regard et, sur le coup, j’ai amèrement regretté d’avoir posé cette question.
-Laissez-nous juste une minute. » Leur a-t-il demandé avant de me prendre par le bras et de m’entraîner à l’écart. Mais je savais déjà ce qu’il allait me dire.
-C’est l’éveillée qui a aidé les humains sur Paris c’est ça ? » M’a-t-il immédiatement demandé confirmation.
J’ai soupiré.
Décidément, je n’allais pas pouvoir prouver mes accusations sur la Grande Eveillée avant un moment.
-Oui. » Ai-je fini par admettre.
J’ai lu une intense satisfaction dans la clarté de son regard.
-Alors, nous ne risquons pas qu’elle se mette à changer… » A-t-il conclu, réfléchissant. « Si de tels éveillés font partis de son clan, il y a de grandes chances pour qu’ils conservent tous un certain degré d’humanité. »
Le soulagement était perceptible dans sa voix.
Mais une idée avait commencé à germer dans mon esprit. Une idée qui m’aurait permis de définitivement démontrer que ces créatures restaient au fond d’elles ce qu’elles étaient devenues…
Des monstres.
Voyant que Pascal était prêt à leur donner la lune, je l’ai retenu par le bras.
-Peu importe leur humanité. » Ai-je dit d’un ton plus calme pour tenter de le convaincre. « On ne peut pas leur donner simplement ce qu’ils veulent. Ce n’est pas dans le contrat et ça leur donnerait la fausse idée que nous sommes à leur service. Les autres membres de la colonie n’apprécieraient pas. »
Devant mon argumentaire posé et réfléchis, Pascal a froncé les sourcils mais a accepté de prendre en compte mon avis.
-Et qu’est-ce que tu proposes ? » M’a-t-il demandé, curieux.
J’ai pris mon temps pour lui répondre.
-Il faut qu’elle fasse quelque chose pour nous. » Lui ai-je répondu. « Quelque chose qu’elle serait seule à pouvoir faire. Et qui nous serait utile… »
Et qui la fatiguerait suffisamment pour que je puisse mettre en œuvre mon plan.
Je savais d’avance l’idée qu’il allait avoir puisqu’il m’en avait déjà parlé par le passé. Ses yeux se sont illuminés et il a énoncé ce que j’avais en tête.
-Le barrage ! » A-t-il lâché.
Il ne restait plus qu’à le convaincre que c’était la bonne chose à proposer.
En faisant semblant d’être contre, évidemment.
-Tu peux essayer. » Ai-je grommelé. « Mais elle n’acceptera jamais. »
-Tu as une meilleure idée ? » M’a-t-il demandé de mauvaise humeur devant mon ton désabusé. Je me suis contenté de baisser légèrement la tête et de soupirer. « Bon, laisse-moi parler… »
Et c’est comme ça que j’ai obtenu ce que je voulais.
Un moyen de la mettre dos au mur.
Environ une semaine plus tard, elle est brusquement venue nous dire qu’elle était prête à le faire.
J’avais commencé à me dire qu’elle était revenue sur sa décision ou qu’elle nous avait menti depuis le début pour avoir ce qu’elle voulait.
Et puis, quand je l’ai vu débarqué avec toute sa clique, j’ai cru qu’il s’agissait d’un piège.
J’ai attendu de voir quand ils allaient passer à l’attaque mais aucun d’entre eux n’a fait le moindre geste pour nous éliminer. Même le noir, le téléporteur, s’est tenu à carreaux et j’ai fini par me dire qu’elle allait bel et bien réaliser la volonté de Pascal.
Sans obtenir d’autres contreparties que l’eau courante dans la maison des membres de son clan.
J’ai senti ma volonté vaciller, me disant que je me battais peut-être contre du vent depuis le début. Mais c’était sans doute ma seule occasion de la tester et je ne pouvais pas la laisser passer.
Alors que l’épuisement semblait déjà la gagner plusieurs heures avant la fin de son travail, je suis allé préparer le terrain. Je me suis contenté de quelques phrases bien choisies pour, au mieux la faire réagir dans l’immédiat, au pire, seulement l’inquiéter sur la suite.
Elle n’a pas bronché et s’est contentée de fixer le barrage, conservant sa précieuse concentration pour sa tâche.
Sa nonchalance à mon égard m’a quelque peu agacé et j’aurais aimé pousser l’expérience un peu plus loin mais le téléporteur s’en est mêlé et j’ai dû battre en retraite.
Elle est finalement venue à bout du temps imparti, et, juste avant qu’elle ne puisse relâcher ses pouvoirs, je l’ai menacé de mort.
Tout le monde a réagi autour de moi. Pascal, les autres membres de la colonie, les éveillés de son clan…
Tous.
Sauf elle.
Je ne sais pas à quoi elle pensait à cet instant, mais elle m’a superbement ignoré et s’est contentée de finir son travail. Je me suis d’abord dit qu’elle ne devait pas me prendre au sérieux ou alors qu’elle se pensait suffisamment forte pour me contrer malgré la proximité du canon braqué sur sa tempe.
Et puis, une fois le canal à nouveau rempli, elle m’a regardé.
Et j’ai cru voir les yeux de Jérémy, juste avant qu’il ne se sacrifie.
-Putain. Fais chier. » Je me suis entendu lâcher.
Et j’ai compris que j’avais eu tort. Pire encore, même Pascal, était très en deçà de la réalité.
Non seulement elle ne voulait aucun mal à la colonie. Mais elle était prête à tout pour la protéger. Sans doute parce que ses deux enfants, Cat et Bastien, y vivaient désormais.
Et qu’ils étaient humains….
Pascal m’a sévèrement puni pour ce que j’ai tenté de faire ce jour-là. Je ne lui en ai pas voulu. À sa place j’aurais sans doute fait pire.
Je méritais, d’ailleurs, sans doute pire.
Mais même s’il était furieux contre moi, il ne désirait pas ma mort pour autant. J’étais bien trop précieux à ses yeux, j’avais trop d’alliés qu’il aurait perdus s’il avait choisi la peine capitale au lieu d’une simple cicatrice.
Laurent est venu me voir dans ma cellule quelques jours après l’application de ma sentence. J’avais encore le visage plein de crème pour atténuer la sensation de brûlure.
-Salut Frank. » A-t-il dit simplement, l’air nerveux.
-Qu’est-ce qu’il y a Laurent ? » Lui ai-je immédiatement demandé, pensant que la colonie avait dû faire face à une attaque sans moi et que nous avions perdu des membres.
Il a soufflé, semblant cherché ses mots et mon angoisse a encore monté d’un cran.
Puis il a lâché d’un coup.
-Pourquoi tu l’as pas butée ? »
Nous nous sommes fixés, moi, fronçant les sourcils en mettant quelques secondes à comprendre de quoi il parlait, lui, le regard fiévreux attendant avec impatience ma réponse.
J’ai soupiré de soulagement lorsque j’ai enfin saisi qu’il n’était rien arrivé à la colonie.
Je comprenais sa colère. Après tout, je ne l’avais pas informé de mes projets malgré son statut de second. Il devait sans doute m’en vouloir de les lui avoir cachés.
-Désolé Laurent. » Je lui ai répondu, pensant le calmer assez facilement. « Mais je ne pouvais pas t’en parler. Le risque était trop grand qu’elle se rende compte de quelque chose. »
Il a violemment secoué la tête, son énervement semblant se transformer brusquement en franche colère.
-Je m’en fous que tu ne me l’aies pas dit bordel ! » M’a-t-il répondu en faisant quelques pas devant ma geôle. « Je veux savoir pourquoi t’es pas allé au bout ! »
Je l’ai regardé un instant sans parvenir à comprendre ce qui le mettait tellement hors de lui.
-Elle n’est pas une ennemie Laurent. » Ai-je commencé alors qu’il se mettait à ricaner devant moi. « Je me suis trompé depuis le début. C’est même sans doute la plus puissante alliée qu’on n’aura jamais. C’aurait été une erreur de l’éliminer. »
Il a secoué la tête à nouveau, ignorant ma réponse.
-Elle te fait envie ? » M’a-t-il brusquement craché en approchant vivement son visage du mien. « Tu veux te la faire c’est ça ? Non parce que, pour l’avoir essayé, je te le déconseille. Les femelles sont pires que les mâles chez eux. Ce sont juste… Juste des putains de mante religieuse. » Il a craché à mes pieds avant de continuer. « Je peux te dire que c’est pas très agréable quand elle te la fait griller alors que tu es en pleine action… »
J’ai serré les mâchoires. Laurent est un bon soldat mais il ne sait pas toujours contrôler ses pulsions. Je l’ai surpris, un jour où nous avions riposté sur un petit clan d’éveillé, de tenter de violer l’une d’entre elle qu’il avait lui-même blessée.
Elle ne l’était pas suffisamment et s’est vengée d’une douloureuse manière avant qu’il ne la tue.
-Ne fais pas cette erreur… » Lui ai-je dit d’un ton menaçant.
-Quelle erreur ? » M’a-t-il répondu d’un ton ironique en reculant vers la sortie. « Ce n’est pas moi qui retourne ma veste. »
-Laurent ! » Ai-je tenté de le rappeler. « LAURENT ! »
Mais il est sorti de mon champ de vision et j’ai entendu la porte s’ouvrir et se refermer derrière lui.
Pour que je puisse lui reparler ensuite, il a fallu attendre ma réhabilitation auprès de Pascal et de la colonie. Mais avant ça, nous avions ce fameux nouvel an à fêter.
J’ai observé les préparatifs de la fête, l’air d’en être bien loin.
Si la plupart des membres de la colonie ont évité de me regarder où me jetait un coup d’œil d’un air gêné, quelques-uns ont tout de même eu les couilles de venir me voir, pour m’adresser de brèves paroles d’encouragement ou me dire qu’ils étaient soulagés que je n’ai pas été exécuté.
Je leur ai répondu d’un air neutre, attendant les débuts des festivités en me demandant si elle allait vraiment venir en fin de compte.
Ambre…
Pascal est venu me voir alors qu’il allait enfin donner le top départ de la soirée.
-Salut patron. » Lui ai-je dit d’un air ironique.
Il s’est contenté de me fixer une seconde sans aucune once d’humour sur le visage.
-Si tu es ici Frank. » A-t-il commencé d’un ton grave. « C’est uniquement pour qu’Ambre et son clan puissent voir qu’on a bien respecté notre promesse et que tu as été jugé. » Il a plissé les yeux en me regardant. « Mais si tu t’avises de foutre en l’air cet évènement en lui manquant de respect à elle ou aux autres éveillés… Je ferais en sorte que tu ne revois plus jamais la lumière du jour, c’est clair ? »
J’ai haussé les sourcils d’un air innocent.
-Moi ? Faire capoter ton nouvel an ? Enfin Pascal… Ça ne me ressemble pas… »
Il n’a pas vraiment apprécié la plaisanterie et a amorcé son demi-tour mais je l’ai retenu au dernier moment, m’avançant vers lui en faisant traîner la chaîne qui me reliait à mon mur d’attache.
-Pascal ! Attends… » Il s’est retourné à demi, l’air d’être à deux doigts de partir. « Il faut absolument qu’on parle… »
Il a secoué la tête sans attendre la suite.
-J’en ai déjà assez entendu Frank. Et si ce qu’elle a fait au barrage ne te suffit toujours pas… »
Cette fois j’ai froncé les sourcils, perdant patience.
-Mais non ça n’a rien à voir ! » Me suis-je agacé à voix basse. « C’est de notre propre colonie que je veux parler… »
Mais alors que j’avais enfin piqué sa curiosité, Mikaël est venu nous interrompre.
-J’ai pris ce qu’il faut. » A-t-il commencé d’un air nerveux en tenant un petit appareil photo. « Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée ? J’ai été à deux doigts de me faire voir la dernière fois… »
Pascal s’est tourné vers lui, l’air sérieux.
-C’est indispensable Mikaël. Il faut à tout prix que les colonies voisines soient au courant. On ne sait jamais ce qui pourrait se passer… »
J’ai regardé l’engin avec un brin d’étonnement avant de me tourner vers le chef de la colonie.
-Vous immortalisez qui ce soir ? » Ai-je demandé, me doutant déjà de la réponse.
-Tu le sais très bien. » M’a seulement répondu Pascal, pas dupe de ma fausse ignorance.
Je lui ai adressé un petit sourire de connivence.
-Donc tu n’es pas si rassuré que ça en fin de compte, si tu cherches à compléter mes fiches… »
-Encore une fois Frank, tu es très loin de la vérité. » M’a-t-il répondu d’un air las. « Je fais en sorte que les membres de leur clan soient connus de tous comme étant des alliés. Il me manque seulement quelques photos d’eux pour pouvoir envoyer leur description à Alexander et au colonel. » Il m’a fixé bien dans les yeux. « De cette façon, on ne risque pas de créer d’incidents diplomatiques si tu vois ce que je veux dire. »
J’ai hoché la tête, approuvant sa démarche.
-Je suis d’accord avec toi. J’espère seulement que ça suffira à les convaincre qu’ils sont bel et bien de notre côté… »
Il a secoué la tête, ne croyant pas un traître mot de ma brusque volonté à vouloir protéger Ambre et ses semblables.
-Pascal, écoute-moi, c’est vraiment important… »
Mais il s’est retourné en m’ignorant, ayant sans doute perdu toute la patience qu’il m’accordait pour la journée.
J’ai serré les poings, frustré et en colère d’avoir perdu toute ma crédibilité à ses yeux.
Il fallait à tout prix que je la retrouve. Et vite.
Ou il est impossible de dire ce que la colonie va devenir, avec un poison tel que Laurent en son sein.
Surtout si personne n’est là pour le contenir.
Une atroce sensation de chaleur m’inonde les entrailles et je sais déjà que je ne m’en tirerais pas.
Je tourne la tête pour voir l’éveillée qui sera responsable, dans quelques secondes, de ma mort. Une femme d’une vingtaine d’années tout au plus, le regard froid et la satisfaction d’obéir à sa maîtresse collée sur son visage.
À quelques mètres à peine, Laurent me regarde. Il aurait pu m’aider à cet instant, me sauver la vie.
Mais je sais qu’il n’en fera rien.
Je l’avais pris avec moi dans mon équipe pour pouvoir l’avoir à l’œil durant le combat, mais je vois bien maintenant que c’était une erreur.
Et que j’ai servi ses propres projets.
Je le vois lever la main en un geste d’adieu. Il ne sourit pas, comme si ce qu’il faisait le rebutait mais qu’il n’avait pas d’autres choix.
Il pense sans doute préserver la colonie en m’éliminant, puisque je suis du côté d’Ambre désormais. Mais il se trompe.
Et ils risquent tous de le payer très cher.
La chaleur se transforme en immonde brûlure et je me mets à tousser violemment pour tenter d’évacuer la fumée produite par ma propre combustion.
Laurent… Quel enfoiré…
Non.
Non, je ne veux pas penser à ça maintenant. Pas alors que c’est la dernière chose que mon cerveau va me présenter avant ma mort.
Son regard apparaît brusquement sous mes paupières alors que je les ferme dans l’espoir de faire taire ma haine.
Il n’avait aucune raison de nous préférer à ses semblables.
Aucune.
Jérémy…
Mon petit frère.
Musique : Both Sides Are Even, The Boxer Rebellion